JEAN STREFF
– LA MASOCHISME AU CINÉMA ALBERTO BRODESCO – SADE ET LE CINÉMA
Jean Streff
Le Masochisme au cinéma Rouge profond, 219 p., 20 euros
Alberto Brodesco
Sade et le cinéma : regard, corps, violence Traduit de l’italien par Vanessa Hélain Rouge profond, 352 p., 20 euros
Deux ouvrages explorent les liens entre cinéma et subversion.
En publiant conjointement le Masochisme au cinéma de Jean Streff et Sade et le cinéma : regard, corps, violence d’Alberto Brodesco, les éditions Rouge profond frappent indéniablement fort. Elles nous replongent dans des problématiques pas si courantes en nos temps blasés et pourtant timides quand il s’agit de penser le cinéma comme « art subversif », pour reprendre le titre de l’ouvrage-clé des années 1970 d’Amos Vogel réédité récemment (1).
D’ailleurs, le Masochisme au cinéma est lui aussi une réédition. L’ouvrage défraya la chronique lors de sa première publication en 1978, marquée du sceau de l’infamie par la censure qui en condamna « l’exposition ou la publicité par voie d’affiche ». Ce qui n’empêcha pas maintes librairies et moult lecteurs de braver l’interdit et de le découvrir. La réaction d’Anastasie, « Dame Censure », ne se fit pas attendre ni la contre-attaque via Libération et le Canard enchaîné ou du philosophe François Châtelet et de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert. L’épilogue eut lieu en 1981 avec la levée des interdictions par Jack Lang.
Cet ouvrage badin et érudit semble a priori récapituler le catalogue des possibles d’une part importante de la « légende noire et rosse des perversions sexuelles » pour reprendre les termes de François Angelier dans sa préface : « Le folklore masochiste », « De la maîtresse souveraine à la femme fatale », « Le masochisme puéril », « Le masochisme féminin », « Goût particulier : la fessée », etc. Cependant Jean Streff dépasse heureusement cette perspective qui aurait pu devenir assez anecdotique et lassante en adoptant une approche autobiographique amusée. Ainsi la mise au point rédigée pour cette nouvelle édition débute-t-elle sur un pastiche de confession impudique littéraire : « J’ai découvert le masochisme à douze ans dans la bibliothèque de mon père. […] Ce fut une véritable révélation. D’abord physique, puis, le temps venant, plus mentale, car je décelais que l’on pouvait jouir dans la douleur, les humiliations, les opprobres. Bien que d’une éducation chrétienne qui mettait en valeur les souffrances du Christ, cela me parut incroyable. »
Le Masochisme au cinéma devient le journal de bord d’une cinéphilie pour le moins étonnante lorsqu’elle exhume des marges des objets aux titres aussi évocateurs que la Fessée ou les Mémoires de monsieur Léon, maîtrefesseur (1976) de Claude Bernard-Aubert ou la Bonzesse (1974) de François Jouffa. Elle n’est pas moins étonnante lorsqu’elle parvient à montrer combien l’imaginaire du masochisme se glisse aussi bien au creux de films de genre sulfureux – tels le passionnant le Corps et le Fouet (1963) de Mario Bava – que chez des auteurs aussi importants que Buñuel – dans Belle de jour [1967] bien sûr, mais aussi Viridiana [1961] ou la Voie lactée [1969]) – ou Fellini – « Prostituée ou catcheuse, tel est le sort de la femme fatale fellinienne, plateaux de la balance du souvenir entre lesquels oscille le fléau de la mère orale, objectif suprême du masochiste puéril. »
Le western, le péplum, voire la comédie n’échappent pas aux schèmes masochistes. Ce qui permet à Jean Streff cette étonnante analogie : « Ainsi le masochiste est l’auteur, le metteur en scène, l’interprète et souvent, grâce à l’adjonction de miroirs, le spectateur de sa propre perversion comme le sont pour le film, le scénariste, le réalisateur, l’acteur et le spectateur. »
SOMME ATHÉOLOGIQUE
En revanche, Sade et le cinéma n’a rien à voir avec un brûlot lu sous le manteau ou avec l’exégèse amusée puisque son auteur est un universitaire spécialisé notamment dans des travaux liés aux limites du représentable. Nous sommes là en présence d’une somme athéologique assez impressionnante dans sa démarche structurelle comme par la somme de documents recensés, analysés et corrélés. Le propos entend montrer comment l’invention littéraire sadienne a pu, par le cinéma, transmuer des images verbales en images tout court ce qui relève de l’affrontement « de deux interdits, les mêmes qui définissent selon André Bazin les limites de la représentation : la mort et la petite mort, l’orgasme ». Après une délimitation du champ des représentations d’un « cinéma sadien » (et non sadique), l’essai se propose d’explorer avec une pertinence certaine les « espaces du cinéma sadien » que sont le château, les prisons, Charenton, le théâtre et, de manière plus surprenante, le voyage. Enfin, l’auteur explore la partie immergée du cinéma sadien lors d’une enquête minutieuse sur sa place conséquente dans la médiasphère, notamment sur YouTube.
Si Jean Streff nous renseignait d’emblée sur Sacher Masoch pour mieux s’en délester ensuite, le divin marquis et ses écrits sont de toutes les pages chez Brodesco, de manière que nous saisissons assez aisément, avec force nuances, la manière dont Buñuel, Pasolini ou Peter Brook surent capter l’essence du corpus sadien. On doit s’avouer surpris par le crédit accordé aux films que produisit un cinéaste aussi inénarrable et mineur que Jess Franco, auteur de pas moins d’une dizaine d’oeuvres directement ou indirectement inspirées par Sade, d’autant plus que Brodesco minore au contraire l’intérêt du méconnu Quills (2000) de Philip Kaufman.
Fort heureusement, le coeur ténébreux et point de fuite de l’ouvrage demeure Salo ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pasolini dont aucune étude ne pourra épuiser l’énigme.
1 Le Cinéma, art subversif d’Amos Vogel (Capricci, 2016), avec une très belle préface d’Albert Serra.