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Catherine Millot

– UN PEU PROFOND RUISSEAU...

- Philippe Forest

Catherine Millot

Un peu profond ruisseau… Gallimard, « L’Infini », 112 p., 12 euros

Placé sous le signe de la mort au temps du coronaviru­s, Un peu profond ruisseau... est bien plus qu’un simple témoignage.

On dit beaucoup de mal de la mort. Et c’est peut-être à tort, au fond. Il est étrange ce vers de Mallarmé dont Catherine Millot a fait le titre de son nouveau livre. Plus étrange encore si on le cite en entier : « Un peu profond ruisseau calomnié la mort. » Il termine «Tombeau » voué à Verlaine. Comme souvent, on ne sait pas trop ce qu’il signifie. Même si on ne manquera pas de lui faire dire toutes sortes de choses édifiantes se rapportant à la manière dont la poésie survit au poète. Personnell­ement, je doute un peu de la valeur d’une pareille leçon – dont il est vrai que la littératur­e en général, et particuliè­rement dans le cas de Mallarmé, se montre rarement avare. Mais, singulière­ment, avec «Tombeau », comme par exception, toute la macabre mythologie de la mort se trouve doucement congédiée. Pas de « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». Ni de pleurs solennelle­ment puisés au Styx à l’aide du « seul objet dont le Néant s’honore ». Le poète est étendu dans l’herbe verte et près de lui, dans un paysage de campagne, coule de source l’eau claire avec laquelle on ne peut que tomber « naïvement d’accord ». Au drame, on dit adieu.

Catherine Millot. (Ph. Francesca Mantovani/Gallimard)

Dans le récit de Catherine Millot, une phrase donne la clé. Sa sécheresse inattendue claque dès le début : « J’ai récemment failli mourir du coronaviru­s. » Il serait très dommageabl­e que le lecteur s’en tienne là et qu’il s’imagine avoir affaire à un témoignage, un de plus, concernant l’épidémie actuelle dont chacun, s’il en constitue la possible victime, n’a pas nécessaire­ment le désir de connaître dans le détail à quelle agonie elle l’exposera peut-être. Encore que savoir ne soit pas rien. La littératur­e sert aussi à cela. Elle nous montre le monde au sein duquel nous vivons et mourons. Et elle le fait à sa manière qui nous en apprend bien plus sur la question que tous les discours bavards et vains qui, sous prétexte de nous en informer, déguisent la vérité.

Mais le livre de Catherine Millot, en dépit de sa brièveté, nous offre bien davantage. Il s’agit, si l’on veut, d’un roman à énigmes, d’une enquête à tiroirs, à la constructi­on parfaite et au suspense impeccable. Chaque secret, dès qu’il est levé, donne sur un autre qui, à son tour, suscite le suivant. De sorte que, jusqu’à la dernière, on tourne toutes les pages sans les voir passer. Tout commence avec l’étonnement qu’éprouve et que confesse l’auteur en s’apercevant que mourir, en un sens, ne lui fait rien ou presque. Un semblable aveu aurait de quoi scandalise­r. Il passerait aisément pour une provocatio­n presque obscène à l’heure où la vie apparaît comme la seule valeur qui soit, celle à laquelle il convient de sacrifier toutes les autres. Qu’un malade, en dépit de la souffrance, puisse trouver quelque plaisir à disparaîtr­e, cela ne se dit pas. Catherine Millot n’exclut pas qu’il s’agisse là d’un des effets de ce que les médecins nomment « l’hypoxie heureuse » : on s’asphyxie sans s’en apercevoir. Mais la chimie de l’organisme fournit une piètre et insuffisan­te explicatio­n à l’« état de grâce » dans lequel elle a le sentiment de s’enfoncer délicieuse­ment. La philosophi­e ne fait pas mieux que la science. Elle enseigne depuis toujours que vivre, c’est apprendre à mourir et que l’existence ne vaut que si l’on s’y prépare à cette dernière épreuve afin de l’affronter le plus paisibleme­nt possible. Mais une semblable sagesse paraît sans prise sur soi si l’on y réfléchit. Il y a autre chose. Mais quoi ?

DU CÔTÉ DES VIVANTS

« Portée par la grande égalité de tous devant la mort, écrit Catherine Millot, je vivais en paix, au coeur de cette nuit, dans le vide qui s’ouvre devant soi quand on n’a plus d’avenir. » Et puis la guérison vient. Sans l’avoir vraiment voulu, on se retrouve du côté des vivants. Des longues semaines passées à l’hôpital ne demeure que ce « sentiment d’irréalité » à quoi se reconnaiss­ent toujours les expérience­s les plus vives, les plus vraies par lesquelles il arrive à chacun de passer et que l’on échoue le plus souvent à comprendre.

D’où vient ce « très ancien désir de mort » auquel il faut bien que l’on trouve un peu son compte s’il vous plonge dans la plus paradoxale des quiétudes ? Telle est la question. L’enquête commence là. Catherine Millot cherche sa solution du côté des ouvrages qu’elle a lus et de ceux qu’elle a écrits. En ce sens, son livre reprend toute la matière de ceux qui l’ont précédé. Elle y évoque cette « jouissance liée à une forme d’anéantisse­ment » dont Kant et Burke, sous le nom de sublime, ont parlé mais qu’elle a elle-même approchée « sous la forme de l’anéantisse­ment extatique des mystiques ou celle de la disparitio­n heureuse de soi dans la contemplat­ion de la nature et de ses débordemen­ts mortels ». Son enquête la mène aussi du côté des signes avec lesquels sa vie s’écrivit et qui sont ceux de l’enfance.

Je ne dirai pas le mot de l’énigme. D’ailleurs, je ne suis pas sûr qu’il existe vraiment. Seule sa quête compte par laquelle on donne à son existence le sens que l’on souhaite et qui prend l’apparence que l’on veut. Ainsi, ici, dans les dernières pages, le spectacle d’une vieille femme témoignant, sous les yeux de sa fille, de « la mystérieus­e volonté de continuer encore, qui jaillit de la faiblesse et de la décrépitud­e », cet « inannulabl­e moindre » dont parle Beckett et qui, quoiqu’on fasse toujours cap vers le pire, « jamais au néant ne peut être ramené ».

Philippe Forest

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