Du surréalisme en Amérique Surrealism in America
Interview d’Éric de Chassey par Richard Leydier
Du 11 mai au 29 septembre 2021 doit se tenir au Centre de la Vieille Charité de Marseille l’exposition le Surréalisme dans l’art américain, organisée par Éric de Chassey.
Si le directeur de l’INHA revient sur l’attente des surréalistes à Marseille, en 1940-41, d’un embarquement à destination des États-Unis, il estime surtout que leur part prise dans l’histoire de l’art américain est surévaluée. Notre vision eurocentrée risque d’en prendre un coup. Chassey est également commissaire de l’exposition Napoléon ? Encore !, qui se tiendra au musée de l’Armée - Hôtel des Invalides à Paris (voir dans ce numéro l’article consacré à Célia Muller, qui y expose).
L’exposition que tu organises à la Vieille Charité postule qu’un surréalisme proprement américain aurait précédé l’arrivée des réfugiés européens. Il subsiste une légende voulant que l’art américain n’ait atteint sa pleine maturité qu’avec l’arrivée des artistes surréalistes en provenance de Paris et d’Europe en général. On sait depuis longtemps, mais on a du mal à l’intégrer, qu’il y a eu des surréalistes américains dès le tout début des années 1930. Cela arrive avec un temps de retard (six ans) par rapport à la signature du manifeste en 1924, mais bien avant le voyage de 1940. La réception du surréalisme aux États-Unis le dépouille de deux dimensions importantes : les aspects politique et sexuel, ou en tout cas ce qui a trait à la psychanalyse et ne relèverait pas strictement de l’interprétation de rêves. Donc, au début des années 1930, il y a une méprise, avec des artistes américains qui entendent aller au-delà du surréalisme pour lui conférer un contenu politique (ils ne sont en fait pas au courant que le surréalisme originel est déjà politique). Ce sont les social surrealists, comme James Guy ou O. Louis Guglielmi à New York. D’autre part, il y a aussi l’idée que le surréalisme français comporterait trop de dérives et qu’il conviendrait de le recadrer (et cela donne le mouvement post-surréaliste en Californie à partir de 1934, avec en particulier Helen Lundeberg et Lorser Feitelson). On voit, dans un cas comme dans l’autre, que dans cette version américaine du surréalisme, il y a d’abord un héritage du réalisme étasunien, représenté par le précisionnisme ou les écoles régionalistes de la fin des années 1920-30, et d’autre part une tendance très forte aux expérimentations, mais uniquement formelles. Robert Motherwell privilégie par exemple « l’automatisme plastique », et non l’automatisme psychique. Or, des artistes se trouvent sur un terrain plus mixte et, surtout, Motherwell oublie plusieurs tendances. Une des choses intéressantes qu’on voit dans l’exposition organisée par Alfred Barr en 1936 au MoMA, Fantastic Art, Dada and Surrealism, c’est que des critiques, des conservateurs de musées aux USA, estiment immédiatement qu’il y a une version vernaculaire et très ancienne du surréalisme en Amérique. Cela rejoint le contexte français, car André Breton pense que le surréalisme est un mouvement anhistorique, et qu’on peut trouver aux 18e et 19e siècles des sortes de précédents. Et Barr expose dans son exposition des dizaines d’artistes autodidactes et vernaculaires, des dessins d’enfants…
TROP LITTÉRAIRE
L’art des natifs, aussi ? On peut se dire que l’art amérindien est déjà surréaliste par essence. Il y a une reconnaissance de quelque chose qui serait présent en Amérique depuis longtemps et qui irait contre une sorte d’art officiel avant-gardiste. Pour moi, l’important
était de dire : il y a bien un événement important qui est l’exil des surréalistes aux ÉtatsUnis, mais il est précédé d’autres choses. Toutefois, le propos de cette exposition porte essentiellement sur ce qui se passe après l’arrivée des Européens. Tandis que le surréalisme est jugé trop européen, trop littéraire par une tendance critique représentée par Clement Greenberg (mais ils sont nombreux à penser ainsi, Alfred Barr, entre autres), le surréalisme est en quelque sorte mis de côté, avec, par-dessus, un couvercle nationaliste du type : « Nous avons les meilleurs artistes au monde parce qu’ils ont su capter l’héritage des artistes européens, notamment surréalistes, et le débarrasser de ses scories. » Je veux montrer que la situation a été plus complexe. D’abord il y a un surréalisme transatlantique, qui ne distingue pas entre ce qui se passe aux États-Unis et en Europe, où les artistes sont mélangés dans les expositions et les revues. Toutefois, si les artistes américains ne se recommandent pas du surréalisme parce que ça serait mauvais pour eux en termes de carrière et de discours critique, nombre d’entre eux, et pas des moindres, continuent en fait à entretenir un rapport très fort au surréalisme.
