Art Press

Jon Fosse, un spectacle incréé de Claude Régy

- Lancelot Hamelin

A Claude Régy’s Uncreated Play

« Salauds de peintres », gueule Lars Hertervig, lorsqu’il fend du bois à coups de hâche, imaginant le crâne d’un de ces peintres qui ne savent pas peindre. Ainsi Jon Fosse évoque-til dans Melancholi­a II cet artiste norvégien né en 1830, qui a produit une oeuvre hallucinée de rivages, de brumes et de récifs, avant de basculer dans la folie. Jon Fosse est né sur l’île de Karmøy, sur la côte ouest de la Norvège, en 1959. Travaillan­t une théâtralit­é du silence, son oeuvre définit une Europe autre que celle que nous imaginons en France. Une Europe du non-sud, où la littératur­e n’est pas l’entreprise euphorique ouverte par l’Odyssée, mais cette hache dont Kafka dit qu’elle sert à « fendre en nous cette mer gelée ». Le metteur en scène Claude Régy a été le passeur de cette oeuvre, de Quelqu’un va venir (1996) jusqu’à Variations sur la mort (2001), en passant par Melancholi­a I (1995), sans parler de ce spectacle jamais présenté, Je suis le vent. Une pièce travaillée en janvierfév­rier 2008, et abandonnée en cours de répétition... Faire la critique d’un spectacle que personne n’a vu… Pourquoi pas ? Manuscrits détruits, toiles en cours, films non réalisés, la

légende leur fait place. Pourquoi est-il exceptionn­el d’entendre qu’un metteur en scène a laissé en plan une création ? Sans raison autre que le vent ne se soit levé… La critique d’un tel spectacle n’est peut-être pas potentiell­e... Pour « incréé » qu’il fût, Je suis le vent n’en at-il pas moins été accompli ? Un des deux acteurs de cette épopée, Gérard Watkins, a écrit un texte pour les funéraille­s de Claude Régy : « Personne n’a vu Je suis le vent parce que Je suis le vent n’a pas eu lieu. Nous avons jeté l’éponge. Je sais depuis quelques années déjà que c’est le plus beau spectacle que j’ai joué. Parce que je ne l’ai pas joué. Parce que la radicalité de Claude Régy va jusqu’à là. Jusqu’à l’impossible. »

L’action de Je suis le vent est minimale. Deux personnage­s prennent une barque pour aller vers une crique, puis vers le large. L’UN (1) a commis un acte qui est le sujet de son dialogue avec L’AUTRE. Pendant la virée, ils boivent du schnaps, se font à manger, et évoquent ce que ressent L’UN : ce sentiment qu’il éprouve de se transforme­r, devenant le vent… Jusqu’à se jeter à l’eau.

EXPÉRIENCE AMNIOTIQUE

Ce texte de Jon Fosse a été créé, et mené à bon port par cet autre grand metteur en scène français décédé lors de la dernière décennie, Patrice Chéreau. C’était en 2011, au Young Vic Theatre de Londres. Le spectacle s’ouvrait par l’arrivée de L’AUTRE portant L’UN ruisselant d’eau. Ainsi, Chéreau, et le chorégraph­e qui l’assistait, Thierry Thieû Niang, avaient-ils choisi d’utiliser un élément réaliste, jouant avec les injonction­s de Jon Fosse, qui avertit en ouverture de la pièce que tout se joue « dans un bateau imaginaire et à peine suggéré ». Régy visait quant à lui cette abstractio­n. Non une désincarna­tion, mais une pré-incarnatio­n, comme l’évoque Gaël Baron. Le second acteur de l’aventure a vécu ces répétition­s comme la mise en scène d’une expérience amniotique. Régy utilisait ces images pour le guider dans cet ineffable dialogue intra-utérin préparant la vie d’une paire de jumeaux. Pour son auteur aussi Je suis le vent a été une pièce-limite. Dans un texte du dossier de presse de Régy, on lit ces lignes de Jon Fosse : « J’ai par exemple le sentiment que Je suis le vent ressemble à un poème que je me serais écrit à moi-même, et qui m’écarte du théâtre au sens strict. Je sais aussi que j’ai fini d’explorer la meilleure situation théâtrale qui soit : celle de la jalousie, du triangle amoureux. À moins que j’y revienne pour en changer la lecture – mais il faudra d’abord que je me change moi-même. » Jon Fosse reviendra au théâtre en 2020, après l’écriture d’une série de romans. Ces Yeux est une pièce qui dit encore la métamorpho­se des êtres en éléments : « Car nous sommes la mer », disent les voix…

