« J’irai cracher sur vos tombes » “I Spit on Your Graves”
Jacques Henric
Ont-elles trop lu et mal lu le roman de Boris Vian, les respectées personnalités du monde intellectuel et journalistique qui se sont crues autorisées, ces derniers temps, à prendre au pied de la lettre le titre du livre scandaleux de Vian pour compisser les tombes de philosophes et d’écrivains renommés ? Les profanations de sépultures vont devenir un sport national, la délation en étant un autre en pleine expansion. Il ne suffit pas, désormais, d’abattre les vivants, encore faut-il s’en prendre aux morts. La médiatisation récente des affaires d’inceste et de pédophilie a accéléré le phénomène. Dernier épisode en date : l’infamante accusation de pédophilie portée contre Michel Foucault par l’idéologue du libéralisme, Guy Sorman. Ce monsieur, qui bénéficiait de l’hospitalité de son ami en Tunisie, a « confessé » dans un ouvrage récent l’avoir « aperçu » dans le cimetière de Sidi Bou Saïd, violant des « enfants de 8, 9, à 10 ans allongés sur des tombes ». Accusations reprises lors d’entretiens à des journaux étrangers et sur de grandes chaînes de télévision. Après enquêtes serrées menées par des proches du philosophe et l’hebdomadaire Lundimatin, il s’est avéré que le récit du vertueux justicier était pure affabulation. Démasqué, le délateur a piteusement avoué n’avoir rien vu des scènes évoquées, qu’il en avait seulement « entendu parler ». La probable homophobie de ce monsieur (on connaît l’équivalence, homosexuel = pédophile) lui a fait confondre des enfants de 8 ans avec des adolescents de 17 et 18 ans que Foucault a reconnu avoir toujours eus pour partenaires sexuels. Trop tard, le mal était fait. On attend les démentis de la presse qui a relayé les propos du calomniateur. Seul, à ma connaissance, Libération est revenu sur l’affaire : il s’agissait, selon le quotidien, de « diaboliser à travers Foucault, l’hédonisme libertaire des intellectuels français des années 1960 ».
L’air de la calomnie a pris de l’ampleur. Qui sont les pédocriminels ? Les penseurs « germanopratins » de Mai 68. Air mis en paroles notamment par deux duettistes chroniqueurs au Figaro : un chrétien de gauche, Jacques Julliard, un ancien ministre de droite, Luc Ferry. Le premier s’en prend régulièrement à « l’intelligentsia parisienne », le second reprend le couplet, titrant une de ses chroniques « Pensée 68 et pédophilie », tous deux amalgamant plusieurs pétitions circulant en 1977. Juger celle du 26 janvier, annoncée en première page du Monde, comme étant un appel à la « dépénalisation de la pédophilie » est tout simplement diffamatoire. Un grand nombre de signataires sont morts. Sans me sentir comptable de leur mémoire, je ne peux m’empêcher de trouver misérable la manière dont les deux rubricards du Figaro la salissent. Rappelons à ces soi-disant historiens que ni le communiste Aragon (invectivé par Cohn-Bendit), ni le gaulliste Francis Ponge, ni le chrétien orthodoxe de droite Matzneff, ni Barthes, ni Leiris, ni Sollers (alors proche de la CGT), ni même Sartre, mis à la question par les gardes rouges en herbe de la Sorbonne, ni maints signataires de ladite pétition, ne furent des « soixante-huitards germanopratins ». Il est à noter que les crachats proviennent aujourd’hui de divers horizons, pas seulement d’une pseudo-élite, pas seulement de la droite et de l’extrême droite, les populistes y vont, eux aussi, de leurs expectorations bilieuses, ainsi Michel Onfray, dans son tout récent Journal hédoniste. Posons calmement les questions : qu’est un Luc Ferry à côté de Michel Leiris ? Un Jacques Julliard à côté d’Aragon ? Que sont les milliers de pages de Michel Onfray à côté d’un seul poème de Francis Ponge ? La jalousie, l’envie, le ressentiment sont ces passions tristes alimentant la haine de la pensée. Pas un bon signe pour nos démocraties.
Jacques Henric
———
Have they read Boris Vian’s novel I Spit on Your Graves too much and badly, the respected intellectuals and journalists who have recently taken the title of Vian’s scandalous book literally and used it to desecrate the graves of famous philosophers and writers? Grave desecration is going to become a national sport, with denunciation being another practice growing rapidly. It is no longer enough to kill the living, the dead must also be attacked. The recent media coverage of incest and paedophilia cases has accelerated the phenomenon.The latest episode was the infamous accusation of paedophilia levelled against Michel Foucault by the ideologue of liberalism, Guy Sorman. This gentleman, who enjoyed the hospitality of his friend inTunisia, “confessed” in a recent book to having “seen” him in the cemetery of Sidi Bou Saïd, raping “children aged 8, 9, to 10 lying on the graves”.These accusations were repeated in interviews with foreign newspapers and on major television channels. After detailed investigations by people close to the philosopher and the weekly online Lundimatin, it turned out that the virtuous vigilante’s story was pure fabrication. Unmasked, the informer pitifully admitted that he hadn’t seen any of the scenes evoked, that he had only “heard about them”. The probable homophobia of this gentleman (we know the equivalence, homosexual = paedophile) made him confuse 8-year-old children with 17 and 18-year-old adolescents whom Foucault admitted having always had as sexual partners.Too late, the damage was done. We are waiting for the retractions by the press that relayed the slanderer’s words.To my knowledge, only Libération has returned to the affair: according to the daily newspaper, it was a question of “demonising, through Foucault, the libertarian hedonism of the French intellectuals of the 1960s”.
The climate of slander has grown. Who are the “paedocriminals“? The Saint-Germain-des-Près thinkers of May ’68.This climate is put into words by two duettist columnists at Le Figaro: a left-wing Christian, Jacques Julliard, and a right-wing former minister, Luc Ferry.The former regularly attacks the “Parisian intelligentsia”, the latter takes up the verse, entitling one of his columns “Pensée 68 et Pédophilie” [’68 Thinking and Paedophilia], both lumping together several petitions circulating in 1977. To judge the one of January 26th, announced on the front page of Le Monde, as being a call for the “decriminalisation of paedophilia” is quite simply defamatory. Many of the signatories are dead. Without feeling accountable for their memory, I can’t help but find contemptible the way the two Figaro columnists are smearing it. Let us remind these so-called historians that neither the communist Aragon (castigated by Cohn-Bendit), nor the Gaullist Francis Ponge, nor the right-wing orthodox Gabriel Matzneff, nor Barthes, nor Leiris, nor Sollers (then close to the CGT), nor even Sartre, questioned by the budding red guards of the Sorbonne, nor many of the signatories of the said petition, were “St Germain des Près sixtyeighters”. It should be noted that the spiteful spittle comes today from various horizons, not only from a pseudo-elite, not only from the right and the extreme right, the populists are also spitting out their bilious expectorations, as is the case with Michel Onfray, in his very recent Hedonist diary. Let’s ask the questions calmly: what is a Luc Ferry compared to Michel Leiris? Jacques Julliard next to Aragon? What are the thousands of pages of Michel Onfray next to a single poem by Francis Ponge? Jealousy, envy and resentment are the sad passions that feed the hatred of thought. Not a good sign for our democracies.
Jacques Henric Translation: Chloé Baker