Tu parlais de Feitelson, c’est quelqu’un qui apparait tôt dans la biographie de Philip Guston. Les tableaux de jeunesse de ce dernier, à la fin des années 1920, quand il vit encore en Californie, s’inspirent de Max Ernst et Giorgio De Chirico. On n’expose pas de tableau de Guston de cette période, par exemple Mother and Child…
… qui est pourtant un tableau très sexuel. Tout à fait. Mais on expose des artistes qui ont été très proches de Guston, comme Harold Lehman, dont je montre un beau tableau, très étrange. L’exposition aurait pu être beaucoup plus vaste, je me suis adapté au site de la Vieille Charité, dont l’espace est complexe. J’ai dû faire des choix, et si je montrais ce tableau de Guston, personne n’aurait vu celui de Lehman ; or, il est vraiment intéressant.
Dans ce surréalisme américain, tu identifies deux courants : un figuratif et un abstrait. Évidemment, les choses sont plus fluides. L’histoire traditionnelle, c’est : les surréalistes arrivent, leur art se mélange à l’abstraction, et ça donne l’expressionnisme abstrait. Donc on met en général en valeur la branche abstraite, celle d’Arshile Gorky, qui est adoubé par Breton comme le grand artiste surréaliste américain. Dalí a été expulsé du mouvement depuis longtemps, mais il est celui que les Américains identifient le plus au surréalisme.
Tanguy aussi ? Oui, il est allé aux USA assez tôt et sa femme, Kay Sage, est américaine (et artiste). Mais Dalí joue un rôle très visible. C’est toujours pareil, il y a ceux qui font le voyage et ceux qui ne le font pas. Dalí se met en scène, il conçoit des vitrines pour des grands magasins, le Pavillon de Vénus pour la foire de New York, il joue le jeu mondain, il fait la couverture de Time, peint les portraits de milliardaires et de leurs épouses…
Comme le fera plus tard Warhol… Exactement. Dalí n’est pas perçu de la même façon qu’en Europe. Le surréalisme met fin à l’opposition entre culture populaire et haute culture. Aux États-Unis, c’est beaucoup plus fort qu’en France. Par exemple, Dalí collabore avec Hitchcock pour la séquence du rêve dans Spellbound. Il oeuvre avec Walt Disney pour Fantasia, même si ça n’aboutit pas. De la même façon, lorsque Julien Levy, qui est le
marchand du surréalisme aux USA, organise des projections dans sa galerie, il montre aussi bien les films de Joseph Cornell que des dessins animés, des films burlesques, avec l’idée que tout ça c’est la même chose. Et d’ailleurs, Barr dans son exposition en 1936, montre aussi le même type d’objets.
HAUTE ET BASSE CULTURE
Ça anticipe en quelque sorte l’exposition High & Low (Adam Gopnik et Kirk Varnedoe) qui se tient en 1990 au MoMA. Complètement. D’une certaine façon, le fait que le surréalisme aux USA ait laissé de côté la part littéraire le conduit à être en prise beaucoup plus directe avec la société. Ce qui n’empêche pas que les poètes gravitant autour de la revue View (publiée entre 1940 et 1947), comme Parker Tyler ou Charles Henri Ford, aient une vraie production littéraire. Mais pour eux, Cocteau est aussi surréaliste que Breton. En France, évidemment, le simple fait que Cocteau soit une figure populaire invalide son appartenance au mouvement. Ce moment est celui d’un basculement dans l’art américain. On oublie souvent qu’aux États-Unis, l’art est vu comme une chose futile, donc il faut que ça ait l’air sérieux. À cet effet, soit on fait dès le départ une chose un peu grandiose en déclarant : on s’occupe du destin de l’humanité. Soit une autre approche consiste à considérer que l’art peut avoir un rôle dans la société ordinaire. En France, il est mal vu qu’un artiste réalise la devanture d’un grand magasin, mais aux USA ça ne pose aucun problème. C’est même plutôt porté au crédit du mouvement. Le grand artiste surréaliste américain, c’est Joseph Cornell. Que ce soit pour ses collages (nous allons montrer ceux publiés en 1943 dans View), ses films ou ses boîtes, il a un rôle central et il invente des choses qu’on ne connaît pas dans le reste du surréalisme, lesquelles auront une grande postérité. Il y aura à la Charité toute une section sur les boîtes. C’est en effet une forme que les artistes étasuniens ont beaucoup reprise. Il y a à la fois des modèles européens, avec Marcel Duchamp, mais aussi américains avec Cornell. Et quand d’autres artistes font des boîtes, comme Robert Rauschenberg, H.C. Westermann, Robert Morris, ils le font dans cette filiation.
