Sébastien Thiéry, un navire de sauvetage A Rescue Ship
Et si le Centre Pompidou-Metz possédait une extension maritime ? Un navire de sauvetage, sous l’égide de l’Unesco et sous pavillon européen, à bord duquel serait conservé, par la perpétuation de l’acte même, ce patrimoine mondial de l’humanité que sont les gestes des marins sauveteurs ? L’hypothèse est, comme tout ce qu’élabore Sébastien Thiéry, coordinateur des actions du PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines), d’une grande pertinence, tant esthétique que politique. Construire un véritable navire de sauvetage et le faire naviguer en lui octroyant le statut d’oeuvre d’art pour inscrire le sauvetage en mer et l’accueil migratoire au plus profond de l’ADN européen. En lui faisant prendre la mer, Sébastien Thiéry arrache le monde de l’art de sa torpeur nombriliste ou de son insignifiance spéculative et restitue au design une véritable signification politique. CC
Le projet part du principe que, pour faire acte d’hospitalité, il est indispensable de reprendre les choses à leur commencement. Dessiner un bateau pour repenser le sauvetage en mer serait une manière de placer le design au coeur de l’action politique. À la biennale d’architecture d’Orléans, à laquelle le PEROU avait participé en 2017, il avait été aussi question de gestes. Un catalogue d’actes d’hospitalité documentés à Calais en 2015, où s’ébauchait une certaine idée de l’habitat. Tous ces actes qui font habitat sont précieux et doivent être recueillis et transmis afin notamment d’anticiper les difficultés migratoires qui se profilent à l’horizon. Les générations à venir connaîtront des flux migratoires au centuple. Le travail de recherche et de création autour de ces gestes est une façon de s’y préparer.
Le navire sera équipé d’un radier qui permettra de tracter les embarcations sur le navire sans que les mouvements instables des rescapés au moment du sauvetage les fassent chavirer. Depuis six mois, nous observons de près les gestes des marins sauveteurs afin de proposer un navire approprié. Ceux utilisés aujourd’hui ne sont pas conçus pour du sauvetage de masse. On est donc en train de dessiner un outil qui permettra d’amplifier certains gestes à partir d’expériences vécues. Ce navire, qui sera un catamaran, disposera d’un double radier. Ce type de plateforme est notamment utilisé dans la marine militaire pour récupérer rapidement une embarcation. Mais ce n’est pas la seule innovation que nous proposons. Le navire sera, sous tous ses aspects, un outil d’intervention pionnier. Nous tenons également compte de la vie à bord, et notamment du fait que les rescapés passent parfois beaucoup de temps en mer. Le navire sera donc aussi pensé comme un lieu de vie.
EXTENSION MARITIME
Comment l’architecte Shigeru Ban intervient-il dans ce projet ? Le point de départ est une invitation que m’a faite le Centre Pompidou-Metz de proposer une pièce à l’occasion de la célébration de ses dix ans. À ce moment-là, j’étais pensionnaire de la Villa Médicis à Rome et je travaillais à l’inscription des actes d’hospitalité au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Très rapidement, il est apparu que plutôt que de concevoir une oeuvre de plus au sujet de la crise des migrants, il était préférable de produire une pièce qui soit agissante sur les fronts de l’hospitalité contemporaine. J’ai alors demandé à Shigeru Ban, concepteur du Centre Pompidou-Metz mais aussi d’architectures d’urgence mondialement connues, de réaliser une extension maritime du musée, en partant du principe que la fonction de celui-ci est de faire vivre ce qui a de la valeur. Le musée s’augmenterait alors d’une annexe flottante qui garderait vifs les gestes des marins sauveteurs. Concrètement, le premier acte a été d’activer le PTS (Paper Tube Structure) qui avait été installé sur le toit de Beaubourg au moment de la construction du Centre Pompidou-Metz. Cette extension réalisée pour penser Metz (1) se trouve depuis juin dernier là-bas et nous permet de concevoir l’étape suivante, à savoir la construction d’un navire pour la Méditerranée. Shigeru Ban a ensuite préféré ne pas travailler sur le navire lui-même, considérant qu’il fallait à celui-ci un grand architecte naval. Nous avons alors sollicité Marc Van Peteghem qui, en plus d’avoir la carrière que l’on sait, a développé un programme d’architectures navales humanitaires avec son association Watever. C’était en septembre, et il mobilise depuis ses équipes et son enthousiasme dans le projet.
Une autre référence importante du projet est Barca Nostra, une épave exposée à la biennale de Venise en 2019. Ce navire avait fait naufrage en 2015 avec plus de 700 personnes à bord. Barca Nostra est un ready-made qui s’inscrit dans la fonction critique de l’art, avec un horizon polémique assumé. La question que je me pose est celle de réussir à aller au-delà du ready-made et de concevoir un « reallymade ». Un navire opérant en Méditerranée peut-il obtenir le statut d’oeuvre, et agir mieux grâce à cela ? L’hypothèse est que ce statut puisse assurer au navire et aux personnes accueillies à bord une protection nouvelle de sorte qu’empêcher le navire de naviguer ou d’accoster deviendrait un acte de vandalisme.
