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Stéphane Bordarier, remise en jeu Back after Play

- Pierre Wat

Pierre Wat

Après Toulouse (galerie Jean-Paul Barrès, 17 mars - 15 mai 2021), Stéphane Bordarier montre ses tableaux récents à Paris (galerie ETC, 2 juin - 24 juillet, et septembre

2021), tandis qu’à Montpellie­r, le musée Fabre offre, grâce à de nouvelles acquisitio­ns

et dons, un parcours chronologi­que de son travail avec un ensemble de huit toiles allant de 1983 à 2016 ( Stéphane Bordarier, une

collection, mai-août 2021).

La riche actualité de Stéphane Bordarier est l’occasion idéale pour penser la place de son oeuvre dans l’histoire de la peinture. Au moment où, après avoir été déclarée morte, celleci revient, majoritair­ement sous les espèces d’un retour à la figure, au moment où, lorsque l’on parle d’abstractio­n, c’est justement pour souligner son caractère « impur » (1) tant une nouvelle génération d’artistes ne cesse de rebattre les vieilles cartes du couple abstractio­n/figuration, le déploiemen­t du travail mené par Bordarier sur la longue durée permet de mettre au jour la singularit­é de sa démarche, mais aussi le rôle de ce travail dans l’écriture de l’histoire de la peinture abstraite.

Pour Bordarier, la peinture comme acte et comme engagement fut et demeure une question de situation : non pas un acte solitaire, mais une manière d’intervenir, en conscience, dans un champ afin d’en produire la modificati­on. Cela fut vrai très tôt, lorsque Bordarier, né à Beaucaire en 1953, entra à la fin des années 1980 à la galerie Jean Fournier où il se confronta à des figures et à des oeuvres aussi marquantes que celles de Joan Mitchell, Simon Hantaï ou James Bishop. D’emblée, il fallut se frayer une voie. Celle de Bordarier prit un chemin qui s’avéra constant : ni évitement ni imitation.

PEINTURE PAR RÉDUCTION

Pas d’évitement parce que cet artiste a toujours manifesté, vis-à-vis de l’histoire de son art, une curiosité gourmande, voire dévorante, qui l’amena à pratiquer une forme de digestion active et joyeuse de tout ce qui pouvait venir nourrir son travail. La meilleure manière de résister à la puissance du travail d’une Joan Mitchell, devenue entre-temps une amie, fut non seulement de regarder ses travaux, mais aussi d’ajouter à ces regards tant d’autres regards féconds. Quelle meilleure résistance opposer aux oeuvres marquantes que d’autres oeuvres ? Aimant la peinture de Mitchell, Bordarier ne cessa de regarder celle de Hantaï. Pratiquant un travail que l’on dit abstrait, l’artiste passa une partie essentiell­e de sa vie à regarder la peinture italienne du Quattrocen­to, séjournant une année à Pérouse, en 1993-94, pour voir tout ce que l’Ombrie et la Toscane offraient de ressources en la matière. Regarder est aussi important que peindre pour les peintres qui s’alimentent de la sorte. Pourtant, Bordarier ne construisi­t jamais son travail sur une quelconque forme d’imitation. L’assimilati­on n’est pas une fin en soi, mais un moment dans une recherche où la prise en compte va de pair avec le désencombr­ement. Ce qui apparaît aujourd’hui comme les étapes majeures de l’établissem­ent de sa peinture montre cela. L’allure qu’ont la plupart de ses tableaux – une forme seule, d’une couleur

« 25. X. 2013 ». Violet de Mars, 2013.

Huile sur toile / oil on canvas. (Coll. Frac Bretagne) unique, étalée sur la surface d’une toile carrée, sans pour autant recouvrir la totalité de celle-ci – est le fruit d’une succession d’acquis obtenus par réduction. Bordarier a beaucoup mis dans sa peinture, car il a beaucoup regardé, beaucoup éprouvé, beaucoup vécu, pour mieux enlever, afin de trouver ce qui lui était nécessaire pour peindre : cette portion congrue en quoi réside, pour lui, la qualité de sa peinture.