Qu’appelles-tu l’abstraction excentrique ? L’abstraction est en général considérée comme une chose sérieuse qui a peu à voir avec la frivolité. C’est un terme inventé par Lucy Lippard pour une exposition ( Eccentric Abstraction) qu’elle organise en 1966 à la Fischbach Gallery (NY) afin d’évoquer une abstraction non puriste, laquelle prend en charge les questions du corps, de la sexualité, de la forme et de l’informe. Y figurent notamment des oeuvres de Eva Hesse ou de Louise Bourgeois. Lippard est une des premières à revendiquer une filiation avec le surréalisme pour ces artistes-là. C’est évidemment dirigé contre le purisme à la Greenberg. Au même moment, Gene R. Swenson organise The Other Tradition, en 1966 aussi, à l’ICA de Philadelphie, avec un discours similaire. Il montre par exemple de concert Paul Thek et James Rosenquist. Pour le coup, on a une version hyper sexualisée du surréalisme. En fait, on m’avait au départ commandé une énième exposition sur le passage de Marseille à New York, avec les jeux de tarot, etc. Mais en réfléchissant, je suis retourné au texte « Specific Objects » de Donald Judd. Je l’avais toujours lu dans des anthologies, puis un jour je suis tombé sur l’original dans Artnews Annual, et je me suis aperçu que cet article commence avec deux grandes illustrations, figurant un relief de Lee Bontecou et un bas-relief de Claes Oldenburg. Si on examine les sources de Bontecou et Oldenburg, on s’aperçoit que chez ces artistes, qui n’ont a priori pas grand-chose à voir, le surréalisme est très présent. C’est notamment souvent revendiqué par Oldenburg. On devait avoir les deux oeuvres en question à Marseille mais le Covid est passé par là, donc on en aura d’autres. On va aussi exposer des formes molles d’Oldenburg avec des tableaux de Tanguy. J’organise des expositions pour tester des hypothèses. Celle de cette exposition, c’est que le surréalisme est bien plus présent qu’on ne pense dans l’art américain, et je veux voir ce qui se passe quand on accroche des oeuvres d’époques différentes ensemble. Par exemple, on a toujours dit que l’expressionnisme abstrait s’était substitué au surréalisme. Si on confronte des Miró des années 1920 à des Clyfford Still du
Arshile Gorky. « Study for the Bethrotal ». 1946-47. Crayon de graphite et de cire sur papier / graphite and wax pencil on paper. 61,9 x 48,6 cm. (Coll. Jack Shear, Spencertown ; © Elsworth Kelly Studio)
milieu des années 1940, on risque de voir des choses que Still lui-même n’aurait peut-être pas aimé qu’on voie.
Un mouvement inverse a aussi sans doute eu lieu. Si tu confrontes le Lee Bontecou du MoMA et une sculpture d’Anish Kapoor, ça marche aussi. Peux-tu nous dire un mot du mouvement Dynaton, au début des années 1950 ? Il m’importait de réaffirmer que l’art des USA ne s’arrête pas à la côte Est. Ce qui se passe en Californie, et notamment au nord de cet État, est important. Gordon Onslow Ford, Lee Mullican et Wolfgang Paalen créent ce mouvement Dynaton. Pour le coup, on est vraiment entre abstraction et figuration. Ce sont des tableaux qui apparaissent comme abstraits mais qui ont toujours le projet de représenter et susciter chez le spectateur une forme de voyage mental. C’est un mouvement très lié à l’art des natifs américains pour ce qui est des phénomènes de transe, possession, voyages de l’esprit. Chez Mullican notamment, ça donne des tableaux hyper fragmentés, très cosmiques, dans lesquels le regard se perd. On en retrouve franchement quelque chose dans la culture psychédélique de la fin des années 1960.
Et plus tard la Mission School à San Francisco. Penses-tu que l’expressionnisme abstrait a éclipsé Dynaton et aussi la Bay Area ? Tout à fait. D’autant que les artistes clamant que l’expressionnisme abstrait tient une trop grande place sont ceux qui revendiquent une parenté avec le surréalisme. Et, d’une certaine manière, ils le font pour ennuyer l’expressionnisme abstrait. On a raconté que l’aventure abstraite se limitait à la côte Est. Ce n’est pas vrai car il y a Diebenkorn dans la Bay Area, et Still a par ailleurs passé beaucoup de temps en Californie. Et il y a dans la scène de San Francisco de cette époque, qui mêle peintres, sculpteurs, réalisateurs, etc., une porosité particulièrement intéressante.