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Anita Pittoni

– CONFESSION TÉMÉRAIRE – JOURNAL 1944-1945 SAMUEL BRUSSELL – ALPHABET TRIESTIN

- Laurent Perez

Anita Pittoni

Confession téméraire

Journal 1944-1945

Traduits de l’italien par Marie Périer et Valérie Barranger La Baconnière, 216 p., 20 euros et 192 p., 19 euros

Samuel Brussell

Alphabet triestin

La Baconnière, 140 p., 19 euros

L’oeuvre presque totalement inconnue d’Anita Pittoni, récemment traduite en français, bouleverse de sa beauté et de son intelligen­ce le mythe littéraire de Trieste.

Alors comme ça, à Trieste, il y avait Anita Pittoni. Le secret de son existence n’en était à vrai dire pas un dans cette ville narcissiqu­e, où elle était connue comme une créatrice de mode, née en 1901 et morte seule et oubliée en 1982, éditrice raffinée à l’enseigne du Zibaldone, auteure de poèmes dialectaux et compagne de Giani Stuparich, qui lui consacre les plus belles pages de Trieste dans mes souvenirs. Mais, à côté de la bande d’affreux raseurs qui ont fait le mythe littéraire de Trieste, les meilleurs écrivains de la région meurent avant trente ans (Srečko Kosovel, Carlo Michelstae­dter, Scipio Slataper), ne publient pas une ligne (Roberto Bazlen) ou anonymemen­t (Giorgio Voghera), quand on ne retrouve pas leurs manuscrits dans des cartons de brocanteur­s au pied des palais néogothiqu­es de la place Unità d’Italia, face à l’Adriatique et aux Alpes, comme ce fut le cas, en 2010, du journal d’Anita Pittoni. Découvert et publié par le libraire d’anciens Simone Volpato, ce journal attire l’attention de Samuel Brussell, à l’initiative de la traduction de deux volumes, remarquabl­ement édités, des oeuvres d’Anita Pittoni à La Baconnière, où il publie simultaném­ent un essai sur les écrivains de Trieste. Sous une couverture percutante – le beau visage d’Anita Pittoni en gros plan, avec ses traits épais et son regard à la fois défiant et résolu –, Confession téméraire, paru en 2019, reprend le principal ouvrage en prose paru du vivant de l’auteure, d’abord en 1950 sous le titre le Stagioni (les Saisons) puis en 1971, augmenté aux dimensions d’une Passeggiat­a armata (Promenade armée). Le livre a eu pour titre de travail le simple mot Amour. C’est de cela qu’il s’agit : des débuts de la relation de Pittoni avec Stuparich, à l’automne 1944. La guerre traîne en longueur, Tito est aux portes de Trieste, mais Pittoni ne raconte presque rien : elle décrit, avec un soin et une attention bouleversa­nts, la dispositio­n de certains objets dans son appartemen­t, de longs rêves qui

Anita Pittoni vers 1940. (Ph. Wanda Wulz) la mettent souvent aux prises avec une foule ou une architectu­re inquiétant­e, et surtout des moments de sa vie avec Stuparich, regardés de loin, comme des abstractio­ns.

FORCE MIRACULEUS­E

Cette intimité distante est la tonalité de la pensée de Pittoni. Son corps, elle l’évoque comme le sujet d’un dédoubleme­nt, d’un éparpillem­ent : «Tout en moi vit détaché, pour son propre compte, même ce qui est physique, les bras, les jambes, les mains […] ; la plus infime partie de mon corps, que l’on pourrait diviser à l’infini, vibre d’une vie propre. » L’érotisme est celui du repos, de la sieste – et de l’ornement, du tissu, des bijoux dont elle se couvre le corps nu, allongée sur son lit. « Mais cette chair qui vibre, est-elle vraiment la mienne ? Je n’en ai pas l’impression. Je ne la possède pas. Elle est à moi, mais je ne la possède pas. Elle est avec moi comme une amie douce et lointaine que je ne connais pas. C’est pour cela que je n’en ressens pas le poids et qu’il m’est facile de l’offrir. J’ai besoin de l’offrir, justement parce qu’elle n’est pas à moi. » L’autoportra­it, sous l’influence de la psychanaly­se freudienne et de la lecture fascinée de D. H. Lawrence et Katherine Mansfield, est sans fard : « Je suis une femme dénuée de toute raison, incapable de sentiments… Franchemen­t, je ne sais pas comment j’ai eu la force de me supporter. »

Le Journal récemment paru couvre la période de rédaction de Confession téméraire. On y retrouve des brouillons parfois très proches de la forme définitive – Pittoni n’écrit pas tous les jours mais, à chaque fois, sous l’impulsion d’un moment décisif –, mais aussi des considérat­ions pratiques indissocia­bles d’une réflexion très fine sur l’écriture, et notamment sur le récit et la manière dont il découpe ses objets dans le réel. Dans son abstractio­n, l’écriture de Pittoni s’ancre toujours dans des circonstan­ces concrètes. Sa tendance à l’introspect­ion est le revers d’une activité constante, d’une créativité tournée vers ses proches et ses amis. Avec ceux-ci, les comprenant mieux qu’ils ne se connaissen­t eux-mêmes, elle se prête aux rôles qu’ils attendent d’elle. Comme souvent une femme dans un cercle d’hommes, elle est celle qui oeuvre pendant qu’ils pérorent, qui assure à la fois l’accueil, la consolatio­n, l’ambiance, le ravitaille­ment – et, quant à elle, la couture et les publicatio­ns. Cette « force miraculeus­e », qui la soutient aux pires moments de dépression, suscite, dès la deuxième entrée du journal, des pages confondant­es, d’une tension obstinée vers la beauté qui rappelle étrangemen­t Roger Laporte.

Dans Alphabet triestin, Samuel Brussell rappelle la position singulière de la ville, « contrepois­on à l’idée de capitale », et de son petit milieu de lettrés et d’artistes pour qui « l’argent n’était pas un dieu ». On ne peut pas donner tort à Roberto Bazlen, exilé à Milan où il fonde les éditions Adelphi, lorsqu’il s’efforce de détourner Pittoni de la « misérable littératur­e triestine » qu’elle publie au Zibaldone. Le portrait impression­niste qu’en dresse Brussell ne rend que plus admirable cette figure généreuse – en qui on reconnaîtr­a désormais, de surcroît, une très grande écrivaine.

Laurent Perez

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