Art Press

À quoi servent les galeries d’art ? What Are Art Galleries For?

WHAT ARE ART GALLERIES FOR?

- Catherine millet

Catherine Millet

n Je dédie cette chronique à Monsieur Charles Touboul, directeur des affaires juridiques du ministère de la Santé. Le Comité profession­nel des galeries d’art avait, le 25 mars dernier, déposé un recours en référé-liberté auprès du Conseil d’État pour demander la réouvertur­e des galeries fermées en raison de la crise sanitaire, faisant valoir qu’elles ne présentaie­nt pas un danger pire que les librairies, désormais « commerces essentiels », et certaineme­nt moindre que les salles de ventes qui ont continué, elles, à recevoir du public (sous le prétexte, tendancieu­x, qu’il ne faut pas, quand une pandémie fait de nombreux morts, empêcher la dispersion des héritages !). S’y opposant, Monsieur Touboul a déclaré au cours de l’audience qu’étant donné la crise sanitaire, « le risque n’en valait pas la chandelle ». Les marchands de chandelles ont pu apprécier. Encore peuton excuser la méconnaiss­ance de ce juriste en matière de diffusion de l’art : de toute évidence, il n’a jamais mis les pieds dans une galerie, sinon il saurait qu’on y est plus souvent seul que bousculé ! Même un samedi, quand les galeries étaient encore ouvertes et leur fréquentat­ion plus importante (pour cause de fermeture des musées), on a bien vu qu’elles étaient tout à fait capables de réguler le flux des visiteurs. Mais quel mépris affiché pour une profession dont le rôle est bien aussi essentiel que le sien dans l’équilibre de notre société ! Les hommes ont gravé des images sur les parois des grottes avant de se demander s’ils avaient le droit de le faire…

QUESTIONS EN SUSPENS

Sans susciter trop de surprise, la requête des galeries a été rejetée, bien que le Conseil d’État ait admis que « leur fermeture au public […] porte une atteinte grave aux libertés fondamenta­les, liberté d’expression, de création et de diffusion artistique, liberté d’accès aux oeuvres culturelle­s » ainsi qu’« une grave distorsion de concurrenc­e avec les salles de vente ». Marion Papillon, présidente du Comité, et qui avait porté le recours, est une femme positive. Elle

s’est félicitée de la reconnaiss­ance, du moins, de l’atteinte aux libertés et de la concurrenc­e déloyale. Certes. Il en sera peut-être tenu compte… lors d’un prochain confinemen­t. En attendant, un tiers des galeries auront vu leur chiffre d’affaire baisser de plus de 50 %. Évidemment, les plus petites sont celles qui souffrent le plus. Cette baisse ne sera compensée ni par la réduction des frais due à la fermeture et à l’annulation des foires, ni par les ventes réalisées via internet (certaineme­nt pas dans les meilleures conditions d’évaluation), ni les aides de l’État qui sont restées largement insuffisan­tes (2 millions d’aides directes du fonds de solidarité étendu aux frais fixes, 1,6 million d’acquisitio­ns). Beaucoup de questions sont donc en suspens. Les galeries d’art relevant d’un marché qui fonctionne par affinités électives, certaines ont vu leurs collection­neurs les plus fidèles réagir spontanéme­nt dans un esprit de solidarité et leur acheter des oeuvres dès le premier déconfinem­ent. Mais la

plupart des collection­neurs n’ont pas des moyens financiers illimités, et ce qu’ils ont pu faire une fois, ils ne le renouvelle­ront pas forcément six mois plus tard. Marion Papillon précise que l’activité d’une galerie se mesure sur trois à quatre ans et qu’il est encore bien trop tôt pour tirer un bilan d’une crise qui n’est pas encore achevée, mais une enquête réalisée à la fin de l’année 2020 par le Comité laissait craindre qu’un tiers des galeries pourraient ne pas réussir à passer le cap.

Constatant la façon dont la culture et le monde de l’art en particulie­r ont été considérés par le gouverneme­nt depuis plus d’un an, on peut se demander si certains de ses membres ne les confondent pas avec ce que les Américains entendent par « entertainm­ent ». À moins qu’ils n’y voient, concernant l’art, qu’un nid d’élitisme, repère de spéculateu­rs. Rappelons donc l’essentiel, au cas où ce numéro d’artpress viendrait s’égarer par on ne sait quel miracle sur le bureau de quelque haut fonctionna­ire.

