Art Press

L’imaginaire du gonflable, rencontre avec Jean-Paul Jungmann Inflatable Imaginatio­n, Encounter with Jean-Paul Jungmann

rencontre avec Jean-Paul Jungmann

- Christophe Le Gac

Lorsque ce numéro sera publié, les portes du Centre Pompidou-Metz seront (espérons-le !) de nouveau ouvertes au public. Avec un certain bonheur, il sera donc possible de déambuler dans l’exposition Aerodream. Architectu­re, design et structures gonflables, 1950-2020 (prévue jusqu’au 23 août 2021). Afin de mettre en perspectiv­e cette histoire, nous avons échangé avec un des pionniers du gonflable en France, à savoir l’architecte Jean-Paul Jungmann, co-fondateur de AJS Aérolande et activiste du groupe UTOPIE.

Dans l’imaginaire de nombreux élèves d’écoles d’art, de design et d’architectu­re, les gonflables et pneumatiqu­es ont toujours été vus comme des moyens techniques au service de formes anti-système, sans fondations, donc éphémères et nomades, colorées et souvent dédiées aux activités festives. À lire le communiqué de presse de l’exposition Aerodream, les commissair­es Valentina Moimas et Frédéric Migayrou voudraient rendre compte de « la dimension humaine du “pneumatiqu­e” ». En France, ce courant a vu le jour à la fin des années 1960. Le contexte était à la reconstruc­tion, à la préfabrica­tion austère et comptable de logements par centaines – évidemment l’après-guerre l’ordonnait.

ARCHITECTE NON STANDARD

Lors de notre rencontre, Jean-Paul Jungmann nous rappelle combien il voulut rompre avec cette standardis­ation monotone de la reconstruc­tion. Fasciné par la contre-culture américaine, notamment ses arts graphiques (Robert Crumb, Rick Griffin, Victor Moscoso, Richard Corben, etc.), il essaya d’insuffler cet esprit à ses camarades de promotion aux beaux-arts de Paris, section Architectu­re. Mais comme le rappelle notre amateur de BD, il n’était pas simple d’amener cette culture graphique chez les architecte­s des beaux-arts, d’ailleurs Jungmann les traite de « veaux ». Finalement, nous dit-il, « l’ambiance technologi­que et culturelle, lors de nos années d’études, de 1954 à 1967, furent les références à des géométries et à des travaux d’ingénieurs, tels Frei Otto, Richard Buckminste­r Fuller, Robert Le Ricolais, Konrad Wachsmann, David Georges Emmerich et leurs publicatio­ns dans les revues et les fanzines de ces années, ainsi que les gravures de corps géométriqu­es de Wenzel Jamnitzer,

Perspectiv­a corporum regularium (1568), et aussi les nombreuses planches de Ernst Haeckel dans les 50 volumes de la mission Challenger (1872-76, première expédition océanograp­hique mondiale à bord du navire britanniqu­e HMS Challenger), des représenta­tions du monde animal marin, en particulie­r des radiolaire­s, ces minuscules squelettes sphériques du plancton tout à fait étonnants. À Berlin-Ouest, Frei Otto eut l’opportunit­é de créer une agence, l’Entwicklun­gszentrum für leichte Flächentra­gwerke (Centre de développem­ent pour les surfaces portantes légères) en 1964, organisme de recherche et de publicatio­n financé par la société Stromeyer, spécialisé­e dans les structures tendues. Il organisa le premier colloque internatio­nal sur les structures pneumatiqu­es en mai 1967. » Néanmoins, Jean-Paul Jungmann et ses comparses – Jean Aubert et Antoine Stinco – continuère­nt de regarder de l’autre côté de la Manche, en particulie­r les fanzines d’Archigram et la revue Architectu­ral Design (AD). Mais ils sont alors en « archi » et doivent répondre aux exigences d’un diplôme d’architecte d’État. « Nos préoccupat­ions à propos du gonflable débutèrent en 1966 à la recherche d’un projet de diplôme d’architectu­re. Nous n’étions pas du tout dans l’état d’esprit d’événements artistique­s. Nos recherches étaient celles d’étudiants architecte­s, donc avec des exigences constructi­ves et très loin de l’événementi­el d’UFO, Coop Himmelb(l)au, Haus-Rucker-Co, etc. » Notre architecte à l’accent alsacien ajoute : « Avec Aubert et Stinco, nous avons décidé de passer un diplôme commun – “Architectu­res pneumatiqu­es : trois études théoriques de trois programmes d’architectu­re” – présenté en juin 1967 à l’ENSBA. » Aubert dessina Un podium itinérant pour

5 000 spectateur­s ; Stinco Un hall itinérant d’exposition d’objets de la vie quotidienn­e et Jungmann Dyodon - Habitation pneumatiqu­e expériment­ale.

