Les jeux de portes d’Abbas Kiarostami Interplay of Doors
Abbas Kiarostami’s Interplay of Doors
Jean-Jacques Manzanera
Du 17 mai au 26 juillet 2021, à Paris, le Centre Pompidou rend hommage à Abbas Kiarostami avec une grande exposition et, en parallèle, une rétrospective complète de ses films. L’occasion de revenir sur les
créations protéiformes (cinéma, photographie, poésie) de cet artiste iranien et les liens qu’elles entretiennent entre elles, aussi joueuses que
contemplatives.
« Où est la maison de mon ami ? ».
1987. 87 min. (© Kanoon)
Abbas Kiarostami (1940-2016) nous manque en ce printemps 2021. À l’heure où ces lignes sont écrites, nous vivotons d’un confinement l’autre, les espaces culturels demeurent désespérément clos et la vérité est plus que jamais sujette à caution. Alors oui, la liberté créatrice et la sagesse facétieuse de l’artiste et cinéaste iranien nous manquent cruellement. Pour commencer, il faudrait essayer de ne pas évoquer ce créateur polyvalent comme une évidence, tenter de retrouver la sensation neuve et vraie que suscita la découverte de son cinéma à l’orée des années 1990. Repéré lors de festivals, signalé comme important par Serge Daney ou Jean-Luc Godard, pour ne prendre que deux « éveilleurs », Où est la maison de mon ami ? (1987) fut le premier opus qui parvint sur les écrans français, en 1990, précédant de quelques mois la sortie de Close -Up (1990). Pour bon nombre de spectateurs, dont je fus, la première image du cinéma de Kiarostami fut ce long plan fixe sur une porte ouvrant ce premier opus, porte entrouverte et non fermée, ce qui permettait de discerner le flux incessant de paroles d’enfants. Sans plan préconçu, cette porte ouvrait sur une oeuvre majeure, mais également sur la découverte en Iran d’une nouvelle terra incognita susceptible de revitaliser les cinéphilies occidentales les plus fatiguées.
PORTES GRAND FORMAT
C’est un constat étonnant, mais aussi émouvant, lorsqu’on se remémore que l’une des dernières créations visuelles d’Abbas Kiarostami fut l’installation Doors Without Keys (2015) : mise en espace et en lumières subtiles de photographies de vieilles portes en grand format, prises en Italie, en France et au Maroc. Portes toujours magnifiées, qui demeurent
ici closes, à jamais mystérieuses. La vie secrète de l’inanimé, une fois encore, appelait à la contemplation, comme si cet art photographique kiarostamien – que l’art contemporain mit du temps à reconnaître –, venait rappeler ce que le cinéaste déclarait dès 1993 : « Je pense que l’image est, d’une certaine façon, la mère de tous les arts. Je dois dire que si j’ai été attiré par le cinéma, c’est parce que, mentalement, l’image m’a toujours séduit (1). » Dans la grande exposition que le Centre Pompidou consacre à Kiarostami, on trouve une sélection de ces portes, tout comme d’autres séries photographiques ou vidéographiques – paysages bien sûr, et séries de fenêtres et d’escaliers, entre autres motifs –, le plus souvent associées à une expression plus secrète encore de l’art kiarostamien : la poésie. Une rétrospective complète de ses films de tous formats, pour certains inédits, se tient en parallèle et rappelle que le cinéma demeure évidemment son expression essentielle et première. L’une des forces de cette manifestation, trop longtemps différée à cause de la pandémie, consiste à n’oublier aucune des voies empruntées par l’auteur du Goût de la cerise (1997), en les conjuguant avec une discrète virtuosité en plein accord avec la dimension ludique de son oeuvre, sans annuler une dimension au profit de l’autre. Aucun surplomb théorique austère : Kiarostami ne dissociait pas inventivité plastique, intelligence réflexive et jeu.
