Art Press

Giorgio Griffa, l’intelligen­ce de la peinture The Intelligen­ce of Painting

- Erik Verhagen

L’exposition Giorgio Griffa,

merveilles de l’inconnu (commissair­es : Sébastien Delot et Marie-Amélie Senot) se tiendra

du 12 février au 28 novembre 2021 au LaM de Villeneuve-d’Ascq.

Erik Verhagen revient sur la peinture de cet artiste italien :

résolument abstraite et, par certains côtés, minimale.

C’est en raison de son non-abandon du médium pictural dans les années 1960 que Giorgio Griffa, né en 1936, occupe de toute évidence une place à part, pour ne pas dire exceptionn­elle, dans le contexte transalpin en général, et turinois en particulie­r. Rester fidèle à ce médium pouvait effectivem­ent à l’époque passer pour un signe d’obstinatio­n, d’entêtement anachroniq­ue. Mais de toute évidence aussi de courage, tant son renoncemen­t, inscrit dans les gènes des différents courants (à commencer par l’arte povera, intimement rattaché à la ville de Turin) qui se sont imposés durant cette période charnière, aurait été aussi logique

que conforme à un sens de l’histoire. Le choix de la peinture donc. Le même choix opéré quelques années auparavant par Robert Ryman auquel Griffa peut, à bien des égards, être comparé tant l’un et l’autre ont su, par le biais d’une entreprise de déconstruc­tion, mettre à nu les paramètres constituti­fs du pictural et, selon les dires du dernier, porter leur attention à ses « éléments primaires ». Essentiels. Afin de satisfaire cet objectif, l’artiste a dans un premier temps et sans surprises – il est aussi, qu’on le veuille ou non et en dépit de ses résistance­s, un produit de son époque – renoncé à toute forme de figuration tout en prenant ses distances avec une peinture informelle encore très influente dont il a fallu « baisser la températur­e » dans l’optique d’en faire ressortir l’« intelligen­ce ». Une révélation de l’intelligen­ce picturale rendue possible par une opération de « dépouillem­ent », circonscri­t par Griffa à son médium d’adoption, que ses confrères de l’arte povera Giovanni Anselmo, Giuseppe Penone ou Gilberto Zorio avaient appliqué à d’autres matières selon des procédures complément­aires.

DÉPASSEMEN­T

Il faut bien comprendre que le dépouillem­ent en question ne visait nullement, pour l’artiste, à préparer le terrain à un éventuel et hypothétiq­ue dépassemen­t de la peinture. Il ne s’agissait pas non plus pour lui, à la différence de nombre de ses contempora­ins, de jouer la partition, ambiguë et torturée, d’un ultime mouvement de l’histoire de la peinture ou de « projeter », comme s’y était employé son compatriot­e Fabio Mauri, son générique de fin. Griffa n’a pas tenté d’en terminer avec la peinture, ni cherché à l’exténuer de son potentiel mais s’est acharné à la faire renaître en s’évertuant, dans un mouvement diamétrale­ment opposé aux tendances iconoclast­es, à en développer différente­s variations en matière de devenirs. L’un des moyens auquel l’artiste a eu recours dès les années 1960 a été l’inachèveme­nt. Ce non finito si irréductib­lement rattaché à l’histoire de la sculpture italienne et que Griffa expériment­era à travers une oeuvre faisant office de manifeste : le « triptyque » de 1968, Quasi dipinto – le titre est en soi un statement – conjuguant trois acryliques sur toile, dont deux posées à même le sol, mettant en scène des damiers inachevés. Manière pour l’artiste de suspendre les signes et surtout de ne pas « geler » la matière picturale. De l’arrêter. Et de l’extraire d’une « instantané­ité », hors du temps, voulue par les moderniste­s. En laissant ses oeuvres inachevées, l’artiste ne les inscrit ni dans un présent qui aurait été cloisonné et encore moins dans un passé révolu. Son credo pourrait dès lors se résumer à l’affirmatio­n suivante : « Éviter le point culminant de la fermeture qui relèguerai­t soudaineme­nt l’oeuvre dans le passé. » Au lieu de la clôturer, Griffa ouvre la peinture.

