Tout remettre aplat
Laying Everything Out Flat
Richard Leydier
J’aimerais, modestement, esquisser ici une histoire de la peinture en aplat, dont le projet consiste à susciter une illusion de volume à l’aide de formes qui le nient. En somme, à creuser l’espace en créant du plan. La redécouverte de l’oeuvre d’Emanuel Proweller (1918-1981) nous en fournit le prétexte, d’autant que sa peinture établit une passerelle dans cette histoire de la peinture plate en ce qu’elle transpose des préceptes abstraits dans le domaine figuratif. Sa vie est un roman. Il naît à Lwów en 1918 dans une famille polonaise juive. Sa jeunesse est émaillée de nombreux événements antisémites, et son pays finit par être envahi par les troupes nazies. Il passe la guerre sous une fausse identité, vivant parfois au plus près des Allemands. Il raconte cette période rocambolesque dans un livre publié bien après sa mort : Proweller, un éternel renouveau (1). Dans l’entre-deux-guerres, sa peinture est post-impressionniste. Elle évolue vers 1946 car il se tient au courant des avancées picturales. Il comprend vite qu’il lui faut gagner la France pour se confronter aux classiques du Louvre, mais aussi à cette peinture abstraite, aux tableaux de Matisse et Cézanne qu’il ne connaît qu’en reproductions.
HUILE VERSUS ACRYLIQUE
Il débarque à Paris en mars 1948 avec femme et enfant. La vie est difficile, mais il rencontre les artistes de la galerie Denise René, où il participe à une exposition. Par la suite, il expose chez Colette Allendy (2). Jusqu’en 1953, ses tableaux sont abstraits et présentent des formes néo-platoniciennes (cercles, ellipses, cônes). Vers 1953, il éprouve le besoin de faire à nouveau entrer la vie dans ses tableaux : « J’étais de plus en plus habile. Je pouvais mettre n’importe où, en m’en foutant, les ronds qui étaient là, et mes tableaux commençaient à plaire. J’ai trouvé que ça n’allait pas et je suis revenu à la figuration (3). » Toutefois, il demeure fidèle aux principes établis durant sa période abstraite : formes en aplat, abolition de la perspective, stylisation des figures, tirage au sort des coloris… Jusqu’à la fin de sa vie, il représente des scènes familiales, amicales, empreintes d’une grande poésie. Le plus étonnant est que ce peintre soit parvenu à élaborer un oeuvre qui évoque avec force, et dans le même temps très simplement, ce qu’est le bonheur (teinté toutefois d’une puissante mélancolie). Et ce en dépit de la dureté des événements vécus. On a la sensation qu’il fallait vivre, malgré tout, et qu’un grand sens de l’humour l’y aidait. L’oeuvre de Proweller est hanté par ce qu’il nommait « le grand happening d’Auschwitz ». En 1972, alors que sa femme est hospitalisée, il s’enferme et enregistre quelques réflexions sur la solitude de l’artiste : « L’avenir est d’un rose très très pâle ; c’est le rose d’avant l’aube peut-être, mais très très lointain (4). »
Lorsque Proweller décide de se réfugier en France, la peinture en aplat existe depuis un certain nombre d’années, mais essentiellement dans le giron de l’abstraction. Domine, notamment, le mouvement abstraction création, mené par Jean Hélion et Auguste Herbin, focalisé sur l’abstraction géométrique, et qui donnera naissance au Salon des réalités nouvelles. La « peinture plate » est initialement liée à l’architecture (Proweller était diplômé dans cette discipline) et à la carrosserie automobile. Les artistes qui s’y adonnent peignent à l’huile, et parfois directement avec des peintures industrielles. Proweller use aussi de l’huile. Alain Jacquet également quand il réalise ses Camouflages en 1963. Cette année-là, la peinture acrylique est véritablement commercialisée par la marque Liquitex, et son usage révolutionne les formes de représentation. Les artistes de la figuration narrative utilisent la sérigraphie (technique génératrice d’aplats, notamment dans le cadre de l’Atelier populaire en mai 1968, sous l’impulsion de Bernard Rancillac) et l’acrylique. Cette dernière devient le matériau pictural des luttes sociales, une peinture politique. Elle est facile d’utilisation, sèche beaucoup plus vite, et est aussi moins chère à l’achat que la peinture à l’huile. La plupart des artistes femmes (comme Kiki Kogelnik) récemment réunies dans l’exposition les Amazones du pop (Mamac, Nice, 2020) peignent alors à l’acrylique. Quand on parle d’aplat, on pense forcément au formalisme américain, à cette « planéité » pointée par les écrits de Clement Greenberg (5) ; on songe à l’expressionnisme abstrait et au colorfield painting. La plupart des tableaux abstraits américains ont été peints à l’huile, même après l’invention de l’acrylique : par exemple ceux de Josef Albers… Mais le grand rêve de l’Abstract Picture Plane accroché sur les murs des villas modernistes sera réalisé par le minimalisme d’artistes comme Frank Stella. Les sculptures d’un dissident comme John McCracken ramènent l’aplat à la peinture automobile, comme les cartons peints de Bernar Venet à la même époque. La boucle est (presque) bouclée.
