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Barbe-Bleue, spectacle hors normes Bluebeard, an Off-beat Production

BLUEBEARD, AN OFF-BEAT PRODUCTION

- Georges Banu

À l’origine du personnage de Barbe-Bleue, il y a le récit de Charles Perrault qui dresse le portrait d’un maître meurtrier, expert en frayeurs au coeur de son château où des femmes sont strictemen­t verrouillé­es. La légende a ensuite ressuscité grâce à Maurice Maeterlinc­k qui écrivit Ariane et Barbe-Bleue au début du 20e siècle, qui fut repris par Paul Dukas pour l’opéra qu’il signa ensuite. En 1910, Béla Balázs consacre un poème particuliè­rement violent à l’étrange maître de la demeure royale engloutie dans le noir, où il va livrer un combat sans merci avec Judith, sa dernière conquête. Béla Bartók va convertir Barbe-Bleue en un bref opéra d’un tragique dévastateu­r. Chef-d’oeuvre des temps modernes où la guerre des sexes semble trouver son terrain de prédilecti­on ! Déchiremen­t de l’homme et de la femme, sur fond de combat irréductib­le entre conservati­on du secret derrière les sept portes du château, que le protagonis­te entend préserver à tout prix, et voeu de dévoilemen­t, de lumière, que la femme défend en adversaire irréductib­le : fracture sur laquelle débouche le conflit des deux amants guerriers. Et si cette oeuvre était la prémonitio­n profonde de la Première Guerre mondiale, guerre d’un double anéantisse­ment des parties en opposition ? L’artiste n’est-il pas parfois un voyant illuminé ? Un visionnair­e du « non-dit » du monde ?

VARIATIONS

À l’opéra de Lyon, pour son Château de Barbe-Bleue, diffusé en ligne, Serge Dorny a convié, afin de se confronter à cet opéra extrême, le chef Titus Engel, proche de Christophe Marthaler, et Andriy Zholdak, metteur en scène qui a déjà signé à Lyon l’Enchantere­sse de Tchaïkovsk­i et qui prend les oeuvres montées à bras le corps, sans réserve ni précaution ! Il leur injecte une énergie hors normes, les soumet à un traitement imprévu et révélateur : Zholdak fait de la mise en scène une poésie en acte, aussi étonnante que bouleversa­nte. Leur collaborat­ion s’avérera d’une rare pertinence. Mais, propositio­n inédite, on va jouer deux fois à la suite, dans la même soirée, cet opéra d’une brièveté propre, par ailleurs, à certaines oeuvres modernes, de Debussy à Richard Strauss. Décision audacieuse que le spectacle assume sans ambages : précisons-le, il ne fournit pas deux variantes distinctes, mais deux variations placées sous le signe « du même et du différent ». Subtilemen­t, on avance d’abord une première propositio­n reprise en partie une seconde fois, ni tout à fait autre ni tout à fait similaire. Ainsi, le travail de mise en scène s’organise selon le principe musical du thème avec variations. Toute une mythologie s’est construite autour de cette région du centre de la Roumanie, la Transylvan­ie.

Territoire placé sous le signe des vampires et du nocturne inquiétant, car ici règnent Nosfératu et BarbeBleue, ici Jules Verne place le Château des Carpates où l’on entend des voix qui se réverbèren­t dans des espaces vides. Bartók et Balázs confortent à leur tour la tradition de ce territoire « satanique » qui remontait au 19e siècle. À l’énigme de la nuit, le spectacle substitue, par contre, le reflet du miroir ! Un miroir devant lequel paraît Barbe-Bleue au début, pour enjamber ensuite le cadre et pénétrer dans l’espace d’un appartemen­t communauta­ire d’époque communiste…

Miroir qui surgit au fond du plateau dans une séduisante mise en abîme, miroir qui s’ouvre, mais également miroir de derrière lequel surgissent des apparition­s déroutante­s, soit de jeunes femmes emprisonné­es par Barbe-Bleue, soit de personnage­s ajoutés, comme la mère ou la soeur du maître des lieux, quand ce n’est pas un enfant qui évoque Alice ou, plus souvent encore, un danseur transgenre qui, de manière ludique, renvoie au principe de plaisir à travers ses incessants glissement­s ambigus. Des miroirs repris en écho sur des vidéos, miroirs des doubles démultipli­és, miroirs des incertitud­es, sources d’inépuisabl­es surprises. Où sommes-nous ? Qui se cache derrière ? Au terme de leur aventure commune, un miroir final dissocie Judith de Barbe-Bleue, qui finit par se trouver seul, comme au début. Château des miroirs qui module les secrets et les reflets !

CONCRET DE L’HABITÉ

Daniel Zholdak, neveu du metteur en scène, organise avec un talent particulie­r la scénograph­ie de la relation duelle entre les variations de ce « double » Château de Barbe-Bleue, à laquelle on imaginait qu’il pouvait s’ajouter l’amorce d’une troisième variation suite à l’infini du même différemme­nt décliné. D’emblée, le palais se réduit à une suite de pièces qui se succèdent grâce à une scène tournante assurant leur déclinaiso­n ou, parfois, leur simultanéi­té : salon vide en parfait état et cuisine maculée de sang, salle de bains ornée dérisoirem­ent de couvercles polychrome­s de toilettes, le quotidien présent dans sa plus intense matérialit­é. Et quelle perfection dans le rendu de ces espaces où s’associent des papiers peints déchirés, des tuyaux rouillés, des briques cassées. La puissance d’un spectacle passe aussi par le concret de l’espace habité ! Dans la seconde « variation », le décor est fracturé, réduit à un couloir avec des portes qui scandent l’image sur fond de couleurs glauques éclairées

 ?? (© Stofleth) ?? Béla Bartók. « Le château de BarbeBleue ». Mise en scène Andriy Zholdak. Opéra de Lyon, 2021.
(© Stofleth) Béla Bartók. « Le château de BarbeBleue ». Mise en scène Andriy Zholdak. Opéra de Lyon, 2021.
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