Amos Gitai, the Yitzhak Rabin Project
Marquant le don par Amos Gitai des archives de son film le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin, la BnF dédie une exposition (jusqu’au 7 novembre 2021) et un livre, Amos Gitai. Yitzhak Rabin. Chroniques d’un assassinat (BnF Éditions / Gallimard, 240 p., 26 euros), à son immense projet autour de cette importante figure politique en Israël. À travers documents, films et même pièce de théâtre, le cinéaste retourne l’histoire contemporaine de son pays.
Le 11 octobre 1973, affecté dans une unité de sauvetage de l’armée israélienne, Amos Gitai, qui venait de fêter ses 23 ans, échappe à la mort, après que l’hélicoptère qui le transportait a été victime d’un tir de missile. De l’oeuvre qui lui sera consécutive, ce drame fut l’acte fondateur : fondation sur laquelle un raisonnement à la fois éthique et artistique allait reposer.
La scène apparaît 27 ans plus tard dans le film Kippour (2000). Ce passage à l’écran soustend une filmographie commencée par de courts films tournés en Super-8 pendant les années 1970 et qualifiés « d’expérimentaux », continuée par des documentaires et prolongée par des fictions. Expérimentation cinématographique, tentative de saisissement du réel sans fard et (re)mise en scène de celui-ci : trois façons d’aborder le cinéma, trois manières de construire un rapport au monde. Mais en grand connaisseur de la pensée talmudique, Amos Gitai sait que les choses ne sont séparées que pour être reliées. Il sait aussi que le métier de cinéaste s’impose parfois à la croisée des chemins – ceux d’un père architecte formé au Bauhaus et d’une mère grande connaisseuse de littérature –, et à rebours d’études brillamment accomplies qui semblaient le prédestiner à suivre la voie paternelle. « Amos Gitai, architecte, bâtisseur de films », ainsi aime-t-il à se présenter, non sans malice.
REMBOBINER L’HISTOIRE
Aussi ses films résistent-ils à de trop empressées classifications. Ses documentaires sont parcourus de séismes fictionnels autant que ses fictions lorgnent vers l’authenticité (du moins supposée) de la forme documentaire pour, chaque fois, engager des expériences formelles et narratives. Ce refus de cloisonner son approche cinématographique se retrouve dans l’immense projet consacré à Yitzhak Rabin engagé au début des années 1990. D’abord témoignage de l’audacieux processus de paix mené par le parti travailliste israélien, hanté par la figure tutélaire de Rabin – assassiné le 4 novembre 1995 –, ce projet est devenu l’un des pôles d’observation de la transformation d’Israël par les dérives autoritaires du Likoud. Plusieurs films le composent : la tétralogie de Donnons une chance à la paix (1994), réalisée du vivant de Rabin, alors Premier ministre d’Israël ; l’Arène du meurtre (1996), retour « à chaud » sur son assassinat et, vingt ans plus tard, le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (2015), centre névralgique d’un corpus auquel il faut ajouter, en 2016, la pièce de théâtre Yitzhak Rabin, chronique d’un assassinat et l’exposition Yitzhak Rabin, Chronicle of an Assassination, Foretold, déclinée pour
trois lieux : le MAXXI (Rome), BOZAR (Bruxelles) et la collection Lambert (Avignon). Et désormais, l’exposition de la Bibliothèque nationale de France (BnF).
Pour ériger pareil ensemble, il aura été nécessaire de constituer une imposante masse de documents que l’artiste allait donner en 2018 à la BnF, prolongeant « une stratégie diasporique réfléchie de distribution planétaire de ses archives, et de celles de sa famille (1) », entamée en 2007 auprès de la Cinémathèque française et continuée avec la bibliothèque de l’université de Stanford, la bibliothèque nationale d’Israël et la Cinémathèque suisse. Reprise d’une ancienne tradition juive de la dissémination, la démarche assure à l’artiste la conservation de pans entiers de son oeuvre. Au regard de la somme des documents réunis, l’actuelle exposition de la BnF ne pouvait être qu’un aperçu, ou plutôt, une porte entrebâillée sur une histoire dont il fallait rouvrir quelques dossiers trop rapidement fermés.
