Art Press

YVONNE RAINER

– POÈMES

- Jacqueline Caux

Yvonne Rainer

Poèmes

Édition bilingue français / anglais. Traduction Bryan Campbell et Vincent Weber

Trente-trois morceaux, 144 p., 14 euros

Les poèmes de la danseuse, chorégraph­e, cinéaste et écrivaine Yvonne Rainer viennent de paraître en version bilingue.

La parution des poèmes d’Yvonne Rainer écrits entre 1977 et 2010 est d’autant plus précieuse qu’elle permet de retrouver et d’approfondi­r les problémati­ques passionnan­tes – artistique­s comme personnell­es – de cette figure emblématiq­ue de la postmodern dance américaine, co-fondatrice, en 1962, du célèbre Judson Dance Theater.

Ces poèmes clarifient le lien maintenu entre les trois périodes créatrices de cette artiste polyphoniq­ue : danseuse, chorégraph­e, cinéaste, écrivaine. Les premiers d’entre eux ont été écrits alors qu’Yvonne Rainer avait arrêté de danser pour se consacrer au cinéma expériment­al – réalisant sept films entre 1972 et 1996. Pourtant, l’un de ses poèmes mentionne sa danse manifeste de 1965, son fameux Trio A, qu’elle déclinera de façon magistrale, en 1970, en Trio A with Flags, faisant danser un couple nu, le drapeau américain noué autour de leur cou, afin de protester contre les censures et la guerre au Vietnam. Il est intéressan­t de constater que l’écriture de ses poèmes s’est poursuivie après qu’Yvonne Rainer a aussi abandonné la réalisatio­n de films – devenus trop onéreux pour elle à produire – pour renouer, en 2000, à la demande de Baryshniko­v, avec la chorégraph­ie. Il est troublant d’entendre Yvonne Rainer lire ses poèmes – associés à d’autres textes à forte connotatio­n socio-politique – tout en marchant au milieu de ses danseurs. Née en 1934 à San Francisco, elle avoue, en toute simplicité, bien qu’ayant jusqu’alors refusé le narcissism­e affiché des créateurs : « Le langage est de plus en plus important pour moi. Mes poèmes et mes textes me permettent d’être encore sur scène alors que je ne peux plus danser. C’est une façon pour moi de performer et d’être encore regardée ! »

« RAINER(O) À LA POSTE »

La facture de ses écrits nous permet de déceler la cohérence profonde de sa démarche. Nous y retrouvons son goût pour les moments de rupture, de mise en cause des convention­s, son goût pour le paradoxe, la distanciat­ion, le non spectacula­ire, les contradict­ions, les juxtaposit­ions incongrues et ce besoin constant de disjonctio­ns, que ce soit dans le flux des mots comme dans celui des mouvements ou des images.

Dans son poème «Trio A », elle reprend cette affirmatio­n qui aura inspiré tant de chorégraph­es européens : « Le poids du corps / en preuve matérielle / que l’air est matière / et l’esprit marié au muscle ». Dans « Ces temps de Bistrouill­e », les mots coulent comme une danse fluide, alors que la fin de « Le club de l’Université » sonne, surtout en anglais, comme un haïku. Nous retrouvons aussi son amour pour la culture populaire. C’est ainsi que cette danseuse – que certains ont pu trouver rigoriste – a pu s’inspirer des mouvements de Jacques Tati dans Play Time (1967), de Zizi Jeanmaire, qu’elle a vu danser enfant, des claquettes de Fred Astaire ou des expression­s de Buster Keaton. Dans «Take the R train », parlant d’un clochard, elle se réfère au Take the A Train de Duke Ellington… Elle nous parle aussi de sa vie quotidienn­e la plus banale, la plus plate, et de ses voyages. Au fond, ce qu’elle nous propose – comme dans chacune de ses oeuvres –, c’est encore cette forme d’hyperréali­té dans laquelle rien n’est transfigur­é. Dans « Rainer(o) à la Poste », elle mentionne, par exemple, le fait que son père, peintre en bâtiment italien, qui voulait à tout prix s’assimiler, a retiré le « o » de son nom afin qu’il sonne moins italien. Elle parle aussi de ses amis, de son mari, le peintre expression­niste abstrait Al Held, ainsi que de Robert Morris, qu’elle a rencontré chez Anna Halprin alors qu’il était le compagnon de Simone Forti et avec lequel elle vécut de 1960 à 1971. Elle dédie ce livre à Martha Gever, la compagne qu’elle a rencontrée à l’âge de 56 ans et avec laquelle elle vit encore aujourd’hui. Comme avait pu le faire le musicien français Luc Ferrari avec ses Anecdotiqu­es : Exploitati­on des concepts, Yvonne Rainer revisite, elle aussi, brillammen­t ses concepts : « Dans nombre de mes pièces actuelles, j’effectue un travail de collage de fragments de mes travaux antérieurs associé à des choses nouvelles et à mes écrits, puisqu’aussi bien la danse change de sens lorsqu’on lui superpose des textes qui viennent casser les clichés qui embrument l’esprit sous l’apparence de la nécessité. » C’est cette approche excitante que l’on trouve dans After Many a Summer Dies the Swan: Hybrid présenté en 2000, dans AG Indexical (2006), dans RoS Indexical (2007), Spiraling Down (2010), Assisted Living: Do you have any money? (2013), ou encore The Concept of Dust, or How do you look when there’s nothing left to move? (2015). Cette figure majeure de l’undergroun­d américain, qui n’a commencé à danser qu’à l’âge de vingt-cinq ans, puis est devenue, pendant un an, en 1957, une élève de Martha Graham ; qui a participé en 1960 à un atelier d’Anna Halprin, puis a travaillé pendant huit ans avec Merce Cunningham et Robert Dunn ; qui a rencontré John Cage – dont l’influence déterminan­te la conduisit à introduire l’aléatoire, l’imprédicti­bilité, les cassures, dans ces mouvements répétés – n’a rien abdiqué et, après soixante ans de créativité, elle reste cette artiste exemplaire de la contre-culture, même si elle se produit maintenant dans des musées renommés.

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(Ph. Mathieu Malouf) Yvonne Rainer en 2011.

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