Célia Muller
Annabelle Gugnon
Célia Muller pratique le dessin sur un mode quasi photographique. Elle participe à Napoléon ? Encore !, exposition organisée par Éric de Chassey au musée de l’Armée - Hôtel des Invalides
(7 mai 2021 - 30 janvier 2022), qui revisite le mythe impérial. En outre, elle expose en septembre à la Conserverie, à Metz.
Célia Muller se tient face à la vague qu’elle a dessinée, haute de quatre mètres, large de cinq et demi ( J’ai fait un rêve #2, 2020). Un imposant travail d’un mois, à pas de fourmi, pour aboutir à cette texture vivante et agitée qui s’ébroue en fumée d’écume, en crêtes et en creux charbonneux, en morsures de ténèbres. Elle semble vouloir submerger la jeune artiste qui, pourtant, l’a créée. D’abord dans des rêves insistants, puis pour son diplôme de fin d’études, passé brillamment en juin 2020 à l’école des beaux-arts de Metz (Esal). À l’instar de tous ses dessins – partie essentielle de sa pratique –, cette vague ressemble à une photographie, comme si les pigments d’oxyde de fer noir étaient tirés au collodion de Gustave Le Gray.
CONTES DE FÉES
« C’est étrange comme le dessin et la photographie sont dans mon esprit à ce point indissociables », s’étonne-t-elle. La photographie en noir et blanc, faut-il préciser, car Célia Muller n’utilise pas la couleur. Elle a bien essayé mais son tropisme se situe ailleurs : dans les vibrations, les intensités, les profondeurs, dans les gammes argentées, dans les fractures du noir et blanc. Elle dessine avec cette maestria depuis l’enfance. Ne pouvait jamais s’arrêter. N’a pas pris de cours et ignorait que le dessin pourrait un jour être son métier.
Là commence un conte de fées : à Meisenthal, village de 800 âmes situé dans une vallée vosgienne dénommée « la Vallée du verre » car plusieurs verreries s’y sont installées au 18e siècle naissant. Émile Gallé, figure de l’Art nouveau,y a effectué ses recherches techniques et artistiques à la fin du 19e siècle. Aujourd’hui, le renommé Centre international des arts verriers (Ciav) y accueille artistes et expositions. Fin 2013, invité par Damien Deroubaix et l’association Artopie, Jérôme Zonder y a accompli une résidence avant d’exposer dans l’immense
halle. Célia Muller, alors serveuse au restaurant du village, est venue voir ces dessins : « Ça a été une vraie claque ! » Elle ose une question : « Mais le dessin, c’est ton métier ? Tu en vis ? » La réponse en grand éclat de rire de Jérôme Zonder est fulgurante : un monde s’ouvre. Elle a repris des études, artistiques cette fois, après un passage par un bac plutôt commercial. Elle a exposé début 2021 à la galerie de Maïa Muller et ses oeuvres seront accrochées aux cimaises de l’Hôtel des Invalides pour Napoléon ? Encore !, une exposition conçue par Éric de Chassey à l’occasion du 200e anniversaire de la mort de
Bonaparte. Célia Muller a fait décrocher les portraits du maréchal Jourdan et du prince de Beauharnais, deux médaillés napoléoniens, pour les remplacer par ses dessins inspirés de Delphine, roman féministe de Madame de Staël, esprit libre, haïe de Napoléon qu’il a exilée. Sa pratique artistique est sans concessions. Et veut le demeurer : « Ce qui compte, c’est d’être au plus près de la sincérité. Je veux continuer à chercher sans peut-être trouver. J’aimerais plus explorer la vidéo, j’aimerais que mes dessins puissent être touchés par le public, j’aimerais encore expérimenter tant de
Ci-contre / opposite:
« Delphine I ». 2020. Pastels secs sur papier de soie / dry pastels on silk paper. 100 x 65 cm.
