Art Press

BERNARD-HENRI LÉVY

– SUR LA ROUTE DES HOMMES SANS NOM

- Mariia Rybalchenk­o

Bernard-Henri Lévy

Sur la route des hommes sans nom Grasset, 272 p., 20 euros

Dans ce nouveau livre, Bernard-Henri Lévy veut s’effacer derrière « des hommes sans nom ». Si la politique s’oppose à la morale, la philosophi­e s’oppose à la naïveté. Lévy est parfaiteme­nt conscient de ce principe : son nouvel essai est aussi une tentative de comprendre son propre Je, dévoilé par la misère d’autrui.

L’hiver 2014, j’ai vu Bernard-Henri Lévy, place Maïdan, à Kyiv : il saluait les Ukrainiens et leur révolte contre le régime prorusse. Les émeutes avaient commencé après le refus du gouverneme­nt de signer un accord d’associatio­n économique avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie. Les émeutes ont entraîné la chute du gouverneme­nt de Viktor Ianoukovit­ch. Grand froid. Banderoles. Odeur de pneus brûlés et d’essence. Il faut souligner que cette visite n’était pas médiatisée en Ukraine, et beaucoup de gens découvraie­nt Lévy non pas grâce à la télévision, mais à sa présence place Maïdan.

Dans Sur la route des hommes sans nom, nous suivons l’auteur dans ses voyages dans l’Ukraine en guerre, notamment à l’Est du pays, dans le Donbass où, cette fois, les Ukrainiens se battent militairem­ent contre l’occupant russe. Il est triste de voir ce qu’est devenue cette partie de l’Ukraine où, par la faute du système oligarchiq­ue ukrainien et de l’agression russe, « hommes et bêtes semblent des spectres ». Cette guerre, Lévy dit qu’elle est « oubliée », notamment par « les Occidentau­x insoucieux ». Ajoutons qu’elle est aussi oubliée par certains Ukrainiens qui s’y sont habitués ; elle est devenue leur quotidien. La retrouver dans ce livre est donc une forme de justice rendue au peuple ukrainien. Le livre est divisé en deux parties : « Ce que je crois » et « Ce que j’ai vu ». Dans le premier chapitre, Lévy énonce ce qui lui a fait reprendre la route, à 72 ans, pendant la crise sanitaire planétaire, pour se rendre dans des pays qui n’ont pas les faveurs des médias français. Dans le deuxième chapitre, on retrouve ses reportages de 2020, publiés dans Paris Match, The Wall Street Journal, La Repubblica, Stern et d’autres journaux européens. Huit reportages dans des pays en proie à des conflits politiques et à la détresse sociale : l’Ukraine, le Nigeria, le Kurdistan, la Grèce, la Somalie, le Bangladesh, la Libye, l’Afghanista­n. On y retrouve le ton et les préoccupat­ions qui sont ceux de l’auteur, depuis son premier livre, en 1973, Bangla Desh. Nationalis­me dans la révolution, réédité sous le titre les Indes rouges (1985).

Il s’agit non pas d’un simple exercice littéraire, mais d’une certaine leçon d’humanité. « Qu’il y a de haine dans ce couloir de la mort à quoi ressemble la société française quand elle se complaît dans le dépression­nisme, la paranoïa, le soupçon », écrit-il. Comment parler des guerres oubliées, des crises sans fin, des orphelins de guerres dont l’Occident ne se préoccupe pas ? Sur la route des hommes sans nom nous conduit ainsi du reportage à la réflexion, et à la méditation sur la mort. « La mort n’est rien. [...] Pasternak s’est trompé. C’est elle, la mort, pas la vie, qui est une soeur. »

VULNÉRABIL­ITÉ

Son voyage à Mogadiscio, en Somalie, pays sans État où depuis trente ans les milices islamistes chabab créent le chaos, frappe par sa crudité. « La ville, cannibale, mangeuse de morts et de vivants », où « patientent une centaine de femmes aux robes bleues et rouges, comme le jour de l’enterremen­t : elles racontent les grossesses à répétition ; la violence des maris ; le petit malnutri qui tousse et ne grandit plus. »

Plus intéressan­t encore me semble le reportage consacré aux chrétiens du Nigeria et à la secte islamo-terroriste Boko Haram. En homme de terrain, Lévy relate son voyage dans un pays où le Christ s’est arrêté, dirai-je en reprenant le titre de Carlo Levi... Églises vandalisée­s, cadavres mutilés, jeunes filles enlevées, camps de déplacés : la situation au Nigeria deviendrai­t-elle génocidair­e ? Le livre pose justement la question.

On retrouve aussi les Kurdes, à qui Lévy avait consacré, en 2016, l’éclairant documentai­re Peshmerga, dans lequel il développai­t son point de vue sur la seconde guerre civile irakienne, à travers les combattant­s kurdes. Le rêve que nourrit l’auteur d’un État kurde indépendan­t demeure toujours aussi vif, depuis son premier voyage au Kurdistan, il y a trente ans, de la même façon qu’il avait nourri, en 2011, celui, plus controvers­é, d’une Libye débarrassé­e de Kadhafi mais toujours en proie au chaos. Dans ce livre, Lévy explique pourquoi « le fils de famille doté des privilèges » avait décidé de partir à l’autre bout du monde, dans la meilleure tradition de Byron et de Malraux. Il ne s’agit pas d’une simple aventure : le but de ces voyages est de découvrir la misère d’autrui dans le sens purement levinassie­n du terme. Qui est cet Autre ? Telle est la question centrale que pose ce livre. C’est probableme­nt cet être humain, ouvert aux appels de notre époque ; prêt à reconnaîtr­e sa responsabi­lité en face du visage de son voisin dans sa vulnérabil­ité.

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(Ph. Ali Mahdavi) Bernard-Henri Lévy.

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