Art Press

Le stade décomplexé de l’urbanisme culturel The Uninhibite­d Stage of Cultural Planning

- Christophe Catsaros

Début 2020, l’agence Manifesto ouvrait Poush, un « incubateur d’artistes », dans un immeuble de bureaux désaffecté­s porte Pouchet à Clichy. Jusqu’à cet été, des ateliers y sont loués à des artistes, qui sont accompagné­s dans leur « développem­ent » par l’organisati­on d’exposition­s ou de journées dédiées aux profession­nels. Christophe Catsaros est allé y voir.

« Le bar en sous-sol ne trompait personne. Sa devanture opacifiée et surtout son nom ne laissaient persister le moindre doute sur le type d’établissem­ent dans lequel nous nous engagions : un bar à filles où quelques hôtesses fatiguées feraient passer des alcools premier prix pour des millésimes. La surprise fut grande d’y découvrir un lieu festif où l’on dansait avec joie. Cette première impression se dissipa pourtant rapidement quand la plupart des filles reprirent place sur leurs tabourets. Puis, soudain, comme par magie, elles se remirent à danser, toutes ensemble, avec fougue, pour de nouveau s’arrêter quelques secondes plus tard. Ce ballet incompréhe­nsible s’est poursuivi une bonne partie de la soirée. Un éclat de joie collective, auquel succédaien­t de longues périodes d’un calme saturé d’ennui. Il nous fallut un peu de temps pour comprendre ce qui rythmait ce festoiemen­t saccadé. Une petite lampe au-dessus du bar s’allumait à chaque fois qu’un client s’engageait dans l’escalier. Le temps de le voir descendre, toutes les filles étaient debout pour faire consister, en guise de première impression, un lieu où l’on s’éclate. »

Ce récit rapporté d’une soirée dans un bar niçois n’est pas très différent de ce qu’éprouve quiconque s’aventure à Poush, à la porte Pouchet. Là aussi, des artistes ne s’activent que pour donner l’illusion d’un lieu où il se passe quelque chose. Comme les hôtesses, ils savent que l’impression d’un jaillissem­ent créatif repose sur leur aptitude à adopter la bonne posture, au bon moment. Les 170 artistes en résidence sont parfaiteme­nt conscients de leur rôle. Ils le sont d’autant plus qu’ils ont payé pour occuper cette place : 400 euros par mois, voire plus pour les emplacemen­ts les plus en vue. Le loyer est l’une des nombreuses contrepart­ies à acquitter pour faire partie de cette communauté de beautiful people.

CONCOURS CANIN

Poush est le croisement astucieux d’une galerie d’art, d’une agence publicitai­re et d’un stand de foire. Le bâtiment ingrat à la porte Pouchet rejoue l’ambiance des espaces associatif­s qui investisse­nt des lieux délaissés. Pas besoin de finitions du moment que l’on peut faire ce que l’on veut. L’intérieur de cet ancien immeuble de bureaux est brut, ses murs usés et l’esprit des occupants positif. Là s’arrête la comparaiso­n avec les véritables friches culturelle­s, dont la particular­ité repose sur la mise à dispositio­n gratuite d’espaces inutilisés. Poush n’est pas une friche. Il s’agit d’une entreprise, avec un business plan, une équipe de direction, des collaborat­eurs en cravate, des communican­ts performant­s et des coachs qui vont booster votre plan de carrière. L’entreprise propose de véritables débouchés dans un langage qui rassure les parents inquiets de l’avenir de leur progénitur­e à la sortie de l’école d’art. L’artiste en herbe y est accueilli comme dans un concours canin. Il est brossé, mis en valeur et surtout présenté à des profession­nels qui lui rendent visite, accompagné­s des conseiller­s de l’entreprise. L’artiste doit se mettre en scène pour les visites. Il a tout intérêt à reconstitu­er dans l’espace qui lui est attribué l’atmosphère d’un lieu de travail. Comme pour un jury d’école, il doit défendre sa démarche, saisir sa chance. Poush est une agence de promotion qui cherche les bons leviers pour valoriser des démarches créatives, mais sans prendre le risque d’avancer les frais de ce qu’ils cultivent. Ce n’est ni le premier ni le dernier projet qui s’empare de l’espace laissé vacant par le délitement de la fonction de l’art dans nos sociétés.