VIE ET CINÉMA
Il suffit de se souvenir de la manière dont est construite la célèbre trilogie de Koker, du nom de ce village où fut tourné Où est la maison de mon ami ?. En 1990, la région du Gilan, dans le nord de l’Iran, fut frappée par un séisme meurtrier, ce qui poussa le cinéaste à revenir à Koker, accompagné de son fils Bahman, à la recherche des deux jeunes acteurs du film initial. Si l’objectif ne fut pas atteint (il ne les retrouvera qu’ultérieurement), Kiarostami put, en revanche, mesurer le poids des souffrances d’un lieu meurtri, expérience que retrace Et la vie continue (1992). En marge du tournage de ce deuxième opus, des histoires se nouent et l’une d’entre elles fascine le cinéaste : celle d’Hossein, l’assistant polyvalent qui, dans le film précédent, jouait le mari d’une jeune femme qu’il courtise en vain dans la « vraie vie ». En reconstituant, dans Au travers des oliviers (1994), le tournage de Et la vie continue, notamment afin de montrer cette histoire secrète, Kiarostami donne un tournant proprement vertigineux à ce qui devint la trilogie de Koker. Rarement la réflexion sur ce lien organique entre vie et cinéma n’aura été abordée si justement, le tout sans tentation théorique prétentieuse ni connivence pour happy few : jeux de variations, mises en abîme et essais demeurent évidents à tout moment.
Cette nécessité du jeu chez Kiarostami constitue l’une des lignes de force de l’exposition, entre autres lorsque le visiteur est amené à entrer dans le véhicule du cinéaste, qui évoque le motif récurrent de l’itinérance en automobile, que ce soit dans la recherche de Et la vie continue, la quête inquiétante du Goût de la cerise ou les dix trajets de Ten (2002) captés par deux petites caméras numériques. L’auteur estimait que sa voiture était un « bureau », mais aussi une « salle de méditation ». Le spectateur installé à son bord pourra percevoir les sons évocateurs de ces
divers cheminements cinématographiques. L’image est jeu, le son est jeu, l’écrit aussi. Ainsi, dans l’exposition, certains courts poèmes sur le mode du haïku s’inscrivent dans une marelle tracée au sol, d’autres jouxtent des extraits de films ou de vidéos, d’autres encore flottent librement tels des lucioles dans une nuit apaisante. En Iran, la poésie est restée un art majoritaire, pleinement ancré dans l’imaginaire collectif, que ce soit à travers la tradition persane (Rumi, Saadi, Hafiz...) ou de grands noms contemporains. Kiarostami s’est à l’évidence nourri de ces influences qu’il
citait volontiers, à la fois dans ses films et dans ses entretiens. Le titre Où est la maison de mon ami ? s’inspire d’un poème de Sohrab Sepehri (1928-1980), à qui le film est d’ailleurs dédié. Le poème « Mon jardin » de Mehdi Akhavan-Sales a alimenté à la fois le film Copie conforme (2010), le temps d’une scène, et l’installation Forest Without Leaves (2004) qui, dans un geste digne de Penone, proposait de se promener dans une forêt de 84 colonnes cylindriques recouvertes de reproductions photographiques de troncs d’arbres.
FLORILÈGES ÉCRITS
On sait moins sous nos cieux que le cinéaste a publié des florilèges, des morceaux choisis, ainsi que ses propres poèmes qu’on découvrira avec profit comme un legs précieux et éclairant (2). Par un juste retour des choses, l’exposition montre également comment le dramaturge Amir Reza Koohestani a su creuser les potentialités infinies d’un chef-d’oeuvre méconnu (3) des années Kanoun, Cas numéro 1, cas numéro 2 (1979), qui savait faire montre d’un sens dialectique aiguisé qu’on retrouvera dans l’oeuvre à venir, mettant à mal le reproche, pour le moins abusif, d’un manque de conscience politique chez le cinéaste.
Avec cette visite des riches possibles ouverts par les onze modules de l’exposition Où est l’ami Kiarostami ?, conçue avec ferveur par Massoumeh Lahidji, Sylvie Pras et Florian Ebner, me revient le souvenir de ce jour où je rencontrai Kiarostami il y a un peu plus de 20 ans. Invité à un colloque autour des représentations de l’arbre dans une Dordogne dévastée par la tempête Martin, le cinéaste et poète avait su par ses mots, ses silences, ses photographies offertes comme un baume, rappeler la joie profonde que pouvait susciter la conscience de notre présence au monde, aussi abîmé que soit celui-ci.
Nous sommes heureux de retrouver enfin Abbas Kiarostami.
Signalons également deux ouvrages complétant cette exposition et la rétrospective : la monographie d’Agnès Devictor et Jean-Michel Frodon, Abbas Kiarostami. L’oeuvre ouverte (Gallimard, 2021) et l’essai de Youssef Ishaghpour, Kiarostami (Verdier, 2021).
