DOCUMENTS une avant-garde pour le temps présent
Documents Nouvelles éditions Place, 2 vol., 1 200 p., 169 euros
La réédition de la mythique revue Documents, dirigée par Georges Bataille entre 1929 et 1931 et qui, par-delà toute notion de hiérarchies culturelles, défendit les cultures non occidentales, les marges de l’art et le jazz, frappe par l’actualité de sa démarche et de son propos.
Les lecteurs de Georges Bataille se souviennent vaguement de Documents comme du lieu de sa polémique contre le surréalisme, où parut notamment son fameux article « Le gros orteil », illustré des photographies de Jacques-André Boiffard. Vaguement, et pour cause : la revue ne connut que 15 numéros entre avril 1929 et janvier 1931, si mal diffusés que même la collection de la Bibliothèque nationale est incomplète – un comble alors que trois de ses rédacteurs travaillaient au Cabinet des monnaies et médailles, à commencer par son secrétaire général, Bataille lui-même. Les Nouvelles éditions Place rééditent aujourd’hui la réimpression intégrale parue chez Jean-Michel Place en 1991, augmentée d’annexes (table des matières, bibliographie, index surtout) qui en font un remarquable outil de travail. Plus sans doute qu’il y a trente ans, l’originalité et les intuitions pionnières de Documents apparaissent avec évidence à la lumière des débats actuels sur les relations entre l’Occident et le monde colonisé.
MATÉRIALISME DE L’ARCHIVE
L’histoire de Documents est celle d’un putsch. Fondée aux frais du marchand d’art Georges Wildenstein par une équipe composite de chartistes, de linguistes et d’anthropologues du musée de l’Homme, la revue adopte d’abord l’aspect d’une publication savante mêlant numismatique, histoire de l’art, art contemporain et ethnologie. L’accent est mis – en cela, Documents anticipe déjà notre époque – sur la transdisciplinarité, par exemple avec la lecture ethnographique que fait Carl Einstein de l’oeuvre d’André Masson, ou de celle de Hans Arp en regard de l’art néolithique. Mais, dès le numéro 4, Bataille kidnappe la revue, y accueillant des transfuges du surréalisme (Desnos, Limbour, Queneau...) et la transforme en un déroutant Barnum plein de cinéma, de musique et de manifestes quelque peu tongue-in-cheek.
Encore, à opposer érudition et création, tomberait-on dans le panneau d’André Breton qui, battu à plate couture au jeu de qui sera le plus transgressif, consacre à Documents plusieurs pages du Second manifeste du surréalisme et traite Bataille d’« “assis” de bibliothèque ». Jusqu’à la fin de la revue, la part est faite à la recherche : en ouverture du dernier numéro, l’article de Bataille sur l’automutilation de Van Gogh est précédé d’un texte sur l’art du Haut Moyen Âge européen. Mais l’érudition n’interdit pas la transgression : un article de Jean Babelon sur la numismatique macédonienne primitive décrit, images à l’appui, les scènes orgiaques gravées sur certaines monnaies, et Bataille numismate ou paléographe ne s’interdit jamais – c’est son tic de jeunesse – d’hystériser son propos à grands coups d’adjectifs comme « horrible », « hideux », « sordide » ou « monstrueux ». La fonction de l’érudition dans la démarche de Bataille et dans sa critique du surréalisme anticipe la distinction opérée par Michel Foucault en 1976, et désormais classique, entre l’« intellectuel universel » et l’« intellectuel spécifique » – entre l’écrivain qui dispense à la ronde sa notion du bien et du juste et le chercheur qui intervient dans les limites et sur la base de ses compétences. En sollicitant des auteurs spécialistes de leur sujet, dont les travaux se fondent sur des documents, des archives, des objets archéologiques, Bataille réaffirme avant tout son matérialisme et sa prédilection pour le réel face aux « emmerdeurs idéalistes » et aux laborieux de l’écriture automatique. En comparaison des ragots moisis et des bavardages de presse qui composent l’essentiel du Second manifeste de Breton, il souffle dans les pages studieuses de Documents un vent vif et salubre.
