Art Press

Patrick Grainville

– LES YEUX DE MILOS

- Philippe Forest

Patrick Grainville

Les Yeux de Milos

Seuil, « Cadre rouge », 352 p., 21 euros

Le jeune Milos est fasciné par Pablo Picasso et Nicolas de Staël. Patrick Grainville prouve à nouveau son talent à écrire sur la peinture.

Il y aurait mille manières d’évoquer le dernier roman de Patrick Grainville. J’exagère à peine. La plus simple serait de le rapprocher de ceux qui le précédèren­t – à commencer par le formidable Falaise des fous paru il y a trois ans – et avec lesquels il partage tant de choses – particuliè­rement la passion de la peinture. Mais ce serait ne pas prêter assez attention à ce qui rend ce nouvel ouvrage très différent de celui, de ceux dont il semble prendre la suite et en fait, au fond, une sorte de conte d’aujourd’hui où tout repose sur l’éternel, sur l’immémorial enchanteme­nt du « Il était une fois ». Un enfant naît dont le nom étrange, Milos, lui vient de l’île grecque où sa mère connut autrefois l’étreinte amoureuse d’un dieu. Un signe céleste le distingue des autres mortels et l’expose ainsi à ne jamais trouver sa place parmi eux : des yeux d’un bleu surnaturel. Ils exercent sur toutes les femmes une séduction irrésistib­le. Mais ils suscitent également chez elles le désir irrépressi­ble de leur porter atteinte, la tentation sacrilège de faire se fermer cet insupporta­ble regard dont souffre d’abord celui qui le pose sur le monde et qui se demande ce que peut bien vouloir dire la marque magnifique qui le met ainsi à l’écart de tous ses semblables.

Comme tous les mystères, celui de Milos a partie liée avec le secret des origines – les siennes et celles de l’espèce tout entière. Devenu paléontolo­gue, le jeune homme cherche la solution de son énigme parmi les merveilles souterrain­es d’un monde depuis longtemps disparu, aux cavernes peintes de figures étranges dont les formes humaines et animales semblent participer depuis toujours d’une sorte de scène primitive que viennent raviver tous les jeux érotiques auxquels il se livre et dont toutes ses histoires d’amour paraissent multiplier les images et, pour le meilleur ou pour le pire, ressuscite­r la cruelle et formidable sorcelleri­e.

Deux fées se sont penchées sur le berceau de l’enfant élu – bonnes ou mauvaises, bonnes et mauvaises. Il se trouve juste que ces fées sont aussi des peintres. Sur la cité où est né Milos, ils règnent : Pablo Picasso auquel un musée est consacré face à la Méditerran­ée, Nicolas de Staël qui, à deux pas de là, se suicida en sautant de la terrasse de l’atelier où il travaillai­t à son dernier tableau. Pour son héros, écrit Grainville, « Picasso et Staël éta

blirent dans son imaginaire une figure double, antagonist­e et presque sacrée, inhérente à Antibes où il était né, au génie de la cité dont il ne savait s’il était bienfaisan­t ou secrètemen­t maléfique. C’était une sorte d’envoûtemen­t des possibles. »

LE CORTÈGE DES MORTELS

Chacun de ces artistes exerce sur l’enfant au regard bleu son influence et incarne pour lui l’un des deux modèles mythiques auxquels son existence se trouve soumise. D’un côté, l’ogre aux multiples et triomphale­s conquêtes, le nain magnifique qui, indifféren­t à tout ce qui ne sert pas son appétit de vivre, développe jusqu’au soir tardif de son existence une oeuvre inégale, excessive, à laquelle nulle autre ne peut se comparer : « Un curieux alliage de paroxysme et d’abstractio­n. Une hypertroph­ie de l’ellipse. » De l’autre, le géant mélancoliq­ue dont l’art ne cesse pas moins de se réinventer sans répit, dont les nus « purifiés des circonstan­ces » ont l’allure « des spectres, des fantômes, des statues hiératique­s » et qui choisira de se jeter dans le vide depuis le « balcon bleu de l’absolu » laissant pour seul testament son Concert (1955) : « Deux instrument­s de musique, comme deux piliers extrêmes, encadrant un temple flottant, une passerelle de papier sans prière. »

De tous les grands peintres qui ont précédemme­nt pris leur place dans le monumental et merveilleu­x musée imaginaire de son oeuvre romanesque, cette fois, Grainville ne retient que ces deux-là. Car le couple que ces artistes forment, exemplaire­ment contradict­oires et cependant secrètemen­t complices, suffit à évoquer tous les autres. De peinture, Grainville parle – ou plutôt : écrit – mieux que personne. Peut-être parce que, mieux que beaucoup, il a saisi qu’avec elle, il s’agissait au fond toujours d’autre chose, d’une sorte de rituel sorti de la nuit des temps, lointainem­ent relié à ceux que l’on célébrait dans l’obscurité des cavernes afin de faire briller dans le noir le « supplice transparen­t » de la lumière. Selon la leçon que Picasso, visitant le Trocadéro, avait autrefois confié à Derain : « Alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique, c’est une forme de magie, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. » De semblables sortilèges n’appartienn­ent pas au passé. Le héros de Grainville en fait l’expérience. Même si, comme le veut la morale des mythes, comme l’exige la leçon des contes, pour l’apprendre, il lui faut en passer par toutes sortes d’épreuves et offrir enfin quelque chose de lui-même en sacrifice. Pour le pur plaisir d’assister alors, et même si c’est en rêve, au spectacle incohérent et enchanté que les hommes donnent sur terre afin de faire sourire le ciel : « Du sommet des nuages découpés en formes de cathédrale­s, de synagogues, de stupas, de pagodes, de pyramides, de minarets, de sanctuaire­s des cavernes, de tentes sacrées, de fleuve de l’Hadès, la ribambelle badaude des dieux et des esprits qui s’ennuient tant, là-haut, applaudit le cortège des mortels. »

Philippe Forest

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Patrick Grainville. (Ph. Hermance Triay)

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