L’éveil du regard Awakening of the Gaze
Étienne Hatt
« Les illettrés de l’avenir ignoreront l’utilisation de la caméra comme celle de la plume. » Cette citation bien connue de l’artiste et théoricien László Moholy-Nagy conclut son texte « Photographie, forme objective de notre temps » (1). Ce dernier fut publié en 1936, quand la photographie devenait une image de masse s’imposant à l’espace public, à la sphère privée et aux imaginaires. L’entre-deux-guerres fut, en effet, marqué par l’essor de la presse illustrée, de la publicité et de la propagande qui, toutes trois, se sont largement appuyées sur la photographie. Se penchant sur son histoire alors longue de 100 ans, Moholy-Nagy pouvait à bon droit constater que la photographie avait « conquis le pouvoir » mais qu’il fallait apprendre à la regarder. Près d’un siècle plus tard, l’avenir qu’il annonçait est déjà passé. L’égale importance qu’il attribuait au texte et à l’image n’est plus d’actualité tant le texte est aujourd’hui noyé par les images qui, à l’ère des réseaux, reprennent toutes les fonctions d’un langage : phatique, référentielle, expressive, conative, poétique et méta-linguistique. Pourtant, dans les écoles, le plus souvent réduite à son statut de simple illustration, l’image n’est toujours pas prise au sérieux.
GRANDS OUVERTS
Certes, l’introduction récente, et tardive, en France, de l’histoire des arts au primaire et au secondaire fut un bon signe mais, d’une part, elle n’est pas gage d’éducation à la pluralité des images contemporaines et, d’autre part, la discipline est discursive et non pratique. Or, à bien lire Moholy-Nagy qui parle d’« utilisation de la caméra » et non de lecture de traités d’analyse des images, la pratique semble une condition de leur compréhension. À cet égard, il faut considérer avec intérêt deux entreprises différentes par leur ampleur, leurs méthodes et leurs moyens mais à la finalité commune : réaliser des images pour en saisir les enjeux et prendre position dans le monde. La première est le livre Eyes Open de la photographe américaine Susan Meiselas (Delpire, 160 p., 25 euros). La seconde est, depuis 2008, la Fabrique du regard, pôle pédagogique du BAL, à Paris, conduit par Christine Vidal, co-directrice du lieu, et Marie Doyon, et dont une des réalisations, le film Portals (2019) d’Andrés Baron, fut récemment montrée dans 100% l’expo à La Villette. Il faudrait aussi mentionner le programme de médiation « Entre les images » du réseau Diagonal qui insiste sur la pratique photographique mais ne s’adresse pas spécifiquement aux enfants.
Eyes Open ne ressemble pas aux ouvrages de photographes qui divulguent trucs et astuces. Paru au même moment, Penser comme un photographe de rue (Pyramyd, 128 p., 18,50 euros), du Britannique Matt Stuart, permet de saisir toute la différence. Ce dernier aide à se mettre dans la peau d’un street photographer mais, surtout, à produire les mêmes images que ce maître de la surprise optique et du trait d’esprit visuel. Le projet de Meiselas est tout autre. Eyes Open s’inscrit dans la continuité de Learn to See, premier livre de Meiselas destiné aux éducateurs et enfants publié en 1974 à l’issue de plusieurs années d’enseignement de la photographie dans des écoles du Bronx, de Caroline du Sud et du Mississippi. Comme Learn to See, Eyes Open est le fruit d’échanges avec des enseignants à travers le monde et présente des photographies de Meiselas et d’enfants auxquelles s’ajoutent, cette fois-ci, des images de photographes contemporains accompagnées de citations. L’ambition des « 23 idées photographiques pour enfants curieux » proposées par Meiselas est bien supérieure à l’apprentissage des rudiments de la photographie. Celle-ci y est envisagée comme un outil pour mieux se connaître et s’ouvrir à l’altérité. On tombe ainsi sur l’artiste Nikki S. Lee qui pose, méconnaissable, au sein de groupes socioculturels des plus différents – des touristes, des punks, etc. – dont elle a adopté les usages. Le rapport de l’image au temps est, lui aussi, abordé