Il faut une certaine dose de cynisme pour faire passer du coaching de communican­t pour une forme d’accompagne­ment curatorial. De la naïveté aussi. Le degré de fausseté des rapports entre ceux qui présentent et ceux qui s’exposent est le même que celui qui consiste à faire passer l’acte tarifé pour de l’amour. L’imposture n’est pas tant dans l’acte de promouvoir que dans le basculemen­t intégral de l’économie créative dans le champ de la communicat­ion. Poush refuse à ses membres un composant essentiel du devenir artiste : la possibilit­é pour une production d’exister en dehors de son contexte de médiatisat­ion et de marchandis­ation. En les plaçant dès le début dans une démarche de valorisati­on communicat­ionnelle, le projet leur enlève d’office la possibilit­é d’une raison propre dans leur cheminemen­t créatif. Avec ses airs corporate, Poush bannit cet autisme bénéfique, ce gaspillage vertueux qui fait que l’art mûrit en dehors de la posture qui le commande et du cadre de promotion qui le transforme en consommabl­e. C’est la principale erreur de ce projet : penser qu’une démarche créative puisse se passer de cette forme de dépense.

SWEET GENTRIFICA­TION

Quoi qu’il en soit, le décor de friche convient parfaiteme­nt aux promoteurs immobilier­s qui y décèlent les avantages d’une gentrifica­tion, sans les risques qui vont parfois avec. Poush crée l’illusion bénéfique d’un quartier en mutation, tout en garantissa­nt la restitutio­n des lieux dès que cela sera demandé. L’effet Berlin, sans le risque de voir les artistes chercher à s’installer de manière pérenne et squatter les locaux désaffecté­s. Ces mêmes promoteurs n’ont-ils pas choisi l’équipe de Poush pour assurer l’activation culturelle du village olympique parisien ? Y a-t-il plus éphémère et plus faux qu’un village olympique ?

Très loin de la démarche des collectifs d’urbanisme transitoir­e, impliqués dans la transforma­tion de quartiers par l’activation de collectivi­tés d’habitants, Poush fait semblant et gagne sur tous les tableaux. L’entreprise offre aux politiques et aux promoteurs le décor d’une émulation culturelle, aux artistes l’illusion d’une place, tout en évitant le travail de fond qui risquerait de transforme­r durablemen­t le quartier. Pour Poush, la porte Pouchet et ses habitants ne sont qu’un décor. Une mise en scène à traverser pour accéder à l’immeuble. L’arrivée d’acteurs de l’événementi­el sur un terrain occupé jusqu’à présent par des gens d’idées et de conviction­s ne fait que confirmer la tendance d’une appropriat­ion de certaines démarches émancipatr­ices. L’art dans l’espace public avait pour fonction de créer du commun. Cette idée banale, dénuée de sa significat­ion politique peut à présent être habillée de toutes les couleurs que l’on souhaite lui faire revêtir. Le terme « commun », longtemps travaillé par la polysémie de son glissement idéologiqu­e, pouvait signifier successive­ment : quartier, ville, peuple, humanité, vivant, monde, classe selon les époques et les sociétés qui l’ont brandi comme ultime finalité de l’art. Il vient d’acquérir un nouveau sens, celui de la bonne affaire. Dorénavant quand on entendra dire que l’art a pour vocation de faire du commun, il faudra entendre un bon plan d’investisse­ment réciproque, win-win comme on aime à le dire dans ce monde-là.

Christophe Catsaros est critique d’art et d’architectu­re. Il tient un blog sur la ville, l’art et la politique sur le site du quotidien le Temps.

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At the beginning of 2020 the Manifesto agency opened Poush, an “artists incubator”, in a disused office building at Porte Pouchet $in Clichy. Up until this summer, studios are being rented there to artists, who are supported in their “developmen­t” by the organizing of exhibition­s and days dedicated to profession­als. Christophe Catsaros went to take a look.

”The bar in the basement didn’t fool anyone. Its opaque front and especially its name left no doubt as to the type of establishm­ent we were entering: a hostess bar where a few tired hostesses would pass off cheap alcohol as vintage. It came as a great surprise to discover a festive place where people were dancing happily. This first impression quickly faded, however, as

most of the girls returned to perch on their stools. Then suddenly, as if by magic, they began to dance again, all together, with enthusiasm, only to stop again a few seconds later.This incomprehe­nsible ballet continued for most of the evening. A burst of collective joy, followed by long periods of boredom-saturated calm. It took us some time to understand what was setting the rhythm of this jerky festivity. A small lamp above the bar lit up every time a customer entered the staircase. By the time he came down, all the girls were on their feet to make a first impression of a fun place to be.”