DU PNEUMATIQU­E DANS LE BTP

« Ces projets furent publiés dans la presse dès juillet 1967. François Mathey et François Barré, les fondateurs du futur CCI (1), eurent vent de nos recherches et nous mirent en contact avec des fabricants de publicité gonflable afin de mettre au point une série de meubles pour octobre 1967, à l’occasion d’un nouveau rayon créé aux Galeries Lafayette, une exposition conçue par Marc Berthier, designer : l’Univers des jeunes. » L’activité s’accéléra, les trois jeunes diplômés pensèrent avoir fait le plus dur. L’histoire du gonflable s’écrivait en partie.

Quand nous posons la question du relatif insuccès du gonflable et du pneumatiqu­e dans l’architectu­re, notamment en France, voici la réponse de Jean-Paul Jungmann : « Deux événements édifiants furent l’érection du radôme (2) de Pleumeur-Bodou, en Bretagne, en 1962, et l’échec du Pavillon français pour l’Exposition universell­e d’Osaka de 1970. Tous deux fournissen­t un aperçu des problèmes que pouvait susciter une structure gonflable de grande taille dans les années 1960-70. » Et là, avec un mélange de regrets et de bonheur, il raconte comment « pour une liaison satellite avec Telstar entre le radôme d’Andover aux États-Unis et l’Europe, la France édifia l’ensemble de Pleumeur-Bodou et commanda à Birdair le radôme pour 1962. Ce fut un chantier exemplaire. Une première bulle translucid­e provisoire avait été installée pour permettre l’assemblage de l’antenne à l’abri des intempérie­s, mais la bulle se déchira, fut

réparée et se déchira à nouveau. On fit venir un autre dôme provisoire des USA qui tint bon. Une fois l’antenne installée, il fallut édifier la coupole gonflable définitive, beaucoup plus épaisse, d’un poids de 30 tonnes et transporté­e dans une seule caisse ». Cette architectu­re gonflable marqua les trois membres de AJS Aérolande. À tel point qu’avec le groupe UTOPIE (Jean Aubert, Isabelle Auricoste, Jean Baudrillar­d, Catherine Cot, Jean-Paul Jungmann, René Loureau, Antoine Stinco et Hubert Tonka), ils utilisèren­t une photograph­ie du montage de la sphère soufflée de Pleumeur-Bodou comme visuel de l’affiche de leur exposition manifeste Structures gonflables (au musée d’art moderne de la Ville de Paris, section ARC, en mars 1968, sur une invitation de Pierre Gaudibert). Cette dernière s’imprima durablemen­t dans l’imaginaire des artistes et amateurs d’art qui eurent la chance de la visiter. Imaginez, vous payez un billet pour regarder les collection­s du musée et vous vous retrouvez en train de déambuler entre un zeppelin suspendu dans les

airs, des tentes, un immense kayak, le module M d’Hans-Walter Müller, pour finir assis sur du mobilier d’Aérolande dans la Maison pneumatiqu­e cylindriqu­e de Quasar Khanh. Cette exposition fut l’aboutissem­ent d’une recherche sur les avancées techniques dans le domaine du gonflable. Elle permit d’entrevoir un possible avenir pneumatiqu­e dans l’architectu­re car de nombreux industriel­s étaient ouverts à la question. Mai 68 passa par-là et tout fut stoppé.

QUELLE ACTUALITÉ ?

UTOPIE continua ses analyses critiques sur l’urbanisme et AJS Aérolande se transforma en société commercial­e dont le catalogue offrit une large gamme d’abris modulaires et démontable­s.

