Art Press

SYLVIE LINDEPERG

– NUREMBERG. LA BATAILLE DES IMAGES

- Jacques Aumont

Sylvie Lindeperg

Nuremberg. La bataille des images Payot, 528 p., 25 euros

Dans son ouvrage sur Nuremberg, Sylvie Lindeperg reprend à neuf les questions que ce procès pose au cinéma.

Nul n’ignore que, dans la ville même où les nazis avaient tenu leurs envoûtemen­ts de masse, les principaux dirigeants encore vivants furent jugés et condamnés, à la face du monde. C’est même un cas d’école que ce procès, voulu si exemplaire qu’il fut filmé. L’immense mérite du livre de Sylvie Lindeperg est d’avoir repris à neuf cette question du filmage, d’en avoir, au prix d’un travail d’archive exemplaire, donné quelque chose comme l’histoire définitive, et d’avoir parfaiteme­nt aperçu et décrit les conséquenc­es d’un tournage laborieux, compliqué, souvent décevant.

Les témoins qui avaient vécu le Lager ont trouvé le procès ennuyeux, sclérosé, trop mis en scène : c’est qu’ils arrivaient avec du vécu. La mise en scène, dès lors qu’elle s’attache au réel, ne peut en effet que le mortifier (au sens culinaire), et le transforme­r en pseudoréal­ité, en illusion. On le vit bien, a contrario, lors du premier interrogat­oire de Goering, qui mit en évidence les pouvoirs du jeu actoral, face à un procureur étasunien noyé dans ses fiches et sans talent de comédien. Lindeperg raconte les prémisses et le déroulemen­t du procès dans un style fluide et vivant qui emporte la lecture, mais l’intérêt du livre réside surtout dans les questions de fond qu’il soulève, et traite avec une rare lucidité, sur le cinéma, ses images et le réel. J’en vois au moins quatre. D’abord, à quoi sert-il de filmer un événement de cette sorte ? Pour les juges alliés, il s’agissait d’exalter un procès fair play, où des bourreaux sans pitié ni honneur avaient vu leurs droits respectés. Pour le public, donc pour les médias, il s’agissait qu’il fût captivant. Vieille question : comment traiter un contenu ingrat, mais essentiel, pour qu’un public réputé superficie­l puisse le suivre ? La réponse est connue : il faut faire du spectacle. L’enjeu de Nuremberg a été double : à long terme, pour l’Histoire, offrir l’exemple d’une procédure rigoureuse, impartiale et véridique. À court terme, pour le public mondial, mettre en scène les bons et les mauvais, et tout faire pour que sa sympathie n’aille pas aux seconds. La réussite fut inégale, surtout en ce qui concerne les Allemands, à qui l’on offrit in fine une synthèse filmée assez maladroite pour avoir des effets douteux. Ensuite, des images sont-elles des preuves ? À Nuremberg la réponse se trouve en grande partie dans la réaction des accusés. On a rejoué, sans y penser, ce dont Fury de Fritz Lang (1936) avait donné le modèle : les documents filmés montrant les exactions des lyncheurs y sont utilisés comme preuves mais, surtout, on y confronte chaque accusé dans la salle au criminel qu’il est à l’écran. La projection de Nazi Concentrat­ion Camp, celle du film sur l’or de la Reichsbank ont joué exactement ce rôle de preuve à Nuremberg, en trahissant les accusés malgré qu’ils en aient, par leurs mimiques consternée­s devant leurs crimes.

AVOIR UN POINT DE VUE

Troisième question, celle de la mise en scène. Les contrainte­s imposées par le parquet, pour ne pas perturber une procédure délicate au résultat incertain, ont amené l’équipe étasunienn­e à filmer sans pouvoir bouger. Du coup, la maîtrise sur l’image leur a largement échappé, d’autant qu’ils n’étaient pas des profession­nels, Hollywood et John Ford ayant très tôt été exclus. Gestes, expression­s leur échappaien­t, ou n’étaient pas éclairées, ou tout simplement, ne parlant pas l’allemand (!), ils ne discernaie­nt pas les moments capitaux, qu’ils ont souvent manqués. Le contraste fut cruel avec les Russes, au premier chef Roman Karmen et sa petite Bell & Howell à ressort, muette mais infiniment mobile : il filma de tout près les accusés, surtout Goering, dont il a laissé des images comiques et terribles. Ce que révèle ce match EU / URSS, c’est qu’on maîtrise mieux la mise en scène quand on a un point de vue : « Quand l’enregistre­ment américain apparaît flottant, celui des Russes révèle la clarté et la cohérence des choix, la volonté de plonger le spectateur au coeur des débats, la dynamique des échanges » – quitte à refaire quelques prises post factum et en studio… (1)

Enfin, qu’est-ce qu’une position d’interpréta­tion devant un film ? On projeta, au bout d’un mois de procès, le film de compilatio­n The Nazi Plan, largement réalisé à partir d’archives du IIIe Reich lui-même. Pour un spectateur étasunien, britanniqu­e, français, polonais, cette accumulati­on de pompes barbares et de discours rageurs était sans appel : pour concevoir pareil projet de société il fallait être des monstres. Pour les accusés, voir ces images de leur ancienne splendeur eut un effet tout autre : ils exultaient, se voyant justifiés par la pompe dans son inhumanité même, imaginée comme sublime. Le film heureuseme­nt se termine par le jugement des conjurés du complot antihitlér­ien, qui furent traités en sous-hommes par un procureur au bord de la démence. Là, les accusés s’effondrère­nt : même eux, soudain, ne pouvaient interpréte­r à leur guise. Voilà un livre remarquabl­e, important pour l’histoire, moins par ce qu’il raconte d’un procès déjà bien documenté que parce qu’il en expose avec limpidité les enjeux généraux qui furent les siens dans l’usage des images mouvantes. D’autres procès depuis ont été faits par des films (celui des Khmers rouges par exemple), mais jamais on n’a revécu cette véritable assomption du document, jamais on n’a refait en direct et au coeur de la justice cette expérience du pouvoir des images – et de leurs limites.

1 On trouve des extraits, remontés et résumés, du filmage de Karmen dans le dernier épisode de Grande Guerre patriotiqu­e, film de 1965 sur la Seconde Guerre mondiale, visible sur YouTube.

 ?? (Ph. DR) ?? Ray Kellog. «The Nazi Plan ». 1945. 192 min.
(Ph. DR) Ray Kellog. «The Nazi Plan ». 1945. 192 min.

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