Est-ce vraiment supposé voir le jour ? Il faut une conjonction d’acteurs pour que ça puisse avoir lieu. Une assemblée de concepteurs s’est constituée : le designer Marc Ferrand a rejoint le projet, comme aujourd’hui Ruedi et Vera Baur, et demain d’autres artistes, designers, architectes, étudiants qui feront du navire une oeuvre commune. Une chose est sûre, c’est que la formidable équipe en train de se former autour de ce projet entend bien passer à l’acte.
GESTES DE MARINS
Vous demandez à une institution culturelle de se porter garante d’un travail qui devrait normalement émaner des États. Sauver puis acheminer des migrants, c’est une responsabilité énorme, et je me demande de quelle façon un acteur culturel peut remplir ce rôle. Il y a un autre aspect à considérer, qui concerne la représentation de ces gestes : comment les sortir du cadre restreint qui prévaut aujourd’hui et les rendre autrement présents au monde ? La question migratoire est immanquablement associée au spectre de la catastrophe et des débordements à venir, y compris aux yeux de celles et ceux qui défendent l’accueil. On parle trop souvent de devoir d’humanité, comme s’il pouvait en coûter d’accueillir. On prétend trop souvent que l’on peut accueillir les migrants parce qu’ils ne sont pas si nombreux, laissant entendre que leur grand nombre pourrait poser problème. L’enjeu est de produire une pensée affirmative sur ce qui reste à faire. Non pas une pensée triste ou résignée, mais une pensée qui irait au devant de ce qui nous attend : l’innombrable. Il y a là tout un imaginaire à recomposer. Il faut redessiner la pensée politique de ce qui a lieu et de ce qui pourrait avoir lieu. Bruno Latour l’a très bien montré : la réponse à un problème se trouve déjà dans sa représentation
et dans la façon de le poser. La responsabilité d’une institution culturelle telle que le Centre Pompidou-Metz se trouve effectivement là : contribuer au bouleversement de l’ordre des représentations et, par un coup de théâtre par exemple, ouvrir le champ à d’autres manières d’agir dans le monde.
Dans ce chantier, la recherche et la création sont intimement liées. Les gestes des marins sauveteurs sont d’une telle beauté, d’une telle portée, qu’ils nécessitent d’être bien décrits, protégés et transmis. Nous nous trouvons bien dans le champ d’action d’une institution culturelle, et je suis reconnaissant à la directrice du Centre Pompidou-Metz Chiara Parisi d’appuyer cette logique de production effective. Cette oeuvre agissante a donc toutes les chances d’être réalisée. Aujourd’hui, quand on sait que quatre mille personnes meurent en mer chaque année, ce n’est pas un, mais dix navires comme celui-ci qu’il faut produire. Le projet intègre alors la mise en réseau des institutions culturelles, mais aussi des établissements d’enseignement, des écoles d’art, de design et d’architecture, afin d’imaginer puis gérer collectivement la permanence de recherche qui sera installée à bord. Ce navire sera l’extension maritime de plusieurs institutions. L’idée est que ce travail de conception se poursuive afin que les dix navires nécessaires soient effectivement construits, par extension encore, et par d’autres que nous.
Il arrive souvent que des navires soient bloqués pour des questions de pavillon. Comment comptez-vous résoudre ce problème ? L’hypothèse d’un pavillon de l’Unesco est stimulante mais insuffisante. Le PEROU n’est pas un État, et s’adresser directement à l’Unesco pour que cette organisation internationale place le navire sous sa protection est a priori peu pensable. Et quand bien même, le label de l’Unesco ne peut se substituer à l’immatriculation. C’est l’un des nombreux chantiers juridiques du projet, avec la question du droit maritime déterritorialisé et de l’obligation de se soumettre à une législation du travail spécifique.
Pour une fois, la dérégulation du capitalisme maritime pourrait jouer en faveur d’un progrès humanitaire. Le pavillon européen est une très belle hypothèse qui a été soulevée par des députés européens il y a dix ans. L’idée serait de faire en sorte que le port d’attache du navire ne soit pas un territoire national mais un continent. C’est à cette création juridique que nous allons aussi nous employer. Il faut entendre que les migrants rêvent infiniment d’Europe et que le niveau d’espérance de ces nouveaux arrivants est une chance extraordinaire pour demain. L’Europe a construit des navires pour coloniser, exploiter, s’enrichir, et s’est fondée sur un geste de captation. Nous voulons envisager une Europe contemporaine fondée sur un geste d’hospitalité. L’enjeu est bien d’inscrire dans l’imaginaire politique un projet de survie de l’Europe. Ce navire pour la Méditerranée aura donc une double fonction d’outil et d’oeuvre, à savoir : opérer en haute-mer et, simultanément, sur nos imaginaires.
1 La première installation du PTS sur la terrasse du Centre Pompidou de Paris préfigurait la conception de celui de Metz. Le même module est remonté à Metz afin, cette fois-ci, de préfigurer le navire.
Sébastien Thiéry est docteur en sciences politiques et maître assistant associé à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris Malaquais. Membre du comité éditorial de la revue Multitudes, auteur de plusieurs livres et films, dont Des Actes. À Calais et tout autour (post-éditions, 2018), pensionnaire 2019/2020 de la Villa Médicis (Rome). En 2012, il fonde avec le paysagiste Gilles Clément le PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines).
Christophe Catsaros est critique d’art et d’architecture. Il tient un blog sur la ville, l’art et la politique sur le site du quotidien le Temps.