Le long de l’allée Julien Cain, l’exposition agence chronologiquement une série de documents (photogrammes, collages photographiques, carnets de notes, extraits sonores, etc.) consacrés au projet Rabin. S’il y a bien chronologie, le sens de circulation se fait de droite à gauche, en sens inverse de l’écriture latine mais dans le sens de l’écriture hébraïque. Bien que le hasard soit souvent convoqué par l’artiste comme force active du processus créatif, il convient, en la circonstance, de privilégier une autre hypothèse : circuler dans le sens d’une écriture mais en sens inverse d’une autre, c’est à la fois suivre le cours d’une histoire – celle d’Israël – qui aurait dû s’écrire autrement si Yitzhak Rabin n’avait pas été assassiné et, concomitamment, rembobiner le fil des événements pour remonter les faits dont l’histoire a procédé (2).
QUESTIONNER LES IMAGES
Ce que nous propose l’artiste est une enquête dont chaque oeuvre, chaque fragment, fait office de pièce à conviction. Mais une enquête menée par des moyens artistiques dont l’exposition ferait office de sésame ouvrant sur l’immensité du projet et la complexité des événements afférents.
Des pièces à conviction essaimées en plus de 25 années d’un travail obstiné, les films sont certainement les principaux lieux d’agrégation. En 1994, les quatre réalisations de Donnons une chance à la paix prenaient acte du contexte politique et social qui accompagnait les espoirs que les accords d’Oslo devaient entériner pour permettre, a priori, la cohabitation sereine des peuples israélien et palestinien. Comme un lointain souvenir, l’effervescence qui régnait à cette époque se teinte aujourd’hui d’une profonde tristesse. Le film suivant, l’Arène du meurtre, télescope plusieurs séquences et différents régimes d’images, comme s’il avait fallu, dans l’urgence, faire état de la confusion provoquée par l’assassinat de Rabin et, pour tenter de mieux en saisir les causes et les conséquences, revenir sur les faits et refuser de s’en satisfaire en « questionnant » les images.
Aussi voit-on, à plusieurs reprises, le cinéaste dans un studio de montage, examinant notamment quelques archives télévisuelles. Se mettre en scène et s’affirmer témoin de l’Histoire est devenue l’obsession d’Amos Gitai après avoir survécu au drame du 11 octobre 1973. Scruter les images, y compris les siennes, et ne pas craindre d’explorer leur dimension polysémique renvoie à une herméneutique chère à l’un des cinéastes de chevet de Gitai : Jean-Luc Godard. Pour les deux hommes, l’art, et particulièrement le cinéma, est ce par quoi ils fabriquent leur être au monde, ce avec quoi ils l’observent et l’investissent. D’archives, il sera encore question dès les premières minutes du Dernier Jour d’Yitzhak Rabin, par la présence d’un film amateur. Comme pour celui tourné par Abraham Zapruder le 22 novembre 1963, quand Kennedy fut assassiné à Dallas, les quelques minutes de l’assassinat de Rabin, filmées dans la soirée du 4 novembre 1995 à Jérusalem, immortalisent un moment historique mais sont insuffisantes à la résolution de ses mystères. C’est sur ces images dérobées que Gitai va s’appuyer pour entraîner son film vers une forme composite, entre fiction et documentaire, et sonder ce que la commission d’enquête présidée par le juge Meïr Shamgar avait maintenu hors-champ. Car l’assassinat de Rabin n’est pas réductible à la démence du geste de son meurtrier. Il n’est compréhensible qu’à condition d’être contextualisé. Or l’atmosphère de sédition qui régnait alors avait été savamment entretenue.
Ces faits, sous la férule du gouvernement de Netanyahou, semblent avoir été mis sous scellés. Qu’un artiste ait pris la responsabilité d’en décoller le sceau s’avère d’autant plus précieux qu’en ce geste, il noue deux domaines trop souvent pensés séparément : l’esthétique et le politique. Ainsi porte-t-il au devant des regards et des consciences les fracas de l’Histoire. Ainsi les rend-il visibles.