Page de gauche, de haut en bas / left page, from top: «T’en remettre au vent ». 2020. Pastels secs sur papier de soie / dry pastels on silk paper. 100 x 65 cm découpé en 80 morceaux de / cut into 80 pieces of 10 x 8,1 cm. Installation de fin de diplôme / installation of graduation diploma. École des beaux-arts de Metz (Esal), juin 2020. (Pour toutes les images
/ all images: Court. l’artiste) choses… » Aussi n’avance-t-elle qu’à pas feutrés vers les galeries et le marché pour conserver cette liberté que lui a ouvert le monde de l’art qui, écrit-elle dans son mémoire de fin d’études, « m’a sauvé la vie ».
LÂCHER DE FANTÔMES
L’oeuvre qu’elle a réalisée pour « Les Éditions infiltrées » du réseau Lorraine d’art contemporain (Lora) est de ce point de vue parlante ( T’en remettre au vent, 2020). Elle est inspirée d’une photographie anonyme choisie dans les archives de la Conserverie, le Conservatoire national de l’album de famille, à Metz, où elle exposera de juillet à septembre 2021. Il s’agit d’un envol de colombes, une pratique en vogue chez les mineurs de fond après-guerre. Elle l’a réinterprétée en lâcher de fantômes, ceux de l’année coronavirale et confinée. Célia Muller a découpé son dessin, large d’un mètre, en quatre-vingts morceaux « à disperser au gré du hasard ». Pour sortir du monde virtuel et aseptisé, pour que ces parts d’image circulent, soient touchées, salissent les doigts et que les rencontres, nécessitées par l’éventuelle reconstitution du puzzle, déjouent l’éloignement physique. « Car, dit-elle, l’art, ça s’approche avec son corps et ses sens. » C’est ce qu’elle tente de transmettre aux publics du Frac Lorraine où elle est médiatrice depuis trois ans : « La proximité avec les gens et avec les publics populaires me passionne. » Et l’inspire aussi, à en croire un guide du visiteur transformé en carnet surdessiné et apostillé (non titré). Ses supports sont parfois inattendus. Elle burine des verbes sur une pelle de chantier ( J’ai fait un rêve #1, 2019), entaille des semelles de chaussures pour y inscrire des mots ( Je passe, 2018), filme et écrit en tailledouce un poème sur verre ( les Mains sales, 2019), découpe en vibrato d’encre de tatouage et de pastel des paysages et des souvenirs ( Histoires, 2017-18). Des dessins comme autant de traductions de ces autres sources que sont pour cette artiste ses propres émotions musicales ou cinématographiques.
Annabelle Gugnon est critique d’art et psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne.
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Célia Muller practices drawing in a quasi-photographic mode. She is a participant in Napoleon ? Encore, an exhibition organized by Éric de Chassey at the Musée de l’Armée—Hôtel des Invalides (May 7th, 2021—January 30th, 2022), which revisits the imperial myth. In addition, she will have an exhibition in September at the Conserverie in Metz.
Célia Muller stands in front of the wave she has drawn, four metres high, five and a half wide ( J’Ai Fait un Rêve #2 [I Had a Dream #2], 2020). An imposing work accomplished over a month with ant-like steps to achieve this lively, agitated texture, roiling, smokey froth, sooty ridges and hollows, bites of darkness. It seems to want to submerge the young artist, though she created it: first in insistent dreams, then for her graduation diploma, passed brilliantly in June 2020 at the School of Fine Arts in Metz (Esal).
FAIRY TALE
Like all of her drawings—an essential part of her practice—this wave resembles a photograph, as if the black iron oxide pigments were printed with Gustave Le Gray’s collodion. “It’s strange how drawing and photography are so inseparable in my mind,” she says. Black and white photography, it should be said, because Célia Muller doesn’t use colour. She has tried, but her tropism lies elsewhere: in the vibrations, the intensities, the depths, in silver tones, in the fractures of black and white.