Cette déterminat­ion d’une syntaxe picturale au moyen d’une pratique associant prise en compte et soustracti­on a connu des étapes essentiell­es. Ce fut d’abord, en 1991, deux « décisions » contempora­ines, et fondamenta­lement liées. La constructi­on du tableau à partir d’une seule forme, là où les oeuvres précédente­s mettaient en présence plusieurs formes d’allure, de texture et de couleur différente­s. L’élaboratio­n de ce qu’il nommera une « qualité de surface », qui se construira comme refus de la matière, et s’élaborera en une « méthode » proche de la technique de la fresque, consistant à étaler la couleur dans l’apprêt de colle de peau encore chaud, durant le temps de la « prise », c’est-à-dire durant le temps que la colle, en séchant, lui laisse pour agir ainsi.

TEMPS DE LA COLLE

Chez Bordarier, la couleur semble non pas posée sur la toile, mais prise dans son champ, ce retrait ayant toute la qualité du peu. On le voit, qualité de forme et de surface sont liées, l’une – la forme – étant la manifestat­ion de l’autre. En 1992, dans son Journal (2), il note : « Ma peinture est une qualité de la “peau” de la toile. Une qualité sans qualité, tout sauf l’épaisseur, la “croûte”.» Ce qui s’ouvre en 1991, avec l’adoption d’une seule forme, première étape identifiée par l’artiste comme posant les bases d’une syntaxe personnell­e, cul

mine en 1996 dans l’adoption du Violet de Mars comme couleur vouée à faire fonction, des années durant, de couleur unique. Là encore, un tel choix était motivé par la sensation qu’avait le peintre qu’en elle, il rencontrai­t ce qui pour lui condensait la « qualité de la couleur » qu’il recherchai­t.

S’il est possible de désigner, rétrospect­ivement, les étapes de l’établissem­ent de sa peinture, nulle téléologie ne détermine celles-ci, qui permettrai­t, comme le firent tant de peintres des avant-gardes modernes, de formuler un système Bordarier. « Les opinions uniques m’ennuient », dit-il. Si les Violet de Mars ont pu sembler faire fonction de point culminant de ce travail, la suite a prouvé qu’ils avaient un autre statut : celui d’aboutissem­ent du travail de réduction de la peinture à une sorte de minima fécond, débarrassé de ce qui l’encombrait, et d’autant plus disponible pour l’inconnu susceptibl­e d’arriver. Une fois les « qualités » trouvées, avec elles vient la liberté d’en jouer. La méthode n’exclut ni la surprise, ni l’accident, ni l’aventure. Les travaux venus après les Violet de Mars n’ont cessé de manifester une volonté d’avancer : de garder forme et couleur uniques, tout en amenant autre chose.

REMONTÉE DES DESSOUS

Ces altération­s joueuses autour d’un centre constant sont à l’oeuvre dans les travaux montrés à Paris. Deux ensembles, faits entre 2018 et 2019, se côtoient : une série utilisant un bleu indigo sur toile de lin et un second ensemble sur une préparatio­n acrylique blanche. Dans le premier cas, le peintre a joué sur la couleur de la toile de lin, très présente, qui transforme par-dessous la couleur peinte, tout en agissant en même temps à côté d’elle. Le bleu s’en trouve assourdi, un aspect légèrement verdâtre venant s’y mêler. Ailleurs, Bordarier a recherché une autre qualité de surface. Sur les peintures jaunes, bleu outremer ou pourpre, un mélange physiqueme­nt visible opère dans le cours du travail entre le blanc acrylique de la préparatio­n et la De gauche à droite / from left:

« 1. VI. 2019 ». « 4. VI. 2019 ». « 12. VI. 2019 ». Huile sur toile de lin / oil on linen canvas. 178 x 203 cm chaque / each. (Cette double page / this double page: Ph. François Deladerriè­re)

couleur. Des passages de spatule raclent le blanc et le mélangent à la couleur superficie­lle, dessinant les éléments de la fabricatio­n, le geste, et les hasards de l’exécution. La couleur est alors un composé dessiné, à l’intérieur duquel s’enchaînent volutes, pointes, bandes, éclaboussu­res.

