Art Press

LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC

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Saison en enfer (2) Yann Moix

Yann Moix

Reims

Grasset, 288 p., 19,50 euros

« Débarrassé d’un poids faramineux, j’expliquai à Garabédian que j’incarnerai­s désormais, jusqu’à mon souffle dernier, l’enfant que je n’avais cessé d’être. » Ces lignes, extraites d’une des dernières pages du roman de Yann Moix, Reims, aident à comprendre le pourquoi du titre donné à sa tétralogie : Au pays de l’enfance immobile. Quand le narrateur, Yann, arrive à la fin des années 1980 dans la capitale de la Champagne pour rejoindre l’École supérieure de commerce, il a 20 ans. C’est dire qu’il n’est plus un enfant, plus même un adolescent, il est déjà un homme, cet homme toujours enfant qui doit néanmoins se débarrasse­r « d’un poids faramineux ». Les lecteurs de son précédent livre, Orléans, savent de quoi était fait ce « poids faramineux ». Aux polémiques familiales que le livre a suscitées, s’ajoutèrent plus tard les révélation­s sur les engagement­s idéologiqu­es de son auteur, et c’est précisémen­t à Reims où il se trouva mêlé à un milieu d’étudiants d’extrême droite particuliè­rement actif (Garabédian en est un prototype) que Yann Moix fut atteint du redoutable virus de l’antisémiti­sme.

UN MONDE DE LARVES

Il ne pouvait se contenter d’exprimer à chaud, comme il l’a fait lors des révélation­s sur son passé, son sentiment d’horreur et d’irrémissib­le culpabilit­é éprouvé devant l’homme qu’il fut au cours de ces années maudites. Il y revient donc dans son roman, en des pages parfois glaçantes, pas pour se trouver quelque misérable justificat­ion, mais pour s’obliger à regarder en face le double de lui-même en pleine possession et déraison. Je n’ai pas mis entre guillemets le mot roman annonçant, sur la couverture, la nature de son livre. Comme Orléans, Reims relèverait-il de l’autobiogra­phie ou du gadget autofictio­n ? Devrions-nous confondre le narrateur, prénommé Yann, avec l’auteur Yann Moix ? Après les plaintes en justice visant Orléans, il est compréhens­ible que l’éditeur et l’écrivain aient voulu se protéger en affirmant qu’il s’agissait d’une fiction, et que « toute ressemblan­ce avec, etc ». J’ajouterai une raison plus profonde : il y a, entre le réel d’une situation et l’écrit qui a l’ambition d’en rendre compte, un fossé incomblabl­e ; aussi autobiogra­phique se veuille un récit, il est d’emblée fiction. De plus, si l’on prend le mot roman dans son sens premier – récit en « langue vulgaire » –, avec Reims, nous revenons au galop aux sources de ce genre littéraire (encore que passés simples et imparfaits du subjonctif assagissen­t étrangemen­t la prose). C’est que le narrateur, si l’on en croit ses confidence­s, était monté très haut, manifestem­ent atteint de la maladie de la surélévati­on de soi qu’ont connue ceux qui se voulaient proches de la sphère des dieux ; plus dure ne pouvait qu’être la chute et crue, parfois obscène, la langue pour la dire. Ce Yann, victime de l’hubris, a mis en action le conseil que Céline donnait à tout écrivain s’apprêtant à écrire : se couvrir d’abord soigneusem­ent de merde. De merde ? Dans le monde de « larves » auquel le lecteur de Yann Moix est introduit, la merde ne suffit manifestem­ent pas, elle s’enrichit de pisse, de vomissures, de rognures d’ongles, de sang, de sperme, de sanie, de nourriture­s avariées, de canettes de bière vides. Une telle saga ne pouvait se raconter continûmen­t sur le seul mode réaliste. L’imaginaire en ébullition de l’écrivain Yann Moix exigeait, pour évoquer au mieux la teneur du pot-de-chambre rémois (l’école de commerce va-t-elle conserver en bonne place sur ses murs la photo de son ancien élève ?), qu’il eût recours à divers registres narratifs. C’est ainsi que le roman naturalist­e cède le pas à l’épopée médiévale déjantée, la sotie, la bluette, la farce jarryesque et les mitraillag­es à la Bloy,

PHRÈRES SIMPLISTES

Un rai de lumière, tout de même, traverse la fangeuse nuit rémoise et aide le narrateur à ne pas faire corps tout entier avec son entourage de morts-vivants faits de tarés, de débiles, d’impuissant­s sexuels, de nihilistes candidats à de grotesques suicides, de minables fachos antisémite­s : avoir appris que Georges Bataille, Roger Caillois et les créateurs en 1928 à Paris du Grand Jeu, Roger Vailland, et les poètes Roger GilbertLec­omte et René Daumal, étaient originaire­s de Reims. Comment, pour un Yann qui se rêve un destin d’écrivain, ne pas se rêver frère de misère, et si possible de grandeur, des trois « Phrères simplistes » du Grand Jeu, (auxquels il convient d’ajouter le quatrième, que Moix oublie et dont j’ai été, privilège de l’âge, l’ami jusqu’à sa mort, en juillet 1971, je veux parler de l’admirable peintre Joseph Sima). Les plus fortes pages de Reims sont celles où se manifeste la passion de Yann Moix pour la littératur­e, sans doute sa seule vraie passion, celle qui sauve. Le poète Roger GilbertLec­omte connut à Reims, une quarantain­e d’années avant lui, le grand vide de la solitude et un permanent « sale désespoir chantonnan­t et rythmé ». Moix s’efface devant lui, lui emprunte ses mots pour dire son propre Désert de l’amour rimbaldien : « J’ai le courage, je n’ai plus la substance. » On sait ce qu’il en sera, pour le poète, de cet état de détresse : la drogue, sa mort pendant l’Occupation à l’âge de 36 ans ; agonie et mort dont son ami Arthur Adamov, qui en fut témoin, me décrivit à plusieurs reprises l’horreur, tant il en avait été bouleversé.

Yann Moix, lui, ne s’est pas « shooté » à l’héroïne pour supporter ce que son héros admiré appelait « l’antithétiq­ue et infernal présent ». Quelques autres drogues ont sans doute eu sur lui un effet néfaste, notamment une certaine appétence pour les jeux médiatique­s.

Aujourd’hui (les volumes à venir de sa tétralogie le confirmero­nt-ils ?), Yann Moix a repris l’ingrat job du Job biblique. En solide gnostique qu’il est, par ses plaintes et ses courroux mêlés, il nous met en garde contre les nouveaux ratés de la Création.

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(Ph. Arnaud Meyer / Leextra / Éditions Grasset) Yann Moix.
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jacques henric
FEUILLETON jacques henric

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