dans sa complexité : la photographie, apparemment inscrite dans le présent de la prise de vue, déploie des temporalités multiples et paradoxales. L’artiste Lebohang Kganye se glisse ainsi dans d’anciens portraits de sa mère décédée. Et même quand il s’agit de présenter de simples procédés comme la surimpression, une technique volontiers ludique, l’exemple choisi par Meiselas est la série Signs of Your Identity (2016) que Daniella Zalcman a consacrée aux autochtones d’Amérique. Meiselas est une photographe de presse dont les travaux et expositions témoignent d’une conscience aiguë de l’image, de ses limites et de ses pouvoirs. Elle ne s’en départit jamais, même quand elle conseille son
jeune lecteur : « Une photographie n’a peut-être pas le pouvoir de changer le monde, mais la photographie peut te changer, toi ! Alors, garde les yeux grands ouverts ! »
MIROIRS
Quand Meiselas s’adresse à chacun, la Fabrique du regard s’adresse à tous. Elle accompagne 2 000 enfants par an dans des ateliers volontairement longs de 20 à 110 heures. Surtout, l’expérience du regard y est pensée et vécue collectivement, d’abord au sein des ateliers, mais aussi d’un atelier à l’autre. Elle est en effet organisée autour d’une thématique annuelle formalisée au cas par cas en fonction des attentes et des contextes mais qui, lors de la restitution de fin d’année, dessine, selon Christine Vidal, une « communauté ». Les ateliers mobilisent raisonnement et sensibilité et font appel à l’expérience. Préparée en amont, la pratique est un moment important qui aide à comprendre la diversité des images mais non une finalité. Comme chez Meiselas, il s’agit moins d’apprendre à faire de bonnes images que d’exercer son regard sur le monde.
Ce travail est élaboré avec des artistes qui disposent d’une liberté suffisante pour faire oeuvre de l’atelier, à l’instar d’Andrés Baron autour de la thématique « Image de soi, images des autres, créer ensemble ». Le film 16 mm qu’il a réalisé avec des enfants de 10-11 ans du centre de loisirs Reims dans le 17e arrondissement de Paris ne jure pas avec ses autres créations. Il partage même avec son très beau Mirror Travelling (2017) l’usage de miroirs qui ouvrent d’autres espaces, un accompagnement sonore qui crée d’autres images et une fausse simplicité manifeste dans la juxtaposition de saynètes pensées par les enfants. Ces dernières, du dédoublement à l’enchâssement des reflets et à la mise en abîme, aident à saisir la part de l’autre qui est en soi, et réciproquement.
L’un des conseils donnés par le photographe de rue Matt Stuart était de regarder « avec des yeux d’enfant ». Certes, mais à condition que l’« enfant innocent » dont il entretient le mythe cède la place à un regard conscient. n
1 Voir Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, Jacqueline Chambon, 1993 (rééd. Gallimard, « Folio essais »).
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“The illiterate of the future will be ignorant of the use of pen and camera alike”. This well-known quote by the artist and theoretician László Moholy-Nagy concludes his text ‘Photography, The Objective Form of Vision in Our Time’. This was published in 1936, when photography was becoming a mass image being imposed on public space, the private sphere and imaginations. The inter-war period was marked by the rise of the illustrated press, advertising and propaganda, all of which relied heavily on photography. Looking back on its then 100-year history, Moholy-Nagy could rightly observe that photography had “taken power”, but that one had to learn to look at it. Almost a century later, the future he predicted has already passed. The equal importance he attributed to text and image is no longer relevant, since text is now drowned out by images which, in the age of networks, take on all the functions of spoken and written language: phatic, referential, expressive, conative, poetic and meta-linguistic. Yet in schools, most often reduced to its status of mere illustration, the image still isn’t taken seriously.