She has been drawing with this mastery since childhood. Could never stop. Didn’t take lessons and didn’t know that drawing could one day be her profession. And so begins a fairy tale: in Meisenthal, a village of 800 souls located in a Vosges valley called “Glass Valley” because several glass factories were established there in the early 18th century. Emile Gallé, a figure in Art Nouveau, carried out his technical and artistic research here at the end of the 19th century.Today the renowned Centre International des Arts Verriers (International Glass Arts Centre) hosts artists and exhibitions there. At the end of 2013, invited by Damien Deroubaix and the Artopie association, Jérôme Zonder completed a residency there before exhibiting in the immense hall. Muller, then a waitress at the village restaurant, came to see these drawings: “It was a real slap in the face!” She dares to ask: “But is drawing your job? Do you make a living from it?” Zonder’s answer, with a great burst of laughter, was dazzling: a world opened up. She resumed her studies, artistic this time, after a more businessoriented baccalaureate. She exhibited in early 2021 at Maïa Muller’s gallery and her works will be hung on the walls of the Hôtel des Invalides for Napoléon? Encore!, an exhibition conceived by Éric de Chassey on the occasion of the 200th anniversary of Bonaparte’s death. Muller had the portraits of Marshal Jourdan and the Prince de Beauharnais, two Napoleonic medallists, taken down and replaced with her drawings inspired by Delphine, a feminist novel by Madame de Staël, a free spirit hated by Napoleon and whom he exiled.
Her artistic practice is uncompromising. And she wants it to remain so: “What counts is to be as close as possible to sincerity. I want to continue to search, perhaps without finding. I would like to explore video more, I would like my drawings to be touched by the public, I would like to experiment with so many things.” So she is only moving slowly toward galleries and the market in order to preserve the freedom that the art world has given her, which, she wrote in her thesis, “saved my life”.
UNLEASHING GHOSTS
The work she created for Les Éditions infiltrées of the Lorraine contemporary art network is telling in this respect ( T’en Remettre au Vent [Entrusting Yourself to the Wind], 2020). It is inspired by an anonymous photograph chosen from the archives of the Conserverie, the National Conservatory of the Family Album, in Metz, where it will be exhibited from July to September 2021. The photo is of a dove release, a popular postwar practice among underground miners. She has reinterpreted it as a release of ghosts, those of the coronaviral, lockeddown year. Muller has cut up her drawing, a metre wide, into eighty pieces “to be scattered at random”. To escape from the aseptic, virtual world, so that these pieces of image move, are touched, dirty the fingers, and that the encounters, necessary for the eventual
reconstruction of the puzzle, thwart the physical distance. Because, she says, “art is approached with the body and the senses.”This is what she tries to transmit to the public of the Frac Lorraine, where she has been an activity leader for three years: “I’m passionate about getting close to people, to the general public at large.” And it also inspires her, according to a visitor’s guide transformed into a drawn-on, annotated notebook (untitled). Her supports are sometimes unexpected. She engraves verbs on an excavator ( J’Ai Fait un Rêve #1 [I Had a Dream #1 ], 2019), engraves words on the soles of shoes (Je passe,2018), films and writes in intaglio a poem on glass ( Les Mains Sales [Dirty Hands], 2019), cuts out landscapes and memories in a vibrato of tattoo ink and pastel ( Histoires, 2017-18). Drawings as so many translations of these other sources, which are for this artist her own musical or cinematographic emotions.
Translation: Chloé Baker
Annabelle Gugnon is an art critic and psychoanalyst, member of the Société de Psychanalyse Freudienne.
Célia Muller
Née en / born 1992
Vit et travaille à / lives and works in Metz
Expositions collectives / Group shows:
2021 Galerie Maïa Muller, Paris ;
Musée de l’Armée, Paris
2019 Musée historique de la ville, Strasbourg ; Galerie Octave Cowbell, Metz ; Artopie, Meisenthal ; Le Laboratoire d’expression élastique, Metz
2018 Musée Saint-Remi, Reims ; Galerie Modulab, Metz 2017 La Conserverie, lieu d’archive, Metz ; Atelier François Génot, Diedendorf ; Musée la grande cour Hermès, Saint-Louis-lès-Bitche