Emanuel Proweller, il est encore temps There Is Still Time
Francis Nicomède
Cette peinture est l’affirmation d’un être unique, d’un désir inaltérable qu’Emanuel Proweller (1918-1981) porte en lui. C’est un projet très ambitieux et solitaire, qu’il construit en le faisant ; il est intuitif et repose sur des exigences toutes personnelles plutôt que théoriques. Il rencontre des écueils et avance en tâtonnant. Un principe illimité supérieur guide la création vers un monde de l’indistinct, du transcendant associé à une aptitude constante trempée dans l’airain de la vertu. Pour Proweller, « rien n’est dans l’intelligence qui n’ait été dans le sens ». Pour lui, l’art n’est pas fait pour améliorer le cadre de vie, même en cette période de 1948 : il est à Paris, réfugié avec femme et enfant, arrivant de Pologne. Il est guidé par Abrasza Zemsz et Richard Marienstras, intellectuel apatride qui l’introduit auprès de Francis Picabia. Marienstras est aussi l’interprète car Proweller ne parle pas un mot de français. Paris est pour lui la ville de la liberté, du Louvre et de la misère. C’est aussi le laboratoire permanent d’un art qui ambitionne d’être l’élément actif d’une nouvelle société misant sur la haute technologie et la planification raisonnée du mieux-être. Le mouvement Cercle et carré puis le Salon des réalités nouvelles accaparent le devant de la scène ; Proweller évite de décliner de manière brillante et savante des formules revendiquées par d’autres. Il ne se retrouve pas dans un tel uniforme.
Il sait ce qu’est la fausse monnaie, celle qui ne vaut pas grand-chose et qui circule dans les milieux de l’art où se perdent les âmes plus faibles. Il sait aussi que dans les périodes d’effondrement et de misère, il y a peu d’enthousiasme pour ce qui reste d’idéologie. Il trouve sa voie, se fie à une force irrésistible qu’il ressent ; il obéit à un destin personnel qui échappera à toute statistique. Cette affirmation le singularise très vite ; il invente une peinture abstraite, spirituelle, d’une gravité délicate, elle est « sui generis ». Cette abstraction porte en elle les germes de sa finitude, elle est peu orthodoxe. Les cercles, les triangles, les carrés, les formes anthropomorphiques sont traités comme des « sujets », ce qui offre une approche nouvelle, anecdotique et vivante. Il donne des noms à ses tableaux, ce qui crée de l’étrangeté, et parfois il tire au sort les couleurs qu’il utilise. Le mystère est total, l’abstraction n’est chez lui en aucune façon programme du modernisme ; elle n’est surtout pas insignifiante, « elle émane d’un tempérament original, indépendant, raisonneur, réfractaire aux influences et aux concessions, elle impose l’autorité », affirme Gabrielle Buffet-Picabia. Dès 1949, Proweller reçoit dans son atelier la visite de Picabia, Denise René, Vasarely, Poliakoff, Henri-Pierre Roché… Ce dandy lui achète deux toiles.
LE TEMPS...
Il nous est à tous arrivé de ramasser sur une plage ou dans quelque éboulis un caillou qui attirait notre oeil. Nous le gardons sur le rayon d’une bibliothèque comme un très vieux compagnon. Avec tendresse, nous le soustrayons à l’oubli du temps. Proweller peint par petites touches avec un petit pinceau, il inscrit son travail sensible comme le potier des temps anciens laissait sur la glaise la trace de son pouce.
Ce désir donne à l’oeuvre une spiritualité unique et tellement discrète dans la production de l’après-guerre. Plus tard, il parviendra à ennoblir la vie la plus simple : son épouse, sa fille, les amis, les chiens et les chats, les couples amoureux, les paysans de l’Ardèche en voie de disparition, des sortes de dieux agrestes. C’est la vie qu’il aime et qu’il retient. Il collecte au fil des sensations, il énumère et sacralise ; il fait « ses prières » en peignant pour les générations futures. Il réconcilie, il rappelle le temps des élégies perdues et des promesses de l’enfance.