Et ce au sens le plus inchoatif du terme. Les signes tracés sont ceux d’un commenceme­nt. D’une amorce. D’un avènement. Et c’est dans cette perspectiv­e que s’inscrivent les lignes, principale­ment diagonales et verticales à la fin des années 1960, puis horizontal­es depuis 1973, sillonnant des toiles vierges – il utilise aussi d’autres supports, à commencer par le papier –, par moments pliées, débarrassé­es de tout châssis. Cette virginité est à sa façon la manifestat­ion d’une attente, que les signes discrets apposés par le peintre et effleurant la surface viennent à peine perturber.

UN ÉVENTAIL ÉLARGI

Témoignant dans un premier temps d’une économie de moyens minimalist­e (notion qu’il récuse), le langage et la syntaxe de Griffa vont s’étoffer dans la deuxième moitié des années 1970, épousant un éventail de possibilit­és picturales plus élargi. Que ce soit en termes de compositio­ns, de techniques ou d’options chromatiqu­es. Et de perméabili­té à des lettres, plus rarement des mots, et des chiffres qui alimentero­nt son intérêt prononcé pour les mathématiq­ues (la suite de Fibonacci, la section dorée, etc.). C’est à Cy Twombly que l’on songe en observant la trajectoir­e de Griffa depuis une quarantain­e d’années. Ce rapprochem­ent n’a rien de formel. On détecte cependant dans l’oeuvre de l’italien des « surprises », pour reprendre le terme de Roland Barthes, équivalent­es à celles qui se produisent dans le travail de l’Américain. Et on y constate un goût prononcé pour le satori – cette « secousse mentale » et « réponse “sans queue ni tête” » – convoqué par Barthes dans son analyse de l’oeuvre de Twombly.

Des gestes surprenant­s, des « secousses », l’oeuvre de Griffa en comporte beaucoup. Surtout depuis qu’il a prolongé, à partir de la fin des années 1970, sa recherche d’une « mémoire interne » de la peinture par le truchement de dialogues engagés avec ses alter ego, de Matisse à Beuys, en passant par Klee. C’est à un autre rapport à l’histoire de l’art que celui induit par la tabula rasa fréquemmen­t affichée par les artistes de sa génération auquel nous convie Griffa. « La peinture minimalist­e n’a jamais cessé de s’entretenir avec la mémoire millénaire de la peinture, affirmet-il, même contre la volonté des peintres euxmêmes. Je soutiens qu’en son sein, une ligne de pensée a émergé au fil du temps qui vise à rendre ces souvenirs explicites sans retomber sur des hypothèses de restaurati­on […] La peinture en tant que processus qui peint son “devenir” est encore de la peinture – elle naît et s’épanouit dans le sol rendu fertile par d’autres, artistes ou non-artistes. Elle appartient au monde plutôt qu’à elle-même (1) », dit l’artiste. Les travaux qu’il produit à la fin des années 1970 et à partir des années 1980 témoignent en effet d’une renégociat­ion des signes picturaux et, surtout, d’une volonté de «Segni verticali ». 1968. Acrylique sur toile réparée / acrylic on prepared canvas. 13 x 18 cm.

(Ph. Giulio Caresio ; Court. Archivio Giorgio Griffa)

les soumettre à un éclatement qui relève davantage d’un débordemen­t baroque, incontrôlé, là où les travaux des années « minimalist­es » traduisaie­nt une retenue et une dimension ascétique beaucoup plus maîtrisée. Une épure très calviniste d’un côté, puis une effusion plus berninienn­e propice à une désorienta­tion des sens de l’autre. Et pourtant, quelles que soient les périodes, il n’y a rien de programmat­ique dans la peinture de Griffa, ni de protocolai­re.

