Le musée version virtuelle, pour une mutation radicale The Virtual Museum, For a Radical Mutation
Interview de Frédéric Migayrou par Beatriz Sánchez Santidrián
La crise sanitaire, les confinements et restrictions ont poussé les musées à s’adapter, accélérant des remises en question de fond. Le développement d’approches numériques amène ainsi à envisager une reconstruction de l’offre générale de ces institutions et à repenser leur rapport au public. Frédéric Migayrou, conservateur en chef des collections architecture et design et directeur adjoint du Mnam-CCI Centre Pompidou, revient ici sur sa vision d’un nouveau modèle : le musée virtuel.
Comment la pandémie et les nouvelles mesures sanitaires vont changer l’expérience des publics ? Évidemment, cela a modifié les parcours de visites dans les musées. Et le nombre de visiteurs a fortement baissé. Mais c’est l’effet à court terme. La vraie question est que la plupart des grands musées sont des musées de masse, et le problème est de savoir si, à long terme, cette logique est encore viable. Il va falloir réinventer la notion d’exposition et de présentation des oeuvres. Et surtout créer ce que j’appellerais un musée « pervasif ».
Un musée pervasif ? Un musée avec une exploitation de la collection, une logique de communication et un accès en ligne beaucoup plus structurés. C’est l’offre virtuelle qui devrait compenser la logique de la visite traditionnelle. Les musées ne présenteraient pas seulement leurs oeuvres, mais aussi des conférences, des spectacles, des modes de visite et des analyses critiques. Il ne s’agirait pas simplement de faire des expositions monographiques ou thématiques, mais des expo
sitions critiques, avec la possibilité d’un accès plus direct aux oeuvres. On pourrait imaginer une partie de cet accès en ligne gratuit, mais également un système d’abonnements pour des publics spécifiques, comme dans les musées, pour faciliter une approche différente et privilégiée aux oeuvres. Ce qui n’empêche pas la visite traditionnelle, celle de la promenade, qui est apparue au 18e siècle. Il s’agit simplement de reconstruire l’offre culturelle générale du musée.
MUSÉE POREUX
Quelles autres applications présenterait ce nouveau modèle de musée ? On pourrait imaginer des commissariats d’expositions en ligne en participation avec le public, une position plus active des chercheurs dans le musée ou une approche des discours de la restauration des oeuvres. Aussi un accès plus large à la documentation des musées, exploitée pour être ouverte à la discussion à travers des débats. En définitive, il pourrait y avoir une participation critique plus large du public, qui ne serait plus un public touristique anonyme mais de plus en plus qualifié. Ce serait l’occasion de doter le musée d’une plateforme de production et de diffusion, et d’organiser des plateaux critiques, comme à la télévision, avec un système de tournage et une équipe de conservateurs ouverts à la médiation culturelle. L’aspect événementiel devrait être géré exactement comme un média. Les musées équipés de cette façon pourraient interagir et cette mise en réseau entre de grands musées internationaux annoncerait la fin du modèle d’exploitation touristique du musée. Soit on continue l’expansion des musées, soit on donne au musée d’autres fonctions qu’un simple rôle para-touristique pour en faire de véritables établissements culturels.
Pourriez-vous développer la notion de musée ouvert au numérique ? L’idée est de rendre le musée poreux à la circulation des informations, d’utiliser la technologie pour que le musée devienne un média intégré. Le Centre Pompidou a été, à son origine en 1977, une structure média : en créant la Bpi, il a changé le rapport du public à l’information. Même si à l’époque, c’était sur papier, il introduisait l’idée d’une navigation qui préfigurait internet. Comme le Centre Pompidou qui a été novateur en 1977, les musées devraient prendre le risque de s’ouvrir à de nouvelles offres numériques.
DATA BANK
Vous parliez de préserver la traditionnelle visite-promenade dans les musées… mais est-ce que les parcours prédéfinis et fléchés d’aujourd’hui vont épuiser la liberté du regard du spectateur ? Il y a un projet de musée virtuel à créer où l’organisation des espaces permettrait d’y errer mais de façon différente, où l’architecture numérique se transformerait en fonction de la quantité d’informations autour des oeuvres. Dans les projets de musée infini imaginés par Le Corbusier ou Frederick Kiesler, les stocks d’information (les collections) pouvaient croître en permanence, et l’architecture s’adapter à ceux-là. On peut le faire maintenant puisque le champ du virtuel permet d’entrer dans un musée presque infini. Tout cela ne préjuge pas la question des droits.
C’est un problème, les droits de reproduction des images. Il faudrait inventer des systèmes juridiques d’exploitation adaptés aux nouvelles conditions numériques et des outils adaptés à la diffusion des collections, de leurs data. Ne pas se contenter de l’accumulation et de la numération des oeuvres, mais augmenter le capital symbolique du musée, son capital informatif : le musée transformé en data bank. La collection est en ligne, mais pas complètement exploitable parce qu’il y a des oeuvres que personne ne va jamais voir. Qu’est-ce qui fait qu’un chef-d’oeuvre est un chef-d’oeuvre ? La quantité d’informations qu’elle construit. La visibilité, c’est la masse d’informations autour de l’oeuvre. Cette stratégie de reconstruction de l’information autour du capital symbolique est l’enjeu pour un musée qui veut croître, et plus important que l’enjeu architectural. Maintenant, on construit plein de musées vides.