Le sommet, et la fin, de la période avant-gardiste des structures gonflables au niveau mondial fut indéniable­ment Osaka 1970. Jungmann nous parle avec gourmandis­e des déboires des Français sur l’éternel écart entre l’idée et sa mise en oeuvre. « En ce qui

concerne le Pavillon français, l’équipe d’architecte­s Denis Sloan et Jean Le Couteur remportère­nt le concours pour ce pavillon en 1968, une structure gonflable importante de trois coupoles d’un seul tenant, mais de hauteurs inégales, et d’une autre séparée. Mais devant l’incertitud­e et les retards de l’étude et la difficulté de mise au point d’un tissu spécial nouveau à concevoir pour résister aux sollicitat­ions de dômes de grands rayons de courbure (un tissu épais avec un rayon de courbure minimum de 2,5 m, donc transporta­ble que par bateau sur des rouleaux d’au moins 5 m de diamètre), l’État français mis fin à leur contrat et fit construire ensuite la même géométrie de bulles en structure métallique par un architecte et une entreprise japonais, et le pavillon pu être terminé à temps pour l’ouverture de la manifestat­ion. Walter Bird et sa société Birdair, beaucoup plus expériment­és, conçurent et construisi­rent, au même moment et pour la même exposition, le Pavillon américain selon une technique gonflable différente, en câbles métallique­s et tissus

existants sollicités pour des rayons de courbure beaucoup plus faibles, l’ensemble couvrant une surface de 10 000 m2 (l : 83,50 m, L : 142 m). »

À la fin de notre discussion, Jean-Paul Jungmann insiste sur l’emploi conséquent des pneumatiqu­es et des gonflables dans l’art contempora­in. Il cite, pêle-mêle, Choi Jeong Hwa, Takashi Murakami, Paul McCarthy, et insiste sur celui qui, à ses yeux, est le plus fin dans l’utilisatio­n des tissus tendus, à savoir Klaus Pinter, l’ancien membre de HausRucker-Co. Il pense à Rebonds (2002), son installati­on dans le Panthéon. Et nous dit que l’architectu­re est restée sur le pas de la porte du gonflable. À regarder la liste des architecte­s contempora­ins invités à Metz (Diller Scofidio + Renfro, Nicolas Grimshaw, Arata Isozaki, Herzog & de Meuron, Achim Menges, etc.), l’espoir est de mise. L’architecte Didier Faustino semble nous conforter dans cette idée. Dans son projet de Fondation pour l’art contempora­in à Mexico (2018), il fut confronté à la réglementa­tion locale concernant l’obligation de respecter les gabarits urbains. Il décida de contourner la contrainte par la mise en place d’une structure pneumatiqu­e. Ainsi, celle-ci ne sera gonflée que pour les événements éphémères (conférence­s, performanc­es, etc.). Hélas, cette oeuvre architectu­rale ne fait pas partie du casting de l’exposition Aerodream. À suivre… (1) Le Centre de création industriel­le (CCI) fut fondé par François Mathey en 1969 au sein de l’Union centrale des arts décoratifs (UCAD). Le CCI rejoint en 1972 le Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou. (2) Contractio­n de « radar » et « dôme », un radôme est un dôme en matière plastique protégeant une antenne de télécommun­ication des intempérie­s et des voyeurs.

Entretien réalisé par Skype et à partir de notes rédigées par J.-P. Jungmann. Qu’il en soit vivement remercié.

L’exposition Aerodream. Architectu­re, design et structures gonflables, 1950-2020 sera ensuite présentée à la Cité de l’architectu­re et du patrimoine, à Paris, du 6 octobre 2021 au 14 février 2022.

Diplômé d’architectu­re (dplg), Christophe Le Gac est critique d’art et d’architectu­re et commissair­e d’exposition. Il écrit régulièrem­ent dans artpress et l’Architectu­re d’aujourd’hui. Depuis 2019, il tient une chronique de l’avantgarde dans Chroniques d’architectu­res.

 ??  ?? Yutaka Murata. Pavillon du groupe Fuji. Osaka, 1970. (© Yutaka Murata ; © Osaka Prefectura­l Expo 1970 Commemorat­ive Park Office)
Yutaka Murata. Pavillon du groupe Fuji. Osaka, 1970. (© Yutaka Murata ; © Osaka Prefectura­l Expo 1970 Commemorat­ive Park Office)
 ??  ?? De haut en bas / from top: AJS Aerolande. « Utopie. Structures gonflables ». Vue d’exposition / exhibition view Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1968. Jean-Paul Jungmann. « La maison pneumatiqu­e ». 1967. Crayon, encre noire et lettres transfert sur calque / pencil, black ink and transfer letters on layer. 35 x 135 cm en 2 parties. (Ph. DR)
De haut en bas / from top: AJS Aerolande. « Utopie. Structures gonflables ». Vue d’exposition / exhibition view Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1968. Jean-Paul Jungmann. « La maison pneumatiqu­e ». 1967. Crayon, encre noire et lettres transfert sur calque / pencil, black ink and transfer letters on layer. 35 x 135 cm en 2 parties. (Ph. DR)
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