1 « La photographie », les Cahiers du cinéma n°493, juillet-août 1995. 2 On peut lire le recueil d’Abbas Kiarostami Des milliers d’arbres solitaires, Érès, 2014. 3 Potemkine Éditions et MK2 éditent pour l’occasion de très beaux coffrets « Les années Kanoun » et « La trilogie de Koker », ainsi que les films les plus connus d’Abbas Kiarostami.
Jean-Jacques Manzanera est enseignant et critique pour la revue artpress, entre autres supports. Il a également collaboré à des ouvrages collectifs consacrés à Bruno Dumont, Roman Polanski et Pier Paolo Pasolini.
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From May 17th to July 26th, 2021, the Centre Pompidou in Paris is paying tribute to Abbas Kiarostami with a major exhibition and, in parallel, a complete retrospective of his films. This is an opportunity to look back at the protean creations (film, photography, poetry) of this Iranian artist and the links between them, as playful as they are contemplative.
We miss Abbas Kiarostami (1940-2016) in the Spring of 2021. At the time of writing these lines we’re struggling along from one lockdown to another, cultural spaces remaining woefully closed and truth more questionable than ever. So yes, we sorely miss the creative freedom and mischievous wisdom of the Iranian artist and filmmaker. To begin with, an effort should be made not to evoke this versatile creator as a given, an attempt should be made to recapture the new, real feeling that the discovery of his cinema aroused at the beginning of the 1990s. Spotted at festivals, signaled as important by the likes of Serge Daney and Jean-Luc Godard, to name just two “awakeners”, Where Is the Friend’s Home? (1987) was the first opus to reach French screens, in 1990, preceding the release of Close-Up (1990) by a few months. For many viewers, including myself, the first image of Kiarostami’s cinema was the long still shot of a door opening this first opus, a door ajar but not closed, allowing the incessant flow of children’s words to be made out. Without planning, this door opened onto a major work, but also onto the discovery in Iran of a new terra incognita likely to revitalize the most jaded Western film buffs. It is surprising, but also moving to recall that one of Kiarostami’s last visual creations was the installation Doors Without Keys (2015): a staging in subtle light of large-scale photographs of old doors, taken in Italy, France and Morocco. Doors always magnified, which remain closed here, forever mysterious.The secret life of the inanimate, once again, called for contemplation, as if this Kiarostamian photographic art— which the contemporary art world was slow to acknowledge—reminded us that the filmmaker declared in 1993: “I think that the image is, in a certain way, the mother of all arts. I have to say that if I was attracted to cinema, it’s because, mentally, the image has always seduced me.” (1)
LARGE FORMAT DOORS
In the major exhibition that the Centre Pompidou is devoting to Kiarostami there is a selection of these doors, as well as other photographic and videographic series— landscapes, of course, and series of windows and staircases, among other motifs— most often associated with an even more secret expression of Kiarostami’s art: poetry. A complete retrospective of his films in all formats, some of which have never been shown before, is being held in parallel, and reminds us that cinema obviously remains his essential, primary expression. One of the strengths of this event, too long postponed because of the pandemic, is that it doesn’t overlook any of the paths taken by the author of Taste of Cherry (1997), combining them with a discreet virtuosity in full
accordance with the playful dimension of his work, without cancelling out one dimension for the benefit of another. No austere theoretical overhang: Kiarostami didn’t dissociate plastic inventiveness, reflective intelligence and play.
It is enough to remember how the famous Koker trilogy is constructed, named after the village where Where Is the Friend’s Home? was filmed. In 1990 the Gilan region of northern Iran was hit by a deadly earthquake, prompting the filmmaker to return to Koker, accompanied by his son Bahman, in search of the two young actors from the original film. Although the goal wasn’t reached (he wouldn’t find them until later), Kiarostami was able to measure the weight of the suffering of a battered place, an experience that is recounted in Life, and Nothing More... (1992).
LIFE AND FILM
On the fringes of the shooting of this second opus, stories were being told, and one of them fascinated the filmmaker: that of Hossein, the versatile assistant who, in the previous film, played the husband of a young woman whom he courted in vain in “real life”. By reconstructing, in Through the Olive Trees (1994), the filming of Life, and Nothing More..., in particular in order to show this secret story, Kiarostami gives a truly vertiginous turn to what became the Koker trilogy. Rarely has the reflection on this organic link between life and cinema been approached so precisely, all without succumbing to any pretentious theoretical temptation or nudging and winking for a happy few: interplay of variations, mise en abyme and experiments remain evident at all times.