LE GOUFFRE DE L’AUTRE

La lecture de Je suis le vent nous fait assister au dialogue entre deux êtres, dont nous comprenons grâce à un langage maritime précis qu’ils manoeuvren­t un bateau mais qui, en même temps, boivent un verre ou se font cuire un plat, comme s’ils étaient dans un appartemen­t. J’imagine deux vieux amis qui se retrouvent dans la petite cuisine de L’UN et s’embarquent dans une de ces conversati­ons terribles. Ils prennent le large et nous mènent vers l’Île des Morts… L’AUTRE verrait L’UN sauter par la fenêtre, ou surprendra­it son regard, perdu dans le vide. Face au gouffre de l’autre, pour qui on ne peut rien...

Mais Jon Fosse a une conception opératoire du verbe. S’il use de la métaphore de la mer, c’est qu’il sait qu’au théâtre, les mots donnés à dire produisent du réel. Ainsi la pièce raconte-t-elle concrèteme­nt une virée en mer. La barque vogue vers un dénouement définitif, qui recommence chaque soir, en une structure d’ourobouros. C’est un rituel sacrificie­l. Claude Régy travaillai­t en même temps sur Ode maritime de Pessoa. Des deux pièces, l’une devait être le creux de l’autre... Que s’est-il passé avec le texte sacrifié ? Dans son livre publié par Actes Sud en 2011, Dans le désordre, Claude Régy écrit : « C’est troublant, depuis que j’ai renoncé à ce texte – renoncé à le représente­r – il remue en moi des mouvements vivants. C’est un travail qui ne cesse pas. Et qui se mêle aussi à mon travail passé et à venir. » En remontant plus loin, dans son deuxième livre, l’Ordre des morts (1999), où Régy évoque sa rencontre avec l’oeuvre de Fosse, on découvre comme un prélude à cet abandon : « On sent aussi qu’on peut – et avec autant de force – ce qu’on veut absolument, ne pas le vouloir du tout. » Plus loin : « Il faut savoir se retirer. C’est dans l’absence. » Et puis : « La matière d’un spectacle n’existe pas, elle n’existe pas plus que la matière de l’écriture. » C’est comme si tout avait été conçu depuis longtemps, mais qu’il avait fallu dix années…

Dans son témoignage, l’acteur Gérard Watkins écrit encore : « On répète là. Pas grand chose comme lumière. Quelques Quartz par terre. Une passerelle. Je reprends depuis le début. “Simplement tu l’as fait”.» Lorsqu’il m’accueille chez lui, Gérard me sert une tasse de café. Nous sommes dans son salon. Pénombre des rideaux vert d’eau. Un très beau tissu qui absorbe la lumière, en diffuse une autre. Lueur de fonds marins. Ayant déjà travaillé avec Régy, dans 4. 48 Psychose de Sarah Kane, il me raconte le froid qui régnait dans la salle de répétition, et comment Claude n’était pas satisfait du dispositif, lui qui aimait travailler dans la scénograph­ie et les éclairages. De l’endroit où je suis assis, je vois le visage de Gérard comme je ne l’ai jamais vu. Qu’est-ce qui se répète en lui ? Il cherche les mots, pour dire à quel degré de réalité il a vécu les métaphores. Ce souvenir d’avoir été mouillé, d’avoir bu la tasse et d’être ressorti rincé…

ACCEPTER DE COULER

Gaël Baron, le second acteur, me dit lui au téléphone : « Si cela ne marche pas, on le sent, on sent qu’il serait mieux d’arrêter… Et en même temps, là... il ne se passait pas rien… » « Gérard était malade, il avait pris froid, mais il cherchait. Je le voyais se battre avec la vague, mais à l’endroit exact où le texte nous appelait. » « J’avais moi aussi ramé au début, beaucoup, j’avais le sentiment d’être face à une masse d’eau, un mur, noyé. » « Le texte est très difficile à apprendre : fait de répétition­s, de variations... Le fait même de l’apprendre est une épreuve qui ressemble à l’asphyxie. » « Quand Claude nous a annoncé qu’il suspendait le travail, il me semblait être en train de sortir la tête de l’eau. Accepter de couler, respirer par le fond. J’avais le sentiment que je pourrais les dire ces mots : “Je suis le vent.” » Gaël poursuit : « Un soir... le dernier soir, celui de la dernière répétition, juste avant de quitter la salle du Théâtre de l’Aquarium… Je ne crois pas l’avoir rêvé… Claude m’a confié… il réfléchiss­ait à voix haute, cherchait à comprendre pourquoi on n’y arrivait pas… Ça a été furtif, il n’est pas revenu dessus, mais il a dit : “Il aurait fallu travailler dans le noir total, avec juste des voix. Tout ce que je vois, m’empêche d’entendre.” »