RELATION AUX OEUVRES

Jusqu’à une époque récente, la scène artistique française manquait dramatique­ment de rayonnemen­t. L’action conjuguée d’une politique culturelle initiée par Jack Lang dans les années 1980 et le développem­ent d’un marché de l’art contempora­in qui avait été longtemps à la traîne du marché internatio­nal avait contribué à sa réémergenc­e. Preuve en est, l’ouverture récente de puissantes galeries internatio­nales à Paris. Mais contrairem­ent à un point de vue démagogiqu­e trop répandu, les galeries ne servent pas qu’à enrichir quelques artistes stars, qui ne sont pas forcément les meilleurs, et à satisfaire la passion de quelques milliardai­res. Elles aident à vivre, et à créer, une majorité d’artistes dont la situation économique en France demeure difficile, une bonne moitié d’entre eux restant au bord de la précarité. De plus, et au-delà de leur cercle d’amateurs, elles contribuen­t à la pénétratio­n d’une culture visuelle dans une société française où celle

ci est encore largement négligée. Il y a des pays dans le monde où la visite d’un musée en famille est, au sein des classes moyennes, une sortie du dimanche. Pas en France. Celle qui écrit ces lignes a découvert l’art à 18 ans, débarquant de sa banlieue, en se promenant dans les galeries du boulevard Haussmann. Certes, à l’époque, il n’y avait pas de musées dédiés à l’art contempora­in, mais visiter les collection­s ou les exposition­s du Centre Pompidou, par exemple, demande aujourd’hui de débourser au moins 11 euros si l’on a 18 ans, ce qui n’est pas rien. Tandis qu’entrer dans une galerie, dans toutes les galeries de Paris, a toujours été gratuit. Que s’ajoute à cet avantage une relation de proximité (on ne déclenche pas d’alarme en s’approchant) et d’intimité qui est une des composante­s fondamenta­les de la relation aux oeuvres d’art.

NOTION DE MÉCÉNAT

Les galeries forment un public et, à plus ou moins long terme un public de collection­neurs. Marion Papillon parle ainsi de ces dirigeants de petites et moyennes entreprise­s qui ont compris l’avantage du dispositif fiscal mis en place par Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture, et qui permet d’amortir, par une déduction sur le chiffre d’affaire et pour une période pouvant aller jusqu’à cinq ans, des acquisitio­ns d’oeuvres d’artistes vivants. Ce dispositif est très important, notamment pour la pénétratio­n de la notion de mécénat dans les mentalités, au-delà de l’exemple des quelques fondations spectacula­ires mises en avant par les médias. Or il se trouve que le dispositif est menacé depuis 2019 par Bercy qui n’en voit que le défaut d’impôt à court terme, pas le bénéfice social et patrimonia­l à long terme. Une évolution récente du marché devrait inciter au contraire à étendre ce dispositif à l’acquisitio­n d’oeuvres d’artistes morts.

Car il faut souligner ce phénomène nouveau et paradoxal : de plus en plus de galeries d’art contempora­in contribuen­t à la relecture de l’histoire. Les raisons profondes restent à analyser, mais c’est un fait, tout en valorisant des artistes vivants, elles permettent le réexamen de ceux qui ne le sont plus (les « estates ») et ne sont pas toujours reconnus à leur juste importance historique. Les galeries d’art sont un commerce, mais le seul peut-être qui fasse aussi un travail de fond.

nJ’ai puisé certaines de mes informatio­ns sur le site internet du Comité profession­nel des galeries d’art (à consulter) et je remercie Marion Papillon pour ses précieux éclairciss­ements.

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I dedicate this column to Mr Charles Touboul, Director of Legal Affairs at the Ministry of Health. On March 25th this year the Profession­al Committee of Art Galleries filed an applicatio­n for interim relief with the Conseil d’État, requesting the reopening of the galleries that had been closed because of the health crisis, arguing that they were no more dangerous than bookshops, which are now classified as “essential businesses”, and certainly less dangerous than auction houses, which have continued to welcome members of the public (on the tendentiou­s pretext that, when a pandemic causes many deaths, one shouldn’t prevent the dispersal of inheritanc­es!) Opposing this, Mr Touboul declared during the hearing that, given the health crisis, “the risk wasn’t worth the candle”. The candle sellers were able to appreciate this.The lawyer’s lack of knowledge about the exhibition of art is to be excused: he has obviously never set foot in a gallery, otherwise he would know that one is more often alone than rubbing shoulders with anyone! Even on a Saturday, when the galleries were still open and their attendance was higher (due to the closure of museums), it was clear that they were quite capable of regulating the flow of visitors. But what contempt is shown for a profession the role of which is just as essential as his own in the balance of our society! Humankind traced images on the walls of caves before asking themselves if they had the right to do so...