1 Marie-Pierre Ulloa, « Dans la matière des films », in JeanMichel Frodon (dir.), Amos Gitai et l’enjeu des archives, Éditions Sébastien Moreu, 2021, p. 160. 2 Cette interprétation m’a été confirmée par Amos Gitai à l’occasion d’un entretien : «Vous avez complètement raison. C’est vraiment plus fort que moi […] je crois que c’est une conception de l’espace. […] ça va dans le sens du langage et le langage peut avoir un impact sur notre psyché. Je crois qu’il y a une chose qui existe dans tous mes films : les travellings sont toujours de droite à gauche. »
Fabrice Lauterjung est cinéaste et vidéaste. Il contribue aux revues Zérodeux et De(s)génération(s) et enseigne à l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne. Dernières publications : Exercices d'exorcisme (Beautés, 2018) et Vers cette neige, vers cette nuit (Éditions M. –, 2019).
Amos Gitai
Né en / born in 1950 à / in Haïfa (Israël)
Longs métrages de fiction (sélection)
/ Fiction feature films (selection):
2012 Lullaby to My Father (87 min) ; 2009 Carmel
(92 min) ; 2007 Désengagement (115 min) ; 2005 Free Zone (90 min) ; 2004 Terre promise (87 min) ; 2003 Alila (120 min) ; 2002 Kedma (100 min) ; 2000 Kippour (120 min) Longs métrages documentaires (sélection)
/ Feature documentaries (selection):
2017 À l’ouest du Jourdain (84 min) ; 2015 Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (150 min) ; 2009 La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres (145 min) ; 2001 Wadi grand canyon 2001 (86 min) ; 1996 L’Arène du meurtre (90 min) ; 1994 Donnons une chance à la paix (4 films)
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To mark Amos Gitai’s donation of the archives of his film Rabin, the Last Day, the BnF is dedicating an exhibition (until November 7th, 2021) and a book, Amos Gitai. Yitzhak Rabin. Chroniques d’un assassinat (BnF Éditions / Gallimard, 240 p., 26 euros), to his immense project on this political figure so important in Israel. Through documents, films and even a play, the filmmaker turns the contemporary history of his country inside-out.
On October 11th, 1973 Amos Gitai, who had just turned 23, was assigned to an Israeli army rescue unit, and escaped death after the helicopter carrying him was hit by a missile. This drama was the founding act of the work that would follow: the foundation on which an ethical and artistic analysis would be built.
The scene appears 27 years later in the film Kippur (2000). This transition to the screen underpins a filmography that began with short films shot on Super-8 during the 1970s and described as “experimental”, followed by documentaries and then fiction. Cinematographic experiment, an attempt to grasp reality in its unvarnished form, and its (re)staging: three ways of approaching cinema, three ways of constructing a relationship with the world. But as a great connoisseur ofTalmudic thought, Gitai knows that things are only separated in order to be linked. He also knows that the profession of filmmaker sometimes imposes itself at a crossroads— those of a father who was an architect formed at the Bauhaus and a mother who was a great connoisseur of literature—and in contrast to the brilliantly accomplished studies that seemed to predestine him to follow in his father’s footsteps.
Amos Gitai interviewant / interviewing Yitzhak Rabin, 1994
“Amos Gitai, architect, film-maker” is how he likes to introduce himself, not without a touch of mischief. His films also resist overly hasty classification. His documentaries are riddled with fictional earthquakes just as much as his fiction looks to the (at least supposed) authenticity of the documentary form to engage in formal and narrative experiments.This refusal to compartmentalise his cinematographic approach can be seen in the immense project devoted to Yitzhak Rabin, which was begun in the early 1990s. Initially a testimony to the audacious peace process led by the Israeli Labour Party, haunted by the tutelary figure of Rabin—assassinated on November 4th, 1995—this project became one of the focal points for observing the transformation of Israel by the authoritarian excesses of Likud. Several films comprise it: the tetralogy of Give Peace a Chance (1994), made during the lifetime of Rabin, then Prime Minister of Israel; The Arena of Murder (1996), a look at his assassination in the heat of the moment and, twenty years later, Rabin, the Last Day (2015), the nerve centre of a body of work to which were added, in 2016, the play Yitzhak Rabin: Chronicle of an Assassination and the exhibition Yitzhak Rabin: Chronicle of an Assassination Foretold, which was shown in three venues: MAXXI (Rome), BOZAR (Brussels) and the Collection Lambert (Avignon). And now, the exhibition at the Bibliothèque nationale de France (BnF).