Il crée une peinture totalement arbitraire, construite par aplats, qui, grâce à l’artifice des couleurs et l’opposition des plans, donne un effet de naturel. Il invente un espace osmotique, une respiration, une peau qui irradie. C’est un organe, un radar qui capte la vie. Malicieux, il impose une leçon de lenteur, de concentration et d’observation, une vue lointaine habituelle et une vue rapprochée : c’est une façon de régler définitivement le problème de la perspective. Ce dispositif contraint celui qui regarde à se déplacer, à trouver l’exacte distance pour percevoir l’ensemble. Il ne peut regarder à la va-vite. Le peintre oblige le spectateur à être actif, à bouger, à vouloir toucher, à mettre son nez sur les détails étranges : complexité d’une oreille, fine bretelle, etc…
SIGNE DE LA GRÂCE
Cette tactique sollicite la vue et nécessite un positionnement dans l‘espace. Proweller rééduque ainsi la façon de voir, de penser et de vivre ; il ébranle un conformisme. Très tôt, il sait où il veut en venir mais ne peut l’affirmer et le concrétiser dans son art. Un tableau de 1949 est intitulé Autoportrait ou ellipse symétrique. Quelle idée antimoderne de penser faire un autoportrait ! Ce tableau dévoile l’ambiguïté de sa pensée sans pouvoir l’expliciter davantage. Le radicalisme des ellipses, le choix, parfois aléatoire, des couleurs, les titres du tableau, toutes ces pistes mystérieuses égarent plus qu’elles n’indiquent ; elles servent d’« abri ». C’est un homme fuyant le ghetto qui a survécu à toutes les trahisons, les meurtres, qui a échappé au nazisme et à la déportation pour se sauver lui et sa bien-aimée : comme le rouge-gorge jamais ne se pose plus d’une minute. Étoiles de la survie, l’ellipse, la litote, sauvegardent l’essentiel.
L’émotion naît du vide, du refus ; l’intime surgit : brin d’herbe, ongle coloré, vision de la peau sous le tissu tendu, oreille semblable à un ombilic abstrait. Des échelles dissemblables créent une vérité anagogique. Nous voyons plus que ce qui est montré : c’est le signe de la grâce.
« Le vent du nord ». 1981. Huile sur toile / oil on canvas. 92 x 73 cm. (Coll. part.)
LE TEMPS ENCORE…
Vers la fin des années 1960, la peinture de Proweller s’épanouit. C’est le moment, il est déjà presque trop tard, cette peinture n’est pas encore vue à la bonne distance, son style faussement naïf égare et trompe. Elle reste non visible à une très grande partie du public, incompréhensible et idéologiquement hors du temps. Elle est saisie par la glaciation des années 1970. Comment oser peindre la famille, les paysans, cet univers si prosaïque sur le point de passer aux oubliettes ? La révélation attendra ; c’est juste bon pour quelques passionnés qui gardent encore la civilisation du « fin amor » et mêlent l’amour à l’art. Proweller agit comme le général Koutouzov (1) devant la domination du rationalisme qui occupe la plupart des têtes pensantes alors que des Lumières ne jaillit que la dialectique du progrès et rien d’autre. Koutouzov ne livre pas bataille, rien ne l’y oblige, stratège, il recule et attend son moment. Deux pensées qui ne peuvent se rencontrer : celle de l’Occident et celle de l’Orient. Koutouzov sait qu’il a derrière lui l’immensité du temps, l’immensité de l’espace. Proweller sait qu’il a la même confiance dans le temps, en son histoire, en son enfance.
1 Mikhaïl Koutouzov (1745-1813) fut général-en-chef de l’armée russe. Il appliqua la politique de la terre brûlée pour stopper l’avancée des troupes napoléoniennes.
Francis Nicomède est psychiatre, psychanalyste. Collectionneur passionné depuis le milieu des années 1970, il a récemment écrit sur Walter Swennen dans le catalogue de l'artiste Hic, Haec, Hoc (2016).