WIDE OPEN
It is true that the recent belated introduction of art history in primary and secondary schools in France was a good sign, but on the one hand, it isn’t a guarantee of education in the plurality of contemporary images, and on the other, the discipline is discursive and not practical. However, if we read Moholy-Nagy, who speaks of “using the camera” and not of reading treatises on the analysis of images, practice seems to be a condition of understanding them. In this respect we should look with interest at two undertakings that differ in scope, methods and means, but have a common goal: to produce images in order to grasp the issues at stake, and take a stand in the world. The first is the book Eyes Open by the American photographer Susan Meiselas (Aperture, 160 p., $24.95). The second is, since 2008, La Fabrique du Regard [The Gaze Factory], an educational centre at the BAL in Paris, led by Christine Vidal, co-director of the centre, and Marie Doyon, one of whose productions, the film Portails (2019) by Andrés Baron, was recently shown in 100 %, an exhibition at La Villette. Also noteworthy is the Diagonal network’s outreach programme Entre les Images [Between Images], which focusses on the practice of photography without being specifically aimed at children.
Eyes Open is not like photographers’ books that divulge tips and tricks. Published at the same time, Think Like a Street Photographer (Laurence King, 128 p., £14.99) by the British photographer Matt Stuart makes it possible to understand the difference.This book helps you to put yourself in the shoes of a street photographer, but above all to produce the same images as this master of optical surprise and visual wit. Meiselas’ project is quite different. Eyes Open is a continuation of Learn to See, Meiselas’ first book for educators and children published in 1974, after years of teaching photography in schools in the Bronx, South Carolina and Mississippi. Like Learn to See, Eyes Open is the result of discussions with teachers round the world, and features photographs by Meiselas and children, this time supplemented with images by contemporary photographers, and by quotes. The ambition of Meiselas’ ‘23 Photography Projects for Curious Children‘ goes far beyond learning the rudiments of photography. Photography is seen as a tool to get to know oneself better, and to open up to otherness. Thus we come across the artist Nikki S. Lee, who poses unrecognisably in the midst of the most diverse socio-cultural groups—tourists, punks, etc.— whose customs she adopted. The relationship of the image to time is also addressed in its complexity: the photograph, apparently inscribed in the present of the shot, deploys multiple, paradoxical temporalities.The artist Lebohang Kganye thus slips into old portraits of his deceased mother. And even when it comes to presenting simple processes such as overprinting, a technique that is willingly playful, the example chosen by Meiselas is Daniella Zalcman’s series Signs of Your Identity (2016), devoted to Native Americans. Meiselas is a press photographer whose work and exhibitions demonstrate a keen awareness of the image, its limits and its powers. She never shies away from this, even when she advises her young readers: “A photograph may not have the power to change the world, but photography can change you! So keep your eyes wide open!”
MIRRORS
While Meiselas addresses each individual, the Fabrique du Regard addresses everyone. Not so much because it accompanies 2,000 children a year in deliberately long workshops lasting from 20 to 110 hours, but because the experience of the gaze is thought out and lived collectively, first of all within the workshops, but also from one workshop to the next. It is in fact organised round an annual theme formalised on a case-by-case basis according to expectations and contexts, but which, during the endof-year restitution, establishes, according to Christine Vidal, a “community”. The workshops mobilise reasoning and feeling, and call on experience. Prepared in advance, the practice is an important moment that helps to understand the diversity of the images, but not an end in itself. As with Meiselas, it is less a question of learning to produce good pictures than of exercising one’s view of the world.This work is developed with artists who have sufficient freedom to turn the workshop into a piece of work, such as Andrés Baron on the theme of “image of the self, images of others, creating together”. The 16 mm film he made with 10-11-year-olds from the Reims leisure centre in the 17th arrondissement of Paris is in keeping with his other creations. He even shares with his very beautiful MirrorTravelling (2017) the use of mirrors that open up other spaces, a sound accompaniment that creates other images and a false simplicity in the juxtaposition of scenes thought up by the children. The latter, from duplication to the embedding of reflections and mise en abyme, help to grasp the part of the other that is in oneself, and vice versa.
One of the pieces of advice given by the street photographer Matt Stuart was to look “with children’s eyes”. Of course, but only if the “innocent child”, the myth of which he maintains, gives way to a conscious gaze.