La rude concurrence de l’industrie culturelle ces dernières années a fait que les musées fondent leur succès sur la fréquentation des visiteurs. D’où les expositions blockbuster et les grands noms pour attirer les publics qui s’aggloméraient dans les salles. Mais les longues files d’attente font partie du passé. Comment cela va affecter l’économie des musées ? L’économie du musée est fondée sur la billetterie, avec des subventions publiques et des partenariats privés. La question est : est-ce qu’on peut inventer, au travers du numérique, d’autres économies ? L’exemple est dans l’université : l’enseignement en ligne est capable de générer plus de ressources que l’enseignement en présentiel. Ce sera pareil pour le musée. Avec le numérique, on peut imaginer des tarifs dix fois moindres mais qui touchent un public considérable. À condition que l’offre culturelle numérique soit extrêmement riche et structurée.
Croyez-vous que cela offre une nouvelle opportunité aux expositions moins commerciales, plus engagées et critiques ? C’est ce qui va se passer. Si l’accès en ligne se généralise avec une offre de services extrêmement riche, l’obsession de voir le chefd’oeuvre va s’atténuer. Le musée pervasif va permettre d’enrichir la logique des visites et de toucher d’autres types de visiteurs. Il y a un aspect pédagogique et formatif : on peut aider le visiteur à construire ses visites et, à partir de cette offre culturelle numérique, enrichir la visite physique du musée.
ENGAGER LE PUBLIC
Le Centre Pompidou est-il prêt pour cette démarche ? Lors du premier confinement, le Centre Pompidou avait réalisé un programme autour des trois Bleus de Miró. C’est bien, et on pourrait développer ce programme sur la totalité de la collection. Mais dans une visite virtuelle, comme dans une visite guidée, on ne sait pas si la personne apprend des choses. Il n’y a aucune participation du visiteur, ça reste passif. L’idée est d’engager de plus en plus le public, qu’il puisse construire des parcours. Ces visites virtuelles, pourquoi pas, mais ce n’est que le premier pas d’une visite autonome du visiteur dans le musée.
Comment la pandémie affecte le réseau des artistes, des galeries et des collectionneurs ? Est-ce que le local va prendre le dessus ? Les scènes nationales vont-elles être privilégiées au moment des acquisitions ? Ce qui est en train de se passer, c’est la dématérialisation de l’oeuvre. Maintenant on achète une oeuvre comme une action. Ça change sa nature, son capital symbolique est augmenté. C’est le pendant de ce qui se passe avec la Joconde : les gens vont voir la valeur augmentée de l’oeuvre plus que l’oeuvre, ce qui est assez absurde. Cela va s’accé
lérer : les oeuvres seront davantage virtuelles, leur valeur représentative sera plus importante que leur valeur physique. Ce qui va accentuer la circulation des biens. Avec la pandémie, il y a une accélération des ventes en ligne ; les gens achètent un nom. Donc je ne crois pas au retour vers les scènes nationales, du marché en tout cas. Bien au contraire.
Le marché de l’art en ligne sera l’alternative aux foires traditionnelles ? Les foires ne sont qu’un avatar de ces nouvelles économies symboliques des oeuvres : d’une certaine façon, il n’y a rien à voir sur les foires, c’est le dernier moment d’une visualisation physique des oeuvres. À terme, elles ne seront plus nécessaires. Une fois en ligne, la foire sera permanente.
Les ressources propres et le soutien de l’État étant d’une manière générale en baisse ces dernières années, le financement privé est l’espoir de nombreuses institutions culturelles. Comment gérer l’équilibre entre subventions publiques et soutiens privés ? La crise économique qui est là ne va faire que radicaliser une mutation nécessaire de l’idée du musée. La multiplication des musées dans le monde est liée à une politique culturelle assimilée depuis longtemps à une politique économique. Ce système étant en crise, le musée va être en crise. On ne peut pas reprocher aux musées soumis ou nés d’une logique économique libérale d’être touchés par la crise du libéralisme. En revanche, que les musées inventent des formules autres que celles de l’économie traditionnelle semble assez important. Le numérique pourrait offrir d’autres possibilités.
Est-ce que la crise permet de stimuler un autre modèle économique où le numérique va trouver sa place ? Oui, pour les musées qui vont investir sur cette logique.
Beatriz Sánchez Santidrián est chargée de recherches dans le domaine des expositions et collaboratrice de revues spécialisées en art contemporain. Elle prépare une thèse sur la représentation de l’identité par le biais des vitrines de boutiques.
File d’attente, Centre Pompidou, Paris, 11 mars 2018. (Ph. Jean-Pierre Dalbera)