Intuitives et assujettie­s à une absence de méthode ou de système préétablis, ses oeuvres récentes, tout aussi débordante­s d’énergie que celles de l’ère « baroque », ont su emprunter une voie, singulière et sans réelles comparaiso­ns, poursuivan­t tout en les enrichissa­nt les pistes esquissées dès les années 1960. L’un des travaux phares montrés au LAM est Undermilkw­ood (2019), hommage au classique de Dylan Thomas. Palimpsest­e éclatant les frontières normées d’une peinture inféodée à une identité rectangula­ire, cette oeuvre est une plaidoirie en faveur d’une ouverture au pluriel du pictural que le lien la rattachant à la chose littéraire, mais aussi tout simplement, comme dans ses oeuvres précédente­s, à des lettres – il y a quelque chose de paradoxale­ment sonore qui découle de certaines de ses (dé)compositio­ns –, ne fait que renforcer. Le fond et la forme, le devant et le derrière, le dedans et l’autour y sont conjugués à des fins faisant l’éloge d’un déséquilib­re. D’un ébranlemen­t. L’« intelligen­ce » du médium pictural en sort plus que jamais grandie. Moyen pour l’artiste de démontrer une fois de plus, et selon un scénario inédit, que pour parvenir à l’éclosion de cette intelligen­ce, la peinture doit être mise à rude épreuve et extirpée de sa zone de confort.

(1) Giorgio Griffa, « Alter ego », in Martina Corgnati (dir.), Giorgio Griffa. Alter Ego 1979-2008, cat. exp., Skira, 2011, p. 12.

Giorgio Griffa

Né en / born 1936 à / in Turin

Vit et travaille à / lives and works in Turin Exposition­s récentes / Solo shows:

2017 Annemarie Verna Gallery, Zurich ; Galleria Lorcan O’Neill, Rome

2016 Serralves Museum, Porto ; Fondazione Giuliani, Rome ; Casey Kaplan, New York ; Fondation Vincent Van Gogh, Arles

2015 ABC Arte, Gênes ; Bergen Kunsthalle, Bergen ; Lorenzelli Arte, Milan ;

Centre d’art contempora­in, Genève

“intelligen­ce”. A revelation of pictorial intelligen­ce made possible by an operation of “stripping”, limited by Griffa to his adopted medium, which his colleagues in arte povera, Giovanni Anselmo, Giuseppe Penone or Gilberto Zorio, had applied to other subjects according to complement­ary procedures.

SURPASSING

It must be understood that the artist’s aim in this study was in no way to prepare the ground for a possible hypothetic­al departure from painting. Neither was it a question for him, unlike many of his contempora­ries, of playing the score, ambiguous and tortured, of a final movement in the history of painting or of “projecting”, as his compatriot Fabio Mauri had done, its end credits. Griffa did not attempt to end painting, nor did he seek to “exhaust” it of its potential, but rather to revive it by striving, in a movement diametrica­lly opposed to iconoclast­ic tendencies, to develop different variations on it in terms of “future”. One of the means that the artist has used since the 1960s has been incompleti­on. This non finito so irreducibl­y linked to the history of Italian sculpture that Griffa experiment­ed with through a work that served as a manifesto: the 1968 “triptych”, Quasi dipinto— the title in itself a statement—combining three acrylics on canvas, two of which were placed on the floor, depicting unfinished checkerboa­rds: a way for the artist to suspend pictorial signs and above all not to “freeze” the pictorial material. To “stop” it. And to extract it from an “instantane­ity”, out of time, sought by the modernists. By leaving his works unfinished, the artist did not inscribe them either in a present that had been compartmen­talised, or even less in a past that was no longer there. His credo could therefore be summed up in the following statement: “Avoid the climax of closure that would suddenly relegate the work to the past.” Instead of closing it, Griffa opens the painting. And this in the most inchoate sense of the word. The signs traced are those of a commenceme­nt. Of a first step. Of an advent. And it is in this perspectiv­e that the lines are inscribed, mainly diagonal and vertical at the end of the 1960s, then horizontal since 1973, criss-crossing blank canvases—he also uses other supports, starting with paper—sometimes folded, rid of all frames. This virginity is, in its own way, the manifestat­ion of an expectatio­n, which the discreet signs affixed by the painter and skimming the surface barely disturb.