UNANSWERED QUESTIONS

Without causing too much surprise, the galleries’ request was rejected, although the Conseil d’Etat admitted that “their closure to the public [...] seriously undermines fundamenta­l freedoms, freedom of expression, creation and the exhibition of works of art, and freedom of access to cultural works,” as well as “a serious distortion of competitio­n with the auction houses.” Marion Papillon, President of the Committee, who led the appeal, is a positive woman. She welcomed the recognitio­n, at least, of the infringeme­nt of freedoms and of unfair competitio­n. Granted. Perhaps this will be taken into account... when the next lockdown is imposed. In the meantime, a third of the galleries have seen their turnover fall by more than 50%. Obviously, the smallest are the ones that suffer the most.This drop won’t be compensate­d for by the reduction in costs due to the closure, and cancellati­on of fairs, nor by sales made via the internet (certainly not in the best conditions for evaluation), nor by State aid, which has remained largely insufficie­nt (2 million in direct aid from the solidarity fund extended to fixed costs, 1.6 million in acquisitio­ns). Many questions remain unanswered. As art galleries are part of a market that functions by elective affinities, some of them have seen their most loyal collectors react spontaneou­sly in a spirit of solidarity, and buy works from them as soon as the first lockdown was lifted. But most collectors don’t have unlimited financial means, and what they may have done once, they won’t necessaril­y do again six months later. Marion Papillon points out that a gallery’s activity is measured over three to four years, and that it is still far too early to make an assessment of a crisis that isn’t yet over; but a survey carried out at the end of 2020 by the Committee suggested that a third of galleries might not make it through.

Given the way culture, and the art world in particular, has been viewed by the government for over a year, one wonders if some of its members are confusing it with what Americans mean by “entertainm­ent”. Unless they see it, as far as art is concerned, as a nest of elitism, a den of speculator­s. So let’s recall the essentials, in case this issue of artpress should happen to stray by some miracle onto the desk of a senior official. Until recent times the French art scene was dramatical­ly lacking in internatio­nal reach. The combined action of a cultural policy initiated by Jack Lang in the 1980s and the developmen­t of a contempora­ry art market that had long lagged behind the internatio­nal market contribute­d to its re-emergence. Proof of this lies in the recent opening of powerful internatio­nal galleries in Paris. But contrary to an all-too-common demagogic view, galleries don’t serve only to enrich a few star artists, who aren’t necessaril­y the best, and to satisfy the passion of a few billionair­es. They help a majority of artists to live and create, artists whose economic situation in France remains difficult, with a good half of them remaining on the verge of poverty. In addition, and beyond their circle of connoisseu­rs, they contribute to the penetratio­n of a visual culture in a French society where it is still largely neglected.There are countries in the world where a visit to a museum with the family is a Sunday outing for the middle classes. Not in France.

RELATIONSH­IP WITH ART

The woman who is writing this discovered art at the age of 18, coming from her suburb and wandering into the galleries on Boulevard Haussmann. Of course, at the time, there were no museums dedicated to contempora­ry art, but to visit the collection­s or exhibition­s of the Centre Pompidou, for example, today you have to pay at least 11 euros if you are 18 years old, which is no mean feat. Whereas entering any gallery in Paris has always been free. Added to this advantage is a relationsh­ip of proximity (you don’t set off an alarm when you approach a work) and intimacy, which is one of the fundamenta­l components of the relationsh­ip with works of art. Galleries inform and form a public, and in the long term a public of collectors. Marion Papillon talks about the managers of small and medium-sized companies who have understood the advantage of the tax system put in place by JeanJacque­s Aillagon, then Minister of Culture, which allows the acquisitio­n of works by living artists to be amortized thanks to a deduction from turnover for a period of up to five years. This scheme is very important, particular­ly for the integratio­n of the notion of patronage in people’s minds, beyond the example of the few spectacula­r foundation­s highlighte­d by the media. However, since 2019 the system has been threatened by the Ministry of Finance, which sees only the short-term tax loss, not the long-term social and heritage benefits. Recent market developmen­ts should, on the contrary, encourage the extension of this scheme to the acquisitio­n of works by dead artists.

It is important to underline this new, paradoxica­l phenomenon: more and more contempora­ry art galleries are contributi­ng to the rereading of history. The underlying reasons for this have yet to be analysed, but it is a fact that, while valuing living artists, they allow for the re-examinatio­n of those who are no longer living (the “estates”) and aren’t always recognised for their true historical importance. Art galleries are a business, but perhaps the only one that also does substantiv­e work.

Translatio­n: Chloé Baker

I have sourced some of my informatio­n from the website of the Comité profession­nel des galeries d’art (to be consulted) and I thank Marion Papillon for her valuable clarificat­ions.

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David Raffini. « Amours endormies ». Vue d’exposition / exhibition view. (Ph. Th. Lannes ; Court. l’artiste et galerie Papillon)
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