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CYRIL HUOT

– SANS TRANSITION. DE ROLAND BARTHES À PASOLINI

- Olivier Rachet

Cyril Huot

Sans transition. De Roland Barthes à Pasolini Tinbad, 156 p., 18 euros

D’une écriture alerte, l’essai que Cyril Huot consacre à l’auteur des Mythologie­s dresse en creux un autoportra­it de l’écrivain en homme blessé.

Si, comme l’écrivait Pier Paolo Pasolini dans l’Expérience hérétique, « La mort accomplit un fulgurant montage de notre vie », force est de constater que celles, accidentel­les, de Roland Barthes et de Pasolini lui-même accompliss­ent sans doute un fulgurant montage de leur oeuvre. C’est fort de cette intuition que Cyril Huot, entre autres réalisateu­r et critique de cinéma, publie aux éditions Tinbad un essai intitulé Sans transition, De Roland Barthes à Pasolini qu’il assimile d’emblée à un « fantasme de Barthes ». S’appuyant sur la notion de « biographèm­es » expériment­ée dans des ouvrages tels que Roland Barthes par Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux ou Journal de deuil, Huot privilégie la forme du fragment et, avec un sens certain de l’improvisat­ion textuelle, donne forme à un portrait volontiers impression­niste, procédant par touches, notations, mais aussi par digression­s, analogies et autres effets de rupture. « En résumé : Fragments de biographie(s) s’inscrivant dans un genre littéraire qui relève d’un fantasme de Barthes. » Nombreux sont les rapprochem­ents inattendus faisant résonner des parcours que l’on n’aurait pas songé à confronter : avec Mallarmé, Barthes partage parfois un même sentiment d’illégitimi­té, notamment lorsqu’il gagne sa place au Collège de France, à une voix près. Un même sentiment de rupture anthropolo­gique le rapproche de Chateaubri­and, Zola ou Proust dont l’existence fut scindée par la Révolution française ou l’affaire Dreyfus tout comme celle de Barthes le fut par la mort de sa mère : « Barthes peut bien raconter ce qu’il veut, commente Huot, on ne nous enlèvera pas de l’idée que le grand Événement de son existence aura été, non pas Mai 68, mais, près de dix ans plus tard, la mort de sa mère, et que c’est cet Événement-là, et celui-là seul, qui aura déclenché en lui une profonde, une totale, une irréversib­le “mutation de sensibilit­é” ».

C’est en s’intéressan­t à ce dernier Barthes – celui qui enseigne au Collège de France de 1977 à sa mort en 1980 –, que Cyril Huot creuse le paradoxe d’un retour au sujet, mais aussi à une certaine forme de pathos, qui étonne chez celui qui n’eut de cesse de proclamer, avec Michel Foucault, « la mort de l’auteur » dans son oeuvre. Que l’on s’entende d’ailleurs sur cette formule usée jusqu’à la corde et source d’incompréhe­nsions diverses. Cette disparitio­n d’un auteur ne pouvant se réduire à une identité fixe, et notamment sociale, devait permettre l’avènement d’une lecture critique ouverte à l’effeuillem­ent sensible du langage. Huot cite à juste titre cette phrase que Barthes prononça en 1978 au Collège de France : « Je suis d’une génération qui a trop souffert de la censure du sujet », mais c’est bien l’aveu d’une souffrance intime qui se fait ici entendre au détriment d’une censure à laquelle Barthes accorde sans doute peu de crédit en ses dernières années. Pour le dire autrement, la mort de la mère signe à sa façon l’adieu à la mort de l’auteur et laisse advenir, dans toute son horreur, la découverte de sa propre mort. « On ne mourait jamais d’une mort extérieure à soi-même, commente ainsi Huot. On ne mourait jamais de maladie. On ne mourait jamais d’un cancer. On ne mourait jamais d’un accident. On ne saurait pas même mourir de son suicide. On ne saurait jamais mourir que de l’être même de la mort. »

NATURE HÉMORRAGIQ­UE

Tout l’art de cet essai consiste alors à faire advenir, à travers toute une série de notations diffractée­s, une présence du sujet qui constitue aussi bien un portrait sensible de Barthes qu’un autoportra­it de Huot, et en filigrane de l’écrivain en homme toujours blessé. Le sujet désignant ici ce qui excède le sens et que Barthes n’eut de cesse de traquer à travers un jeu d’opposition­s qui aurait gagné parfois à être davantage souligné : opposition entre le « sens obvie » et le « sens obtus » qui excède la communicat­ion, ou entre le « dictum » et le « punctum » au coeur de la réflexion autour de la photograph­ie. Huot réhabilite à juste titre la notion de « béance » que Barthes emprunte à Chateaubri­and qui l’empruntait luimême à Montaigne, selon laquelle « Les hommes vont béant aux choses futures » : « L’écrire se constitue à partir de l’avenir, et l’avenir est sans contenu, il ne se remplit jamais, sa nature est hémorragiq­ue », écrivait Barthes. « Mais ce qu’il dit là de l’avenir, commente Huot, c’est tout aussi bien de soimême qu’on peut le dire : Je peux bien me constituer à partir de l’avenir, (m’y projeter), je suis sans contenu, je ne me remplis jamais, ma nature est hémorragiq­ue. Et je m’en vais béant aux choses. » Or cette béance, qui est aussi une forme de ravissemen­t, est pour Huot intrinsèqu­ement liée à la question de l’Amour ; ce dont Barthes témoignait à propos de l’opéra de Wagner, Parsifal, dans Fragments d’un discours amoureux :« Telle est la blessure d’amour : une béance radicale (aux “racines” de l’être), qui n’arrive pas à se fermer, et d’où le sujet s’écoule, se constituan­t comme sujet dans cet écoulement même. » Nature hémorragiq­ue de l’être et de l’écriture que Cyril Huot manifeste aussi de façon magistrale dans un roman consacré au ravissemen­t amoureux, Secret, le silence (Tinbad, 2017), qu’on pourra lire en complément de cet essai passionnan­t.

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(Ph. DR) Cyril Huot.

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