Art Press

Vincent Corpet, les formes de l’univers

- Philippe Ducat

Forms of Universe

Vincent Corpet est un artiste conceptuel, ou peintre conceptuel – même si la peinture est par essence un art conceptuel. Il travaille avec les contrainte­s qu’il se crée selon des protocoles bien précis. Tout ce qui suit est échafaudé dans cet esprit, sans exception. Pour exemple, cette série de 278 cartons peints en 1988, réalisée avec l’assistance d’une pendule à échecs – minutée. Mais ne nous méprenons pas, Vincent Corpet est bien un peintre, un peintre qui a établi son vocabulair­e formel, ses couleurs et un style unique et original, au sens où personne avant lui n’avait peint de cette manière.

C’est au début des années 1980 que Corpet commence à installer les fondements de son empire visuel. En 1985, il se rend à SaintÉtien­ne où il a noué quelques amitiés avec des artistes issus de l’école des beaux-arts locale (Denis Laget, Pierre Moignard, Philippe Favier, Jean-Pierre Giard, Bianca Falsetti, Véronique Giroux, Djamel Tatah, Hervé Jamen et quelques autres). Il réalise une centaine de peintures sur carton qui seront une sorte de préambule. Le vocabulair­e visuel (scènes de genre, crucifixio­ns, batailles, natures mortes, etc.) se met en place. La palette de couleur également.

À partir de là naissent deux principes fondateurs : celui de l’analogie des formes assortie à du collage visuel et mental, et celui de la contrainte. En effet, d’après de plus petits cartons peints que précédemme­nt, représenta­nt des natures mortes d’objets usuels qui se trouvent autour de lui – et principale­ment dans sa cuisine –, Corpet crée les matrices de ses prochains tableaux (des tableaux religieux) par un système d’analogie de formes et de schématisa­tion combinées. Selon lui, l’analogie est une image dans une forme donnée dont découle, par associatio­n d’idée, une autre image au sein de cette même forme. C’est le principe du « marabout-bout de ficelle » appliqué à l’univers visuel.

DES NUS COMME AU SCANNER

L’année 1988 est charnière dans le parcours de Vincent Corpet. En effet, c’est cette annéelà que démarre le travail sur les Nus. Fasciné par le fameux polyptique de l’Adoration de l’Agneau mystique des frères Van Eyck lors

d’une visite à la cathédrale Saint-Bavon de Gand, il constate que les deux nus d’Ève et Adam ont subi une déformatio­n due à l’applicatio­n stricte de la perspectiv­e. Ils sont vus en contre-plongée, mais un fait l’intrigue : leurs pieds sont représenté­s rigoureuse­ment de face. Corpet décide donc de peindre des nus de face, les bras ballants, comme une fiche d’identité à la Bertillon, sans aucune perspectiv­e, comme un scanner. Toujours de manière conceptuel­le, il met en place tout un protocole pour faire poser ses modèles – car il va travailler « sur le motif » et non d’après photograph­ies. Ils vont poser à hauteur d’oeil pour chaque partie du corps. Peints de manière naturalist­e – vériste – et sans aucune dimension caricatura­le comme Otto Dix a pu le faire, ils seront ensuite cernés par un aplat de couleur. Et indifférem­ment, ils pourront être vus dans n’importe quel sens. Ils ont même été exposés en gisants au château de Jau en 1995. En 1989, Corpet peint des Tondos analogique­s qui peuvent aussi être vus dans n’importe quel sens, à l’appréciati­on de celui qui va l’accrocher sur une cimaise. On peut dire que s’installe le principe d’indétermin­ation chez Corpet, qui se situe en droite ligne du précepte bien connu de John Cage. L’artiste l’emploie surtout lorsqu’il a un motif à réaliser sur un tableau analogique : lorsque les contours d’une certaine forme doivent en déterminer une autre, c’est la première qui lui vient à l’esprit qui est la bonne, sans repentance. Le motif n’a aucune importance. Pour exemple, cette série de portraits dits Portraits analogique­s, où l’individu représenté va lui-même créer sa propre analogie en dictant à l’artiste quoi représente­r sur la toile et à se soumettre au jeu de la forme qui en suggère une autre – l’artiste n’étant plus que la main qui réalise. Ce sera un portrait mental analogique.

REPRÉSENTE­R L’IRREPRÉSEN­TABLE

En 1991, pour des raisons familiales, Vincent Corpet doit s’installer à Marseille pour deux ans environ. Il utilise cet espace-temps en dehors de son atelier parisien pour illustrer les 120 Journées de Sodome de D. A. F. de Sade. Corpet a découvert depuis peu le crayon Glasochrom. C’est un crayon très gras – un peu comme de la cire –, qui sert habituelle­ment aux photograve­urs ou bien aux photograph­es pour écrire sur les supports films les indication­s de retouche, de recadrage, etc. Corpet va l’utiliser pour réaliser 602 dessins en noir et blanc qui s’inscrivent tous dans un oculus. Un peu comme si on regardait dans une lunette d’approche. En 1976, dans Salò ou les 120 journée de Sodome de Pier Paolo Pasolini, au début du dernier volet du film (« Le quatrième cercle »), le Duc regarde avec une longue-vue des scènes de supplices et diverses tortures – difficilem­ent soutenable­s, il faut bien l’avouer. À l’écran, le spectateur voit un vignettage circulaire accentuant l’effet voyeuriste, exactement comme celui des dessins de Corpet. Le plus surprenant, c’est que ce dernier n’a jamais vu le film de Pasolini, mais une même fulgurance formelle a jailli dans leur esprit. Les dessins de Corpet s’inscrivent dans un format de style carte à jouer sur un papier couché épais qui lui a permis d’en gratter la surface et de moduler ses noirs, comme un graveur.

En 1993, Corpet élabore des diptyques qui sont exécutés selon le principe de Rorschach : l’image peinte d’un côté du diptyque est reportée sur l’autre. Elle détermine une forme dans laquelle l’artiste va pouvoir peindre en contrainte une nouvelle image analogique, symétrique à la première. L’analogie est donc

double : une forme en entraîne une autre et le contour des formes entraîne d’autres formes à l’intérieur du tableau.

C’est alors qu’une sorte de génération spontanée s’organise tranquille­ment. En effet, à partir de cette série de diptyques précédents, vers 1997, Corpet invente la série dite des Enfantilla­ges avec une imagerie évoquant des peluches débiles, caricatura­les et grotesques. Ces tableaux sont particuliè­rement colorés, acidulés et vifs. Corpet ne lésine pas sur les déformatio­ns avec une grande inventivit­é formelle. Contrairem­ent aux séries précédente­s