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Frédéric bruly bouabré feuilles volages

- Anne Bertrand

Frédéric Bruly Bouabré Paris la conscienci­euse, Paris la guideuse du monde Faro-Syndicat Empire, 368 p., 35 euros

Révélé comme artiste par l’exposition Magiciens de la Terre, en 1989, l’Ivoirien Bruly Bouabré souhaitait l’être aussi comme écrivain.

En 1989, Frédéric Bruly Bouabré (1919-2014) est l’un des cent Magiciens de la Terre dont l’oeuvre, des centaines de dessins au stylo à bille et au crayon de couleur, accompagné­s d’un texte tout autour, sur des cartons de 10 x 15 cm, est présentée au sein de l’exposition conçue par Jean-Hubert Martin au Centre Pompidou et à la Grande Halle de la Villette, à Paris. Invité à assister au vernissage, l’artiste passe quelques jours dans la capitale française, du 13 au 18 mai. À l’initiative de ses amis Odile et Georges Courrèges, ce dernier dirigeant alors le centre culturel français d’Abidjan, Bruly Bouabré rédige la relation de ce voyage, soit 325 pages manuscrite­s, numérotées, de sa très lisible écriture en capitales, souvent penchée, parfois ponctuée d’étoiles. Ce texte, daté du 24 juin 1989, est aujourd’hui publié en fac-similé, précédé d’une biographie écrite en 1988, et d’une brève préface de Jean-Hubert Martin.

Paris la conscienci­euse… constitue un document précieux sur la perception qu’a l’artiste de l’exposition et des festivités qui l’accompagne­nt (le vernissage du 15 mai, le déjeuner du lendemain au ministère de la Culture). Mais là où il montre sa mesure, c’est dans un « style récherché », donnant toujours l’impression de couler de source, à la fois clair et senti, fantasque ou fleuri. Bien sûr son récit le montre embarquant « sur les ailes d’un géant oiseau métallique des “Blancs” » ; il apprécie l’hôtel, les boissons et mets qu’il goûte ; et, dans le « labyrinthe » de Beaubourg, craint le « monstre électrique » que sont les escalators. Surtout, il dit l’attrait qu’a pour lui « Paris-cité légendaire, Paris au seul nom envoutant, Paris, l’une des plus célèbres capitales du monde, Paris de la muse-poétique : Victor Hugo, Chateaubri­and, Alfred de Musset, Alphonse de Lamartine, Jean de La Fontaine, Maurice Barrès, Molière, Voltaire… Paris des armées et Paris de la paix, et en tout et pour tout, Paris de la “grande liberté” et de la réelle égalité humaine, Paris religieuse et mystique, Paris l’envouteuse attirante. » Il nous la fait voir, en bus, le 17 mai, comme nous ne l’avons jamais vue.

ON NE COMPTE PAS LES ÉTOILES Pourtant son vrai sujet réside dans la défense des valeurs auxquelles il croit, dans son humanisme. Depuis une vision qu’il a eue, le 11 mars 1948, Bruly Bouabré est un sage, cela s’exprime dans sa langue, ses écrits, comme dans son trait, les couleurs de ses dessins, il est capable d’expliquer l’univers entier. Lui qui, d’emblée, nomme ceux qu’il rencontre « mon frère » ou « ma fille », conclut : « La “Terre” étant donc la “Mère légitime” de l’Humanité, elle seule offre son “immense sein” à cette humanité ! […] Cela étant démontré, qui n’est pas qui ?! Et qui est qui ?!/ Voilà comment je me vois très clairement parent de chaque membre de la Grande-Humanité ! / */ […] Par conséquent, “tous les Terriens humains sont “égaux” par la “Sublime Fraternité naturelle” !!! »

Cette édition soignée d’un de ses manuscrits, sous sa couverture violette, couleur de la puissance selon lui, pose la question de l’accès donné à l’oeuvre multiforme et pléthoriqu­e de l’artiste-auteur, dont le parcours révèle une identité riche, une grande ambition, une déterminat­ion sans faille. Il fut d’abord l’inventeur d’un alphabet-syllabaire et d’une écriture africaine qu’il espérait voir enseigner ; Théodore Monod lui consacra une étude dès 1958. Mais son désir profond était autre : « Le Souhaît du coeur. […] “Être un écrivain édité” ! », clame-t-il, le 8 août 1988, à l’attention de Denis Escudier, conservate­ur à la Bibliothèq­ue nationale de Côte-d’Ivoire lorsqu’il l’a rencontré, en 1974, et qui fera en sorte que paraisse, en 1989, le premier livre de Bruly Bouabré, On ne compte pas les étoiles.

Son principal découvreur reste cependant André Magnin, commissair­e adjoint de Magiciens de la Terre, qui, venu à Abidjan, se souvient de l’« apparition », le 13 avril 1988 à 8 heures du matin, de « cet homme magnifique et lumineux » et, convaincu de la qualité de ses dessins, décide de les exposer à Paris. Bruly Bouabré sera donc révélé comme artiste, avant de l’être un jour comme écrivain. On doit à André Magnin, sans doute le meilleur connaisseu­r de son oeuvre avec Yaya Savané et Denis Escudier, l’édition d’un imposant coffret (1) réunissant probableme­nt l’essentiel de l’oeuvre écrit de Bruly Bouabré, et une part de ses dessins. Comme le montre la bibliograp­hie, à la fin du quatrième volume, la publicatio­n de ses textes pourrait se poursuivre. Reste que le choix ne va pas de soi : il s’agit tantôt d’essais philosophi­ques, tantôt de contes, d’études scientifiq­ues, d’autobiogra­phies, de correspond­ance… Et, quant à la forme, faut-il opter pour des fac-similés, ou pour une transcript­ion dans une typographi­que classique, et quelle doit être la place des dessins ? Ce coffret exauçait, un an avant sa mort, le voeu de Bruly Bouabré, écrivant à André Magnin, le 11 janvier 1993 : « “La renommée de Victor Hugo n’est point celle de Picasso” !! / * Moi, j’envie les deux ! * » – mais son prix le rend peu abordable. Espérons donc que la diffusion de son oeuvre, texte et dessins, suivra son cours, et que la célébratio­n de ses talents divers lui permettra de rencontrer enfin le large public sur lequel il ne manquera pas d’exercer son charme.

(1) Frédéric Bruly Bouabré, sous la direction d’André Magnin, Yaya Savané et Denis Escudier (Xavier Barral, 2013, 1436 p., 250 euros). Composé de quatre tomes, le coffret comprend des textes de l’artiste ( le Livre des lois divines dans l’ordre des persécutés ; l’Alphabet ouest-africain (le bété) ; Bogoulago * Barbu), accompagné­s d’essais des auteurs précédemme­nt cités, de documents et d’annexes.

Frédéric Bruly Bouabré. « Paris la conscienci­euse, Paris la guideuse du monde ». Double page

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