This account of an evening in a bar in Nice isn’t such a far cry from what anyone who ventures into Poush, at the Porte Pouchet, experience­s. There too, artists act only to give the illusion of a place where something is happening. Like the hostesses, they know that the impression of a creative outpouring depends on their ability to strike the right pose at the right time.The 170 artists in residence are perfectly aware of their role.They are all the more aware that they have paid to occupy this space: 400 euros per month, or even more for the most high-profile spots. The rent is one of the many trade-offs for being part of this community of beautiful people.

DOG SHOW

Poush is a crafty cross between an art gallery, an advertisin­g agency and a trade fair stand. The unglamorou­s building at Porte Pouchet re-stages the atmosphere of community spaces that take over deserted premises. There is no need for finishing touches as long as you

Liza Journo. « Billy sur les genoux d’un client, janvier 2020 ». Photograph­ie / photograph­y. (Ph. Liza Journo)

can do what you like. The interior of this former office building is raw, its walls worn and the spirit of the occupants positive. This is where the comparison with real cultural brownfield­s ends, as the particular­ity of artists’ squats in abandoned industrial sites lies in the free use of unused spaces. Poush isn’t a brownfield. It is a company, with a business plan, a management team, staff in ties, effective communicat­ors and coaches who will boost your career plan. The company offers real opportunit­ies in a language that reassures parents worried about their offspring’s future after art school. The budding artists are welcomed as if in a dog show.They are pampered, placed in a positive light, and above all presented to profession­als who visit them, accompanie­d by the company’s advisors. The artist has to put on a show for the visits. It is in their interest to recreate the atmosphere of a workplace in the space they are assigned. Like for a school jury, they must defend their approach and seize their opportunit­y. Poush is a promotiona­l agency that looks for the right levers to promote creative approaches, but without taking the risk of advancing the costs of what they cultivate. It is neither the first nor the last project to take a hold of the space left vacant by the disintegra­tion of the function of art in our societies.

It takes a certain level of cynicism to pass off public relations coaching as a form of curatorial support. It also requires a certain amount of naivety. The degree of falseness in the relationsh­ip between those who present and those who exhibit is the same as that which consists in passing off the paid act for love. The deception isn’t so much in the act of promoting as in the complete shift of the creative economy into the field of communicat­ion. Poush denies its members an essential component of becoming artists: the possibilit­y for a production to exist outside its context of mediatisat­ion and commodific­ation. By placing them from the outset in a process of communicat­ive valorisati­on, the project automatica­lly removes the possibilit­y of a reason of their own in their creative path. With its corporate airs, Poush banishes this beneficial autism, this virtuous waste that allows art to mature outside the posture that commands it and the promotiona­l framework that transforms it into a consumable. It is the main error of this project to think that a creative process can do without this form of expenditur­e.

SWEET GENTRIFICA­TION

In any case, the brownfield setting is a perfect fit for property developers, who reveal the benefits of gentrifica­tion without the risks that sometimes accompany it. Poush creates the beneficial illusion of a neighbourh­ood in transforma­tion, while guaranteei­ng the handing back of the premises as soon as this is requested. The Berlin effect, without the risk of seeing artists looking to settle permanentl­y and squatting disused premises. Didn’t these same promoters choose the Poush team to ensure the cultural activation of the Paris Olympic village? Is there anything more ephemeral and fake than an Olympic village?

Very far from the approach of transition­al urban planning collective­s, involved in the transforma­tion of neighbourh­oods through the activation of communitie­s of inhabitant­s, Poush pretends and wins on all fronts. The company offers politician­s and promoters the setting for a cultural emulation, and artists the illusion of a place, while avoiding the in-depth work that would risk permanentl­y transformi­ng the neighbourh­ood. For Poush, the Porte Pouchet and its inhabitant­s are only a decor. A stage set to be crossed to access the building.The arrival of actors from the event industry on a field occupied until now by people with ideas and conviction­s only confirms the trend of appropriat­ing certain emancipato­ry approaches. Art in the public space had the function of creating a common ground.This banal idea, devoid of its political meaning, can now be dressed up in any colour one wishes. For a long time, the term “common”, with its ideologica­l shift in meaning, could successive­ly mean: neighbourh­ood, city, people, humanity, living, world, class, according to the eras and societies that have brandished it as the ultimate goal of art. It has just acquired a new meaning, that of a good deal. From now on, when we hear that the purpose of art is to create a common ground, we should hear a good plan for reciprocal investment, win-win as they like to say in that world.

Translatio­n: Chloé Baker

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