RETOUR AU MUR
Je me suis adressé à un ami peintre, Stéphane Pencréac’h, afin de bien comprendre les subtilités entre les deux types de peinture. Il m’apprend qu’il n’est en vérité pas plus facile de réaliser un aplat à l’acrylique qu’à l’huile. Mais qu’en revanche, l’acrylique est, encore une fois, plus facile d’utilisation d’une manière générale. Que ce sont les artistes de la figuration libre, principalement Combas et Di Rosa, qui ont poussé très loin les possibilités de l’acrylique. L’avènement d’une peinture acrylique au fort pouvoir couvrant a accéléré le développement de la peinture en aplat mais elle est postérieure à son émergence. Et par ailleurs, beaucoup d’artistes, dont Proweller et certains de ses amis proches, comme Serge Poliakoff, ont continué d’oeuvrer à l’huile. À la fin du 20e siècle et au début du suivant, de nombreux artistes peignent en aplat, qu’on songe par exemple à l’Américano-libanaise Etel Adnan (née en 1925) ou bien à un néo-pop mâtiné de minimalisme comme l’Américain John Wesley (né en 1928). On observe aujourd’hui deux tendances. La première concerne les beaux-arts et les nouveaux médias. L’Israélien Guy Yanai (né en 1977) semble vouloir « matisser » un monde qui se regarde désormais essentiellement sur l’écran plat d’un ordinateur ou d’un smartphone. Les images de Joan Cornellà (né en 1981), qui propagent un humour particulièrement noir, sont plus connues par leur diffusion sur les réseaux sociaux, tandis que ses oeuvres sont exposées chez Arts Factory à Paris.
DE PLAIN-PIED
Aussi, la catégorie où la planéité picturale est la plus active aujourd’hui, est ce qu’on appelle le street art, avec la réalisation de murals signant le retour de l’aplat sur le mur. La liste serait longue tant la planéité est consubstantielle au muralisme, j’aurais envie de dire depuis la W.P.A. (Work Projects Administration) dans les années 1930 aux ÉtatsUnis. Todd James (né en 1969) a ainsi commencé à peindre dans la rue et le métro, comme autrefois Jean-Michel Basquiat et Keith Haring. Il y a quelque chose des oeuvres de Tom Wesselmann dans ses tableaux, mais la mort rôde continument autour des femmes qui s’y reposent.
Car ces artistes peignent aussi des tableaux. Dans ceux du Néerlandais Piet Parra (né en 1976), des femmes n’en finissent pas de s’aimer et se déchirer sous les auspices d’une quadrichromie omniprésente (bleu, rouge, noir et blanc). Quant aux oeuvres de Remed (né en 1978) [6], elles prolongent un héritage moderniste tout en donnant forme à une sagesse séculaire.
Quelles sont les raisons de ce regain d’intérêt pour la peinture en aplat ? Cette forme de représentation correspond assez bien à la vision contemporaine imposée par les écrans. Et sans mauvais jeux de mots, ces tableaux montrent un monde sans relief, dénué de réelle perspective. C’est, en quelque sorte, le monde dans lequel nous sommes entrés de plain-pied. Et s’il a changé, il est néanmoins porteur d’une certaine beauté, fut-elle vénéneuse.
1 Publié chez J.P. Huguet éd., 2018. 2 Colette Allendy (1895-1960) fut galeriste dans le Paris de l’après-guerre. Elle exposa l’art concret, Cobra, Picabia, Lhôte, etc. 3 Entretien avec J. L. Pradel et J. M. Gibbal, Opus International n°59, mai 1976. 4 Enregistrement inédit, transcrit et adapté par Élisabeth Brami-Proweller. 5 Lire en particulier les articles réunis dans Art & culture, Macula pour la traduction française, 1988. 6 Voir pages 60-63 de ce numéro.