Le cinéma à la lumière d’hiver de Sharunas Bartas In Sharunas Bartas’ Winter Light
À la découverte du nouveau film de Sharunas Bartas, Au crépuscule, on retrouve l’un de ces plans liminaires dont il a le secret, qui invitent aux voyages dans ses lointains intérieurs. Il y capture l’émotion fugitive d’un paysage dans un plan d’ensemble, ici une composition hivernale, cadrée en contreplongée comme si nous contemplions le faîte des deux conifères penchés de part et d’autre du cadre, avec le flottement aléatoire des flocons qui fondent sur nous. Comme souvent chez un cinéaste puissamment sensoriel, l’impression de glaciation, induite par le craquement des arbres, est très physique.
Le film qui révéla Sharunas Bartas, Trois jours (1993), montrait un autre paysage hivernal où s’écoulait une rivière encore recouverte de glace, comme en écho aux eaux totalement figées dans En mémoire d’un jour passé (1990), moyen métrage « documentaire ». Corridor (1994) s’ouvrait sur un ensemble de toits Au crépuscule de Sharunas Bartas,
né en 1964, sortira dès la réouverture des salles de cinéma. Un village lituanien y résiste contre l’occupation soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Entre détails quotidiens, poids historique et dimension autobiographique, ce film
sélectionné en 2020 au festival de Cannes confirme une évolution déjà sensible dans les réalisations
précédentes du Lituanien. Persistent la violence et la poésie
des paysages enneigés.
d’où s’échappaient des fumées. Few of Us (1996) commençait par un paysage périurbain tout en lignes horizontales où circulait un train démesurément long. Quant à Freedom (2000), défini très justement par le réalisateur Nicolas Klotz comme « enfermé dans les dernières minutes du siècle dernier » et « frontière entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui » (1), il déplaçait ce cinéma de l’Est vers le Sud avec un plan de zone portuaire envahi par le bleu du ciel et celui de la mer. En somme, la matrice du cinéma de Sharunas Bartas comme paysage où les figures sont absentes. Nous pourrions conclure à un retour en terrain connu si, auparavant, n’était apparu le carton suivant : « 1948. La Lituanie est occupée par les troupes de l’armée soviétique qui ravage le pays. Les citoyens souffrent de répressions économique, politique, sociale. La résistance des partisans est en cours. » Résolument atemporel jusqu’alors, le cinéma de Sharunas Bartas deviendrait-il non seulement historique mais empli d’intentions, voire de démonstrations ? Il n’en est rien. Rejoignant le geste du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa dans Dans la brume (2013), qui racontait une autre histoire de partisans et de délation, cette fois en Biélorussie, en 1942, il nous convie à un voyage au bout de la nuit, crépuscule de l’humanité entièrement concentré dans une petite communauté où se joue la tragédie du mensonge et de la cruauté.
FIN D’UTOPIE
Prendre en charge ce poids historique dans toute sa complexité est un geste cinématographique pour le moins inattendu chez le poète Sharunas Bartas, même si l’épilogue de The House (1997) suggérait la fin de l’utopie rêveuse, dans une maison traversée de présences aussi belles qu’énigmatiques, où la violence surgissait avec la mort par balle d’un des habitants, puis l’intrusion d’une colonne de blindés et de soldats occupant les alentours, alors que le narrateur confiait de sa voix off : « Je veux croire que nous n’allons pas disparaître. » Plus récemment, Frost (2017) amenait ses jeunes héros sans repères, Rokas et Inga, vers la zone de conflit en Ukraine. L’état de guerre y était rendu de plus en plus tangible au gré des nuits en hôtels, des passages de checkpoints, de rencontres avec des témoins, jusqu’à l’arrivée sur le théâtre du conflit. Tourné en partie sur une ligne de front toujours active, Frost faisait l’effet d’un cauchemar d’autant plus inquiet que se brouillait la frontière entre fiction et enregistrement documentaire d’un état de guerre tangible, préhensible physiquement.
Au crépuscule semble pleinement nourri de l’expérience précédente. Avec ce premier plan hivernal, il se raccorde à l’inoubliable et vertigineux dernier plan en plongée qui, dans Frost, isolait le personnage principal dans un décor enneigé où s’achevait le périple. Mieux : tout se passe comme si la matière noire de ce film était une force destructrice qui se déversait dans le suivant. La première séquence se situe dans un bivouac de partisans qui résistent à l’envahisseur soviétique (2). En une dizaine de plans muets, elle écrit un récit non verbal : gros plans sur des visages hagards au regard rentré, captation des gestes quotidiens, mouvements de caméra fluides accompagnant les rares déplacements au coeur du campement, son du vent ou des arbres. On songe à deux précédents opus du cinéaste, Seven Invisible Men (2005) et Indigènes d’Eurasie (2010), films qu’on pourrait qualifier de « policiers » en s’accrochant aux motifs d’une description méticuleuse, étirée dans la durée, de communautés qui ont décidé de vivre opiniâtrement dans les marges.