REWINDING HISTORY
To build up such a collection, it was necessary to assemble an impressive mass of documents, which the artist gave to the BnF in 2018, extending “a well thought-out diasporic strategy of worldwide distribution of his archives and those of his family”, (1) begun in 2007 with the Cinemathèque Française and continued with Stanford University Libraries, the National Library of Israel and the Cinémathèque Suisse. Following an old Jewish tradition of dissemination, this approach ensures the preservation of entire sections of the artist’s work. In view of the amount of documents gathered, the current exhibition at the BnF could only be a glimpse, or rather, a door ajar on a history of which it was necessary to reopen some files too quickly closed.
The length of the Julien Cain Gallery in the BnF, the exhibition arranges a series of docments chronologically (photograms, photographic collages, notebooks, sound clips, etc.) devoted to the Rabin project. Though there is indeed a chronology, the direction of circulation is from right to left, in the opposite direction to Latin script, but in the direction of Hebrew script. Although chance is
often invoked by the artist as an active force in the creative process, it is appropriate under the circumstances to favour another hypothesis: to circulate in the direction of one script but in the opposite direction to another, is both to follow the course of a story—that of Israel—which would have been written differently if Rabin had not been assassinated; and at the same time to rewind the thread of events in order to retrace the course of incidents of which history is composed. (2)
QUESTIONING IMAGES
What the artist offers is an investigation in which each work, each fragment, serves as a piece of evidence. But it is an investigation carried out by artistic means, for which the exhibition serves as an ‘open sesame’ to the immensity of the project and the complexity of the related events. Of the pieces of evidence scattered over more than 25 years of dogged work, the films are certainly the main places of aggregation. In 1994 the four parts of Give Peace a Chance took note of the political and social context that accompanied the hopes, which the Oslo Accords were to enshrine, for the peaceful cohabitation of the Israeli and Palestinian peoples. Like a distant memory, the effervescence that reigned at that time is tinged today with a profound sadness. The following film, The Arena of Murder, telescopes several sequences and different regimes of images, as if it had been necessary, in the emergency, to report on the confusion caused by Rabin’s assassination and, in order to better grasp its causes and consequences, to return to the facts, and refuse to be satisfied with them by “questioning” the images. We also see the filmmaker in an editing suite on several occasions, examining several television archives.
Staging himself and asserting himself as a witness to history became Gitai’s obsession after surviving the drama of October 11th, 1973. Scrutinizing images, including his own, and not being afraid to explore their polysemic dimension, refers to a hermeneutic dear to one of Gitai’s favourite filmmakers: Jean-Luc Godard. For both men, art, and particularly the cinema, is what they use to create their being in the world, what they use to observe and invest it. Archives are again mentioned in the first minutes of Rabin, the Last Day, through the presence of an amateur film. As with the film shot by Abraham Zapruder on November 22nd, 1963, when Kennedy was assassinated in Dallas, the few minutes of Rabin’s assassination, filmed on the evening of November 4th, 1995 in Jerusalem, immortalize an historic moment, but are insufficient to resolve its mysteries. It is upon these stolen images that Gitai will rely to construct his film in a composite form, between fiction and documentary, and to probe what the investigative committee presided over by Judge Meïr Shamgar had kept off-screen. For Rabin’s assassination cannot be reduced to the insanity of his killer’s gesture. It can only be understood if it is contextualised. The atmosphere of sedition that reigned at the time had been skillfully maintained.
These facts, under the Netanyahu regime, seem to have been put under seal. The fact that an artist has taken the responsibility of removing the seal is all the more precious in that, in this gesture, he links two fields that are too often thought of separately: aesthetics and politics. In this way he brings the clashes of history into the foreground of our gazes and consciences. Thus he renders them visible.
1 Marie-Pierre Ulloa, “Dans la Matière des Films”, in Jean-Michel Frodon (ed.), Amos Gitai et l’Enjeu des Archives, Paris: Sebastien Moreu, 2021, p. 160. 2 This interpretation was confirmed to me by Amos Gitai during an interview: “You’re absolutely right. I can’t help it. [...] I think it’s a conception of space. [...] It goes along with language and language can have an impact on our psyche. I think there’s one thing that exists in all my films: the dollies are always from right to left.”
Fabrice Lauterjung is a filmmaker and video artist. He contributes to the journals Zérodeux and De(s)génération(s) and teaches at the École Supérieure Art et Design de Saint-Étienne. Latest publications: Exercices d'exorcisme (collection Beautés, 2018) et Vers cette neige, vers cette nuit (Éditions M. –, 2019).