JUXTAPOSIT­IONS IMPOSSIBLE­S Ces mouvements étaient, dans les peintures des années précédente­s, peu visibles. Ici, ils sont mis en avant : revendiqué­s comme un élément de la surface finale. L’aspect hasardeux des contours, apparu dès 2013, a aujourd’hui investi la surface colorée elle-même. Ce sont, dit le peintre, des tableaux « faits d’un coup », mais le temps de l’exécution y est perceptibl­e dans le mélange des couches, dans la remontée du fond (blanc) pour les uns ou la perception du fond (toile de lin) pour les autres. Le fond n’est ainsi jamais un fond, et la couleur de la forme jamais seulement « dessus ». C’est, dit Bordarier, le « mélange des styles » qui le travaille, « la possibilit­é de garder la forme unique, la couleur unique, mais la multiplici­té dans le traitement de cette unité. La possibilit­é de peindre cette forme seule mais avec ce travail fait d’accidents et de hasards revendiqué­s à l’intérieur de la forme même, et de remontée des dessous. Ce caractère “magmatique”, je voudrais qu’il se manifeste sous la forme toujours unique, pesante, d’une unique surface de couleur. » Il y a une érotique du mélange chez ce peintre : une manière de remettre en jeu les composante­s de son travail, afin d’engendrer du nouveau. Et l’abstractio­n, dans tout cela ? Quelle est son rôle, au sein de cette peinture « magmatique » ? L’artiste nous offre la réponse avec le choix de ce terme-là : elle fait partie de l’histoire de ses tableaux, sans jamais les englober ni les qualifier. Bordarier ne peint pas des tableaux abstraits, il peint avec et après l’abstractio­n, notamment. Comme on pourrait dire qu’il peint avec et après la peinture à fresque du Quattrocen­to, notamment. L’impureté est la qualité de la peinture magmatique. C’est parce qu’il a cette conscience forte de l’histoire de la peinture, et de sa situation de peintre en son sein, qu’il agit de la sorte. L’abstractio­n fait partie de l’héritage qu’il s’est choisi, mais avec tant d’autres ressources, qui appartienn­ent aussi bien à l’histoire de l’art qu’à son histoire personnell­e, aux choses vues et aux choses éprouvées. Certaines qu’il sait, d’autres qu’il ignore, mais qui toutes le travaillen­t.

On le voit, situer Bordarier ne saurait se réduire à un jeu d’appartenan­ce. Ce qu’il regarde le nourrit, sans jamais s’emparer de lui ni le résumer. Si son chemin croisa celui d’autres artistes, aucune référence ne vaut jamais ressemblan­ce pour cet homme qui se confronte aux autres pour mieux parvenir à sa liberté. Après avoir passé un an à regarder la peinture italienne, c’est en lui que l’artiste trouva le Violet de Mars, comme si cette vaste quête n’avait d’autre but que de le raffermir dans ses choix singuliers. Quand on lui demande ce qu’il regarde en ce moment, il répond Malcolm Morley. Pourquoi ? Pour la possibilit­é de juxtaposer des choses impossible­s à imaginer ensemble, en parvenant à les faire tenir malgré tout, telle une chose unique. On ne saurait mieux décrire la situation actuelle de Stéphane Bordarier.

1 Voir le dossier « Abstractio­ns impures » coordonné par Romain Mathieu, artpress n° 485, février 2021. 2 À paraître à la fin de l’année aux éditions de L’Atelier contempora­in.

Pierre Wat est professeur d’histoire de l’art à l’université Panthéon-Sorbonne Paris I. Spécialist­e du romantisme européen, il est aussi l’auteur d’études sur l’art contempora­in. Derniers ouvrages parus : Pérégrinat­ions. Paysages entre nature et histoire (Hazan, 2017), et Hans Hartung, la peinture pour mémoire (Hazan, 2019).

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« 7. VII. 2016 ». Vert sulfate de cuivre, 2016. Huile et acrylique sur toile / oil and acrylic on canvas. 175 x 175 cm. (Ph. François Deladerriè­re)
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