POÈTE DE L’ESPACE
Un plan de nature enneigée semble clore ce prologue pour faire surgir les lettrages blancs du titre, Au crépuscule, et la chute de neige paraît raccorder cet espace à celui d’une ferme isolée. Si la séquence débute par la toilette d’un jeune homme – Ounté, fils adoptif du propriétaire –, selon un principe duratif fréquent chez Bartas, la suite amorce un petit théâtre social moins usuel. Le paysan Jurgis Pliauga semble avant tout préoccupé par la menace de la présence soviétique, signifiée par un portrait de Staline dans le journal que le vieil homme scrute à la loupe.
Toute une scénographie complexe se fait jour dans le jeu d’un enfermement avec le dispositif du champ-contrechamp, comme par le recours à un flux verbal peu habituel chez le cinéaste. Ce contraste entre brusques surgissements poétiques et flux théâtralisé du dialogue, au fur et à mesure que se déplie le récit, est une tension nouvelle. Lors d’une visite chez des voisins, où le drame des règlements de compte s’est joué, une petite fille joue avec les plumes d’un édredon dans la lumière d’hiver. Plus avant dans le récit, un plan-séquence montre deux cerfs qui nagent longuement de gauche à droite, dans une eau blanchie par la glace, juste avant que se joue l’avantdernier acte de la tragédie. À l’instar d’Albert Serra dans la Mort de Louis XIV (2016), Sharunas Bartas semble injecter avec parcimonie le pouvoir de fascination du plan-séquence dans une économie narrative serrée dont le sujet principal est l’aventure d’un corps : ici le corps des personnages autant que le corps démantelé d’un pays.
Avant Frost, un autre tournant créatif important fut accompli avec Peace to Us in Our Dreams (2015), film à la dimension autobiographique particulièrement émouvante en tant qu’élégie d’un bonheur perdu, celui qui unissait le réalisateur et la regrettée actrice Katerina Golubeva, sa muse et épouse dans les années 1990. Film sciemment fragile et intime, cet opus racontait le deuil d’un homme
et de sa fille (interprétés par le cinéaste et sa fille) mais générait pourtant les possibles d’une vitalité retrouvée malgré la perte. Même s’il n’était pas nouveau que Bartas s’affirme comme un puissant poète de l’espace, il apparaissait là une forme d’apaisement lumineux d’où le cinéaste a pu tirer la force nécessaire pour affronter la dureté de la matière des deux derniers opus. En 2015, il confie ainsi : « Autant que possible, je choisis des lieux que j’aime, qui m’inspirent, que je ressens comme des ouvertures et qui offrent aux personnages davantage de ressources. Je ne filme jamais un paysage pour lui-même, ce qui m’intéresse, ce sont les connections entre les espaces et les gens. Cela donne de l’humanité aux paysages et de la sauvagerie aux humains, il y a un effet croisé. »
Mais revenons Au crépuscule qui, comme Frost, semble tisser son fil de manière d’abord elliptique pour ensuite mieux nous confronter au surgissement tragique. Un mort au détour d’une promenade, le récit d’un drame intime que vécut Pliauga, l’observation attentive par le cordonnier du poste de commandement de l’occupant soviétique ne sont que les prémisses d’une mécanique inexorable qui aboutira au surgissement de la violence. Violence qu’on pourra qualifier de terrible et obscène, même si Bartas a recours à la force de la métonymie bressonienne lors de l’exécution d’un traître, ou à celle du hors-champ rosselinien pendant une séance de torture aussi terrifiante que celle de Rome, ville ouverte (1946). Après avoir affronté les figures d’Hitler dans Moloch (1999), de Lénine dans Taurus (2001) ou Hiro Hito dans le Soleil (2006), Alexandre Sokourov déclara : « Cette tragédie ne doit pas être d’échelle historique, mais primitive, quotidienne, intime (3). » À n’en pas douter, Sharunas Bartas inscrit lui aussi les tragédies du 20e siècle dans le primitif, le quotidien, l’intime, avec une force sensorielle remarquable. Au crépuscule nous rappelle combien les cinémas de l’Est demeurent un vaste territoire de possibles créatifs.
(1) Nicolas Klotz, « Élégie 99 – Post Freedom », in Robert Bonamy (dir.), Sharunas Bartas ou les hautes solitudes, De l’incidence éditeur/Centre Pompidou, 2016. (2) La résistance de la Lituanie, occupée dès 1940 par l’URSS, occasionnera de nombreuses déportations en Sibérie. Elle sera le premier pays du bloc soviétique à déclarer son indépendance, en 1990. (3) Alexandre Sokourov, «Thèses des cours à la faculté de philosophie », Au coeur de l’océan, L’âge d’homme, 2015.
Jean-Jacques Manzanera est enseignant et critique pour la revue artpress, entre autres supports. Il a également collaboré à des ouvrages collectifs consacrés à Bruno Dumont, Roman Polanski et Pier Paolo Pasolini.