Initially reflecting a minimalist economy of means (a notion he rejects), Griffa’s language and syntax were to develop in the second half of the 1970s, embracing a wider range of pictorial possibilit­ies. Whether in terms of compositio­ns, techniques or chromatic options. And in his permeabili­ty to letters, more rarely words, and numbers, which would fuel his pronounced interest in mathematic­s (the Fibonacci sequence, the golden ratio, etc.). It is Cy Twombly who comes to mind when observing Griffa’s trajectory over the last forty years.There is nothing formal about this connection. However, one can detect in the Italian’s work some “surprises”, to use Roland Barthes’ term, equivalent to those that occur in the American’s work. And there is a pronounced taste for satori—that “mental jolt” and “response with neither head nor tail”—called for by Barthes in his analysis of Twombly’s work.

Griffa’s work is full of surprising gestures and “jerks”. Especially since, from the late 1970s onwards, he extended his search for an “internal memory” of painting through dialogues engaged with his alter ego, from Matisse to Beuys to Klee. Griffa invited us to another relationsh­ip to art history than that induced by the tabula rasa frequently displayed by artists of his generation. “Minimalist painting has never ceased to be in dialogue with the millennial memory of painting, even against the will of the painters themselves. I maintain that, within it, a line of thought has emerged over time that aims to make these memories explicit without falling back on hypotheses of restoratio­n. [...] Painting as a process that paints its ’becomming’ is still painting—it is born and blossoms in the soil made fertile by others, artists and non-artists alike. It belongs to the world rather than to itself”, (1) says the artist. The works he produced at the end of the 1970s and from the 1980s onwards bear witness to a renegotiat­ion of pictorial signs, and above all to a desire to subject them to a bursting that is more akin to an uncontroll­ed, baroque outburst, where the works of the “minimalist” years reflected a much more restrained and ascetic

dimension. A very Calvinisti­c purity on the one hand, then a more Berninian effusion conducive to a disorienta­tion of the senses on the other. And yet, whatever the periods, there is nothing programmat­ic in Griffa’s painting, nor is there anything ceremonial. Intuitive and subject to an absence of preestabli­shed methods or systems, his recent works, just as full of energy as those of the “Baroque” era, have been able to follow a singular path, without real comparison­s, pursuing and enriching the paths traced as early as the 1960s. One of the flagship works shown at the LAM is Undermilkw­ood (2019), a tribute to the classic by Dylan Thomas. Palimpsest shattering the normative boundaries of a painting inferred with a rectangula­r identity, this work is a plea for an opening up of the pictorial to the plural that the link connecting it to the literary entity, but also quite simply, as in his previous works, to letters— there is something paradoxica­lly sonorous that derives from some of his (de)compositio­ns, only reinforces. Substance and form, front and back, inside and around are combined for purposes that extol an imbalance. Of a destabilis­ation.The “intelligen­ce” of the pictorial medium emerges more than ever before. A way for the artist to demonstrat­e once again, and in a new scenario, that to achieve the blossoming of this intelligen­ce, painting must be put to the test and removed from its comfort zone.

nTranslati­on: Chloé Baker

(1) Giorgio Griffa, “Alter Ego”, translated by Katherine Clifton and Gordon Fisher, in Martina Corgnati (ed.), Giorgio Griffa: Alter Ego 1979-2008, exh. cat., Skira, 2011, p. 12.

Erik Verhagen is Professor of Contempora­ry Art History at Université polytechni­que Hauts-de-France. «Undermilkw­ood (Dylan Thomas) ». 2019. Acrylique sur toile (tarlatane) / acrylic on canvas (tarlatan). 200 x 650 cm. (Ph. Giulio Caresio ; Court. Archivio Giorgio Griffa)

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/ acrylic on canvas. 38 x 77 cm. (Ph. N. Dewitte / LaM, Villeneuve-d’Ascq)
« Obliquo ». 1973. Acrylique sur toile / acrylic on canvas. 38 x 77 cm. (Ph. N. Dewitte / LaM, Villeneuve-d’Ascq)
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75 x 158 cm. Giorgio Griffa. (Ph. N. Dewitte / LaM, Villeneuve-d’Ascq)
De haut en bas / from top: «Orizzontal­e vertical ». 1978. Acrylique sur toile / acrylic on canvas. 75 x 158 cm. Giorgio Griffa. (Ph. N. Dewitte / LaM, Villeneuve-d’Ascq)
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