WRITTEN FLOURISHES
This need for interplay, for games in Kiarostami’s work is one of the main themes of the exhibition, not least when visitors are invited to enter the filmmaker’s vehicle, which evokes the recurring motif of travelling by car, whether in the search for Life, and Nothing More..., the disquieting quest for Taste of Cherry or the ten journeys in Ten (2002), captured by two small digital cameras. The author considered his car to be an ‘office’, but also a ‘meditation room’. The viewer sitting in the car will be able to hear the evocative sounds of these various cinematographic journeys.
The image is a game, sound is a game, and so is the written word.Thus, in the exhibition some short poems in the haiku style are inscribed in a hopscotch pattern on the floor, others are adjacent to film or video extracts, and still others float freely like fireflies in a soothing darkness. In Iran poetry has remained a predominant art form, fully rooted in the collective imagination, whether through the Persian tradition (Rumi, Saadi, Hafez...) or through great contemporary names. Kiarostami obviously drew on these influences, which he readily quoted in both his films and his interviews. The title Where Is the Friend’s Home? was inspired by a poem by Sohrab Sepehri (1928-1980), to whom the film is dedicated. Mehdi Akhavan-Sales’s poem “My Garden” was used for a scene in the film Certified Copy (2010) and the installation Forest without Leaves (2004), which, in a gesture worthy of Penone, offered a walk through a forest of 84 cylindrical columns covered with photographic reproductions of tree trunks.
It is less well known that the filmmaker published anthologies, selected pieces, as well as his own poems, which we will discover with profit as a precious and enlightening legacy. (2) In a fitting twist, the exhibition also shows how the playwright Amir Reza Koohestani was able to explore the infinite potential of a little-known masterpiece from the Kanoun years, First Case, Second case (1979), which showed a sharp dialectical sense that would be found in his future work, thus undermining the reproach, unjustified, to say the least, of a lack of political awareness on the part of the filmmaker. With this visit to the rich possibilities opened up by the eleven modules of the exhibition Où Est l’Ami Kiarostami? [Where is the Friend Kiarostami?] fervently designed by Massoumeh Lahidji, Sylvie Pras and Florian Ebner, I am reminded of the day I met Kiarostami a little over 20 years ago. Invited to a symposium on the representation of trees in the Dordogne region, which had been devastated by tempest Martin, the filmmaker and poet, through his words, his silences, and his photographs, offered as a balm, recalled the profound joy that could be aroused by the awareness of our presence in the world, however damaged it may be.
We are happy to finally meet Abbas Kiarostami again.
nTranslation: Chloé Baker
We should also mention two books that complement this exhibition and the retrospective: the monograph by Agnès Devictor and Jean-Michel Frodon, Abbas Kiarostami: L’Oeuvre Ouverte (Gallimard, 2021) and the essay by Youssef Ishaghpour, Kiarostami (Verdier, 2021).
1 “La photographie”, Les Cahiers du Cinéma n°493, July-August 1995. 2 One can read Abbas Kiarostami’s collection In the Shadow of Trees: The Collected Poetry of Abbas Kiarostami, English Translation by Iman Tavassoly and Paul Cronin, Sticking Place Books, 2016.
Jean-Jacques Manzanera is a teacher and a critic for the magazine artpress, among other media. He has also contributed to collective works devoted to Bruno Dumont, Roman Polanski and Pier Paolo Pasolini.
Abbas Kiarostami
Né en / born 1940 à / in Téhéran
Mort en / dead 2016 à / in Paris
Principaux films / main films:
2017 24 Frames ; 2012 Like Someone in Love ;
2010 Copie conforme ; 2008 Shirin ; 2002 Ten ;
1999 Le Vent nous emportera (Prix de la Mostra de Venise) ; 1997 Le Goût de la cerise (Palme d’or du festival de Cannes) ; 1994 Au travers des oliviers,
« Trilogie de Koker » ; 1991 Et la vie continue,
« Trilogie de Koker » ; 1990 Close-Up ;
1987 Où est la maison de mon ami ?, « Trilogie de Koker » ; 1977 Le Rapport ; 1976 Le Costume de mariage ; 1974 Le Passager ; 1970 Le Pain et la rue