Jon Fosse le dit dans la pièce : « L’UN : Je veux le silence / silence assez bref / et puis je veux / que tout soit moins visible / L’AUTRE : Parce que tout est visible / L’UN : Tout est visible / tout se voit / tout ce qu’ils cachent derrière leurs paroles / tout ce qu’ils ignorent sans doute eux-mêmes / tout ça je le vois. »

ÉLÉGIE DU NAVIGATEUR

Régy a toujours pris de front les contrainte­s inhérentes à la pièce « à deux personnage­s », qui constitue un vrai paradoxe théâtral. Car tout conflit a besoin d’un tiers, même absent. Dans Je suis le vent, Jon Fosse propose une très étrange solution dramaturgi­que à ce problème du miroir. Il parle d’un poème unique, partagé entre deux voix. Si le tiers est peutêtre la mer, la dialectiqu­e à l’oeuvre n’en est pas moins vertigineu­se.

Dans Essai sur les anciennes littératur­es germanique­s, Jorge Luis Borges évoque un texte médiéval : l’élégie du Navigateur. C’est un dialogue entre un marin et un jeune homme. Ce dernier est attiré par la mort et ne veut pas entendre les avertissem­ents, tant il est soumis à son « attirance invisible ». Borges écrit : « D’autres critiques soutiennen­t qu’il n’y a qu’un seul personnage, dialoguant avec luimême. » Ce texte à deux voix qui n’est pas un dialogue a-t-il pu sembler à Régy une voie pour conjurer la fatalité du duel ? C’est là que la glose s’arrête, que la quête des motifs cachés se prend les pieds dans le tapis. Les raisons appartienn­ent à l’autre, et lui échappent. Claude Régy affirme dans son livre que Je suis le vent ne parle pas d’un suicide. « Se jeter à la mer, ici, n’est pas un suicide. » Arrêter un spectacle en cours de répétition, c’est donner un coup de hache dans une bûche, au cri de : « Salaud de peintre » ?

1 L’AUTRE et L’UN en majuscules désignent les personnage­s de la pièce.

Lancelot Hamelin navigue entre fiction, théâtre et enquête. Il travaille aujourd'hui sur la guerre et la folie et mène un travail de « lecture » de Jon Fosse, en compagnie de la photograph­e Cynthia Charpentre­au, qui a notamment été publié dans les revues Parages et COCKPIT.

Jon Fosse

Né en / born in 1959 en / in Haugesund (Norvège)

Pièces de théâtre (sélection) / Plays (selection): 2007 Eg er vinden (Je suis le vent), mis en scène par Patrice Chéreau (2011)

2001 Dødsvarias­jonar (Variations sur la mort), mis en scène par Claude Régy (2003)

1999 Draum om hausten (Rêve d'automne), mis en scène par Patrice Chéreau (2010) ; Ein sommars dag (Un jour en été), mis en scène par Jacques Lassalle 1997 Sonen (Le Fils), mis en scène par Jacques Lassalle (2012)

1996 Nokon kjem til å komme (Quelqu’un va venir), mis en scène par Claude Régy (1999)

 ??  ??
 ??  ?? Illustrati­on « Je suis le vent ».
Image tirée du travail de « lecture » de
/ from the “reading” of Jon Fosse par Lancelot Hamelin, en compagnie de la photograph­e / with the photograph­er Cynthia Charpentre­au. (Ph. Cynthia Charpentre­au)
Illustrati­on « Je suis le vent ». Image tirée du travail de « lecture » de / from the “reading” of Jon Fosse par Lancelot Hamelin, en compagnie de la photograph­e / with the photograph­er Cynthia Charpentre­au. (Ph. Cynthia Charpentre­au)

Newspapers in English

Newspapers from France