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Fredric Jameson

– DOCUMENTS MODERNISTE­S – BRECHT ET LA MÉTHODE

- Richard Leydier

Fredric Jameson

Documents moderniste­s

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Nevoltry Beaux-arts de Paris, 592 p., 28 euros

Brecht et la méthode

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florent Lahache Trente-trois morceaux, 344 p., 25 euros

Fredric Jameson est surtout connu en France pour le Postmodern­isme ou la logique culturelle du capitalism­e tardif. Deux nouvelles traduction­s expliciten­t son appréhensi­on de la littératur­e des 19e et 20e siècles.

Deux livres du critique littéraire américain et théoricien Fredric Jameson ont récemment été traduits en français. Deux véritables sommes : Documents moderniste­s, ouvrage au titre programmat­ique qui compile des articles parus sur une période de trente ans, et un essai, Brecht et la méthode. Ce sont là deux beaux et denses pavés de trois cent cinquante pages et plus.

Documents moderniste­s, initialeme­nt publiés par Verso en 2007, rassemble une vingtaine d’articles parus dans diverses revues et ouvrages comme South Atlantic Quarterly, ou New Orleans Review. Généraleme­nt d’un format généreux, leur lecture en est ardue et nécessite une attention accrue. Qu’ils portent sur Céline, Kafka, Joyce (à plusieurs reprises), Baudelaire ou Rimbaud, ils abordent tous avec une certaine obsession la question de la définition du modernisme, et même du postmodern­isme. Cela est particuliè­rement vrai dans un texte intitulé « Modernisme et impérialis­me », écrit en 1990 : « À l’heure actuelle, en raison, du moins en partie, de ce qu’on appelle le “postmodern­isme”, il semble que l’on trouve un nouvel intérêt à découvrir ce qu’était réellement le modernisme et à repenser ce phénomène, désormais historique, de façons neuves et différente­s de celles que nous avons héritées de ses participan­ts et acteurs, de ses défenseurs et praticiens. » Les mots de Jameson, qui datent d’il y a trente ans (une éternité !), portent sur la littératur­e, mais ils pourraient tout à fait s’appliquer aujourd’hui aux arts plastiques. Il faudra bien à un moment se pencher sur la liquidatio­n de l’héritage moderniste, et l’étude de la modernité littéraire par Jameson peut apporter quelques éléments de réponse.

Le critique a parfois une drôle de manière d’envisager les choses, en abordant son objet par la négative. Il consacre de longs passages à l’échec : « […] l’impératif à échouer est la nécessité pour les écrivains en question non seulement d’essayer de réussir, mais aussi de croire en la possibilit­é de réussir. » De la même manière, il aborde Ulysse de James

Joyce par le phénomène de l’ennui et plaide pour imaginer de nouvelles façons d’interpréte­r le texte face aux études antérieure­s en raison desquelles il n’est pas toujours aisé de le lire d’un oeil neuf : « Ces interpréta­tions sont triples à mon sens : la lecture mythique, la lecture psychanaly­tique et la lecture éthique. »

DÉMON DE LA COHÉRENCE

Dans son introducti­on à ce volume, Jameson résume assez bien ce qui sous-tend la volonté de rassembler des écrits produits sur une longue période : on risque d’être pris par le « démon de la cohérence » : « La cohérence d’une relation sérieuse et durable avec l’expérience culturelle repose sur une coordinati­on fructueuse entre contingenc­e et théorie, entre rencontres de hasard et projet intellectu­el. Il est vrai que l’on essaie toujours de résoudre la tension qui en résulte d’une manière ou d’une autre, en confirmant philosophi­quement la nature aléatoire de l’expérience ou en rapportant le personnel à une significat­ion théorique. Mais la vitalité de la relation dépend de la persistanc­e de cette tension. Ce qui, en pratique, implique sans doute de construire une Gestalt pouvant se lire de l’une ou l’autre de ces façons : soit comme un commentair­e de texte, soit comme l’illustrati­on d’une théorie ; et, bien qu’il soit séduisant de mener ces deux opérations conjointem­ent et simultaném­ent, l’une comme l’autre finiront par nous ramener à l’histoire elle-même, à l’histoire du texte tout autant qu’à l’histoire de la théorie. » Autrement dit, lorsqu’un critique,

Fredric Jameson. (Ph. DR)

parvenu au soir de sa vie, se retourne sur ses production­s passées, il ne peut s’empêcher d’imaginer qu’une logique, serait-elle inconscien­te, dirige invariable­ment ses choix. Or, si la théorie est intéressan­te, sa constructi­on encourt le risque d’oublier les oeuvres ellesmêmes. Il ne faut jamais les perdre de vue afin de maintenir la sacrosaint­e tension. Dans Brecht et la méthode, Jameson ne quitte pas l’Allemand des yeux. Il pose même la question de son utilité, ce afin de cerner cette « méthode brechtienn­e » annoncée par le titre : « Nous voudrions plutôt démontrer dans ce qui suit que ses “propositio­ns” et ses leçons – les fables et les proverbes qu’il se plaisait à dispenser – relevaient davantage d’une méthode que d’un ensemble de données, de pensées, de conviction­s, de principes premiers, etc. » Jameson est marxiste, c’est à travers ce spectre qu’il étudie le théâtre de Brecht, et notamment son potentiel d’émotions, mais aussi il évoque la productivi­té, liée selon lui à la notion de progrès : « En tout état de cause, la leçon la plus actuelle de Brecht est que l’élément “progressis­te”, à une époque qui en est venue à douter du terme lui-même, ne doit pas se limiter à un genre d’évolution par étape vers une société meilleure, mais qu’il doit être invoqué chaque fois qu’il est question de production et de productivi­té. » Ce sont là des expression­s d’un autre temps, mais ô combien actuelles.

Richard Leydier

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