Philip K. dicK un faux prophète
Philip K. Dick
Nouvelles complètes I et II
Édition et préface de Laurent Queyssi Coffret de deux volumes vendus ensemble Gallimard, « Quarto », 2 464 p., 55 euros
Gallimard réunit, en deux tomes de sa collection Quarto, l’intégralité des nouvelles du géant de la science-fiction.
Le 18 février 2021 au soir, on pouvait lire l’annonce suivante sur le site de la chaîne d’information BFMTV : « Dans un peu plus d’une heure, le véhicule de la NASA entrera dans l’atmosphère martienne à une vitesse de deux mille kilomètres heure, protégé par un bouclier thermique qui ne sera largué qu’après l’ouverture d’un immense parachute supersonique. » Quelques mois avant le déploiement de l’astromobile Perseverance, des affiches publicitaires proposaient l’envoi de lettres d’amour dans l’espace, grâce à la collaboration entre Adopte un mec et Space X, l’entreprise du milliardaire Elon Musk. Au mois d’octobre précédent, sortaient chez Gallimard les deux tomes des Nouvelles complètes de Philip K. Dick, cent vingt récits rédigés entre les années 1947 et 1981, le tout flanqué d’un appareil critique exemplaire ainsi que d’une biographie détaillée. Au fil des décennies, l’aura de Dick n’a cessé de croître, au point de faire de l’auteur délirant et dépressif mieux qu’une idole : un accessoire branché, au même titre que le Cthulhu de Lovecraft. La question, banale, que soulève aujourd’hui la lecture de ces nouvelles est la suivante : vivons-nous dans le monde de Dick ? Et la réponse est : non. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire le drolatique Projet Argyronète où un congrès d’auteurs de SF des années 1960 est pris par les hommes du futur pour une réunion de prescients, Dick n’est pas prophète et les séismes qu’il prévoit ne sont que l’écho amplifié de ceux que vit l’Amérique de son époque. Le spectre de l’apocalypse nucléaire traverse de nombreux textes ; l’affrontement final entre le bloc soviétique et les États-Unis constitue un motif récurrent des nouvelles. Quant aux théories mystiques nées de la conjonction entre de fréquents épisodes psychotiques et une obsession pour les manuscrits de Qumrân, elles renvoient plus à une spiritualité New Age qu’aux questionnements contemporains sur la place du religieux. Ni le rôle de la technologie dans notre quotidien, ni la colonisation de celui-ci par le virtuel n’ont été prédits par Dick. La destruction de l’environnement est en revanche une préoccupation constante de l’auteur, mais ses descriptions édéniques d’une nature pré- ou posthumaine présentent l’aspect codifié des arrière-plans de toiles médiévales, la mention de collines verdoyantes peinant à frapper l’imagination du lecteur quand Dick se délecte à exposer les rouages d’organisations souterraines ou de dispositifs hors-sol. Car c’est là que se situe son génie particulier : dans l’échafaudage vertigineux de systèmes paranoïaques, dans l’analyse de la conscience, jusqu’au harassement, et de ses modes de perception du réel. Ainsi de la nouvelle les Assiégés, qui met en scène un groupe de prétendus malades, doutant de leur propre paranoïa, mais cherchant à la déceler au moyen de tests que leur disposition psychique les fera précisément saboter. Si l’on examine les multiples adaptations de l’oeuvre de Dick au cinéma ou à la télévision, adaptations qui en font l’écrivain de science-fiction le plus porté à l’écran, ce sont bien ces thématiques qu’ont privilégiées les réalisateurs : de Blade Runner au remake de Total Recall, en passant par A Scanner Darkly, mondes factices, souvenirs injectés, enquêteurs enquêtés composent un univers qui, pour n’être pas le nôtre, semble s’être imposé comme élément fondateur de l’imaginaire contemporain ; à tel point qu’on peut se demander si la double hystérie actuelle des traqueurs de complot et de complotistes n’est pas un effet performatif du fantasme dickien.
TROUBLE DANS L’ESPÈCE
Clôturant presque le premier volume de nouvelles, le Père truqué dépeint le désarroi d’un petit garçon aux prises avec un être en tout point semblable à son père, mais qui s’avère un organisme exogène ayant absorbé le contenu de l’enveloppe humaine. Outre que ce célèbre récit constitue un chef-d’oeuvre horrifique, présent dans de nombreuses anthologies et qui inspira la vocation de certains auteurs de SF telle qu’Élisabeth Vonarburg, il soulève la question de l’identité, maintes fois signalée comme une constante dickienne. Pourtant, on s’aperçoit au fil des récits que les couples humain-androïde / extraterrestre, avec leur cortège de jeux de miroir, dialogues métaphysiques, et autres bras de fer, ne sont qu’une des manifestations d’une porosité entre espèces absolument prodigieuse. De l’Homo sapiens aux autres animaux, la distance est vite abolie : les fourmis et les oiseaux parlent, un cygne s’accouple avec une femme pour engendrer un enfant-canard dans une grinçante parodie de l’histoire de Léda, l’Infatigable Grenouille illustre avec humour le paradoxe de Zénon expérimenté dans sa chair par un enseignant transformé en grenouille. Le végétal n’est pas en reste : nouvelle empreinte de grâce, les Joueurs de flûte montre de jeunes soldats qui décident de vivre la vie des plantes ; ailleurs, c’est une femme qui se mue en pommier après sa mort ; des souliers s’animent, des ordinateurs s’alimentent de sacrifices humains, des jouets entrent en guerre ; les dieux eux-mêmes sont de la partie, vendus sous forme de souvenirs miniaturisés. Mais l’heure n’est plus au batifolage ; Dick passe Ovide à la moulinette de l’American way of life et ses métamorphoses évoquent souvent les intérieurs fracassés du photographe Gregory Crewdson. Au sortir de ces deux mille trois cents pages, Dick nous apparaît affranchi de sa posture d’embaumé : force créatrice hors-normes qui ne termine pas d’enfanter nos modernes mythologies.
Signalons l’essai de David Lapoujade, l’Altération des mondes. Versions de Philip K. Dick (Minuit, « Paradoxe », 160 p., 16 euros).