Alain Fleischer
– LA VIE EXTRAORDINAIRE DE MON AUTO – PETITES HISTOIRES D’INFINIS
Alain Fleischer
La Vie extraordinaire de mon auto Verdier, 248 p., 16,50 euros
Petites histoires d’infinis Gallimard, « L’Infini », 176 p., 16 euros
Alain Fleischer signe un roman fantastique et un recueil de nouvelles traversés par une même mélancolie.
Dire d’Alain Fleischer qu’il est cinéaste, plasticien et écrivain, c’est dire beaucoup sans dire assez, en le disant mal. Si Fleischer est un artiste aux identités esthétiques multiples, il n’est pas ce que l’on appelle ordinairement, défavorablement souvent, un artiste transdisciplinaire : il est cinéaste quand il réalise, plasticien quand il travaille sur l’image fixe, écrivain quand il écrit. Son discours ne se dilue pas horizontalement, et son regard – donc son style – est propre à chaque médium. Seules ses obsessions transcendent les supports : elles tissent ses créations et, s’entrelaçant, unifient une oeuvre immense, à la fois complexe et cohérente.
L’écrivain (c’est de cette identité qu’il s’agit ici) publie, à quelques mois d’intervalle, un roman fantastique la Vie extraordinaire de mon auto et un recueil de nouvelles Petites histoires d’infinis. Si ces deux oeuvres se distinguent par leur forme et leur fond, elles partagent les mêmes motifs. Des motifs qui se répondent « dans des circonstances et avec des motivations transposées », se confondent et se prolongent comme autant de variations nouvelles « sur le thème des jeux de l’amour et du hasard ». Entre les deux livres (leurs dates de parution nous engagent à les appréhender ensemble) s’établit un jeu de miroirs. Non pas qu’il s’agisse de deux miroirs se faisant face, mais plutôt d’un miroir unique, brisé, dont les éclats reflèteraient « simultanément dans une multitude infinie » les différentes facettes d’un même sentiment : une certaine mélancolie.
Là-dessus, le langage a aussi son mot à dire. Dans ses textes – particulièrement dans la Vie extraordinaire de mon auto –, Fleischer superpose les teintes narratives (loufoquerie gracieuse, sadisme plaisantin, kafkaïsme), qui se mélangent et s’accordent en une couleur surréelle, proche du rêve. L’utilisation de la langue classique, agissant comme le reflet inversé des univers fantastiques qu’elle décrit, ancre les récits dans le domaine du possible – aussi parfaitement que les événements le maintiennent dans celui de l’impossible –, et donne aux situations les plus invraisemblables l’apparence la plus réelle, la plus vraie. Une entreprise franchement exprimée dans Petites histoires d’infinis : « À ce qui pouvait paraître une suite de divagations hasardeuses, voire hautement fantaisistes, je trouvais une possible vraisemblance, sans pouvoir expliquer cette impression. » Dans la Vie extraordinaire de mon auto, Fleischer aborde les thèmes qui lui sont chers, dans le désordre : la mémoire, le destin et l’importance des corps, à ceci près que le corps principal de ce roman est mécanique. Il s’agit d’une voiture «Viktorie Type A, 1939. Modèle rare. Mécanique parfaite. Peinture et intérieur d’origine. Première main. Historique connue. État concours. Contrôle technique OK. Aucun frais à prévoir. Part toute distance. Prix à débattre. »
LE FANTASTIQUE MIROIR DU RÉEL Quand le narrateur, David Fischer, fait l’achat de cette vieille automobile tchèque, d’étonnants phénomènes se produisent : la Viktorie semble se réparer toute seule, si bien que David se demande si elle n’est pas choyée clandestinement par son ancien propriétaire. Mènerait-elle une « double vie » ? Ne faudraitil pas, dans ce cas, qu’elle en ait déjà une ? L’existence de «Vikie » est à prouver ; du reste, il est évident qu’elle démultiplie celle de son nouvel acquéreur, l’entraînant malgré lui sur une piste dont nul, et surtout pas lui-même, ne sait où elle le mène. Commence alors une aventure où l’érotisme et la science-fiction circulent à bord de « la voiture la plus énigmatique jamais produite » voguant sur des routes circulaires (éternel retour) et cahotantes (déroutants hasards), mais sûres. Cela dit, il ne faut pas s’y méprendre. Au-delà du fantastique, ou plutôt en dessous, se cachent de profondes réflexions sur la jeunesse, la saudade, et le temps « qui n’existe pas » mais qui, fatalement, passe. Le « réel n’étant que l’envers de l’illusion », Fleischer s’affranchit des lois de la réalité, et puise dans les fantaisies de l’imagination pour en extraire une vérité ; la sienne. « Dans quel espace et dans quel temps notre Vikie nous transporte-t-elle ? Pour vous et pour le moment, l’espace et le temps de votre jeunesse n’est-ce-pas ? », note l’auteur ; ce à quoi il répond : « Il fallait bien que j’entreprenne ce voyage si je voulais un jour écrire une histoire dont j’avais d’avance choisi le titre, sans être bien certain de la façon de l’interpréter : la Vie extraordinaire de mon auto ». Ce voyage est celui de la jeunesse du narrateur et des souvenirs qu’il en garde après son passage à l’âge adulte – cet âge où « rien ne se réparerait plus par miracle, et où je verrais se marquer irrévocablement dans un miroir chaque ride de mon âge ». En effet, qu’est-ce que la jeunesse une fois perdue si ce n’est une destination lointaine ne se laissant découvrir que dans le rétroviseur du temps ?
Felix Macherez