SUPPRIMER LES HIÉRARCHIES
Toute avant-garde tend à remettre en cause et à renverser les hiérarchies culturelles ; Documents les supprime. Le « grand art » est bien représenté (Delacroix, Corot, Ingres, Constable…) mais par ses aspects mineurs ou moins connus, par exemple des marginalia graphiques, ou en tant que scandale critique (Manet, Courbet). L’art antique est celui des
À gauche : Couverture du numéro 3, 1930. Ci-dessous : Illustration extraite de l’article « Un Éldorado macédonien 500 ans avant Jésus-Christ » de Jean Babelon dans le numéro 2, mai 1929
Gaulois ou des Étrusques ; l’art grec, celui de l’Asie mineure préclassique – et en affirmant d’emblée (précision importante en 1930) que « le peuple hellène […] n’est pas une race pure mais bien le résultat d’un croisement d’éléments divers ». L’art médiéval est celui des Éthiopiens ou des peintures du palais Chiaramonte de Palerme ; l’art classique, celui d’outsiders comme Hercules Seghers, Piranèse ou Piero di Cosimo. En art contemporain, à côté de noms attendus comme Picasso (à qui est consacré un numéro entier), on trouve des parias et des artistes périphériques du surréalisme : Chirico par Ribemont-Dessaignes, Josef Sima par Roger Gilbert-Lecomte, le tout jeune Dalí – ou un inconnu nommé Alberto Giacometti, à qui Michel Leiris consacre le premier texte important dont il ait fait l’objet. Contrairement, encore une fois, au surréalisme, Documents fait une large place à la musique, moderne (Stravinsky), puis « du monde » avec un texte d’Alejo Carpentier sur la musique cubaine. La culture populaire est très présente, y compris dans ses expressions les moins convenables, des Pieds-Nickelés au cinéma hollywoodien (le seul, le vrai : blockbuster et parlant) ou à une publication à la Détective sur la guerre des gangs de Chicago, scènes de crime à l’appui. Surtout, la revue braque ses projecteurs en tous sens sur les cultures non occidentales, de l’art des îles Salomon aux masques camerounais et au baroque mexicain. Au croisement de ces centres d’intérêt, Documents s’engage passionnément en faveur du jazz, en particulier dans les brèves de la rubrique « Chronique » qui, principalement rédigées par Bataille et Leiris, sont le coeur clandestin de la revue. Nulle part mieux que sous la plume de Leiris, on ne mesure la claque qu’a pu être l’arrivée en France des premiers disques américains – et que Documents reçoit de façon extraordinairement précoce, publiant dès 1930, c’est-à-dire trois ans avant son premier concert parisien, une interview de Duke Ellington.
BLACK IS BEAUTIFUL
Jeune ethnologue qui se prépare à accompagner la mission Dakar-Djibouti de 1931-33, le Leiris de Documents fait en effet du jazz et de la culture « nègre » (l’adjectif n’est pas encore démonétisé) l’arme et la cause d’une
guerre culturelle qu’il mène à une « Europe chaque jour plus sordide », « chambre surchauffée et surpeuplée » où « la respiration se fait mal » – sous ces mots, un montage compare (défavorablement) la photographie d’une assemblée de diplomates européens à celle d’une indigène de Patagonie « mangeant la vermine de la tête d’un enfant ». Pour Leiris, le jazz est « la seule musique » ; les revues nègres démontrent, « au moins dans le domaine du spectacle, la carence de la race blanche » ; et la résistance du public témoigne de sa « xénophobie » et de la morgue de la « clique des intellectuels ». C’est précisément cette radicalité – il n’existe sans doute pas, en 1930, de revue plus curieuse, plus ouverte – qui fait de Documents une mine de réflexions pour notre époque.
Pour indemne que paraisse la revue de tout « primitivisme », son iconographie – plus que le texte, malgré des traits d’époque, comme l’emploi du concept de « race » – soulève par exemple des questions : ainsi de ces trois pages de photographies n’ayant en commun que de représenter des Noirs d’Amérique et de Nouvelle-Calédonie, de différentes positions sociales. On peut s’interroger sur l’intention qui a présidé à ce genre de choix, se demander comment les « traduire » dans l’idiome des années 2020 – le fait est que Documents est une revue de Blancs qui écrivent sur des Noirs et que, aussi fort Leiris crie-t-il « Black is beautiful ! », ce n’est pas la même chose que lorsque ce sont les Black Panthers. Sa préface à la réédition de l’Afrique fantôme, en 1951, prend d’ailleurs – l’expérience, les voyages et les rencontres aidant – des distances avec le « subjectivisme rêveur » de sa jeunesse. Car les africanistes de Documents font avant tout preuve d’une pertinence saisissante dans leur capacité à interroger et à critiquer leur propre regard – à se défaire des biais que subit nécessairement quiconque a choisi de s’intéresser à des cultures très différentes de celle où il a été éduqué, a fortiori si elles sont ou ont été soumises à celle-ci. Carl Einstein s’élève donc contre le préjugé d’une Afrique anhistorique (« Il faut en finir avec la thèse de l’isolement de l’Afrique »), tandis que Marcel Griaule développe une intéressante réflexion sur l’appropriation culturelle, en défense des artistes ivoiriens qui intègrent des motifs occidentaux (celui du fusil, en l’occurrence) à leurs productions. S’il faut à tout prix céder au cliché consistant à comparer notre époque aux années 1930, Documents rappelle qu’elles ne furent pas seulement la décennie des totalitarismes et de l’abrutissement idéologique, mais aussi celle d’une forme d’intelligence dont l’urgence n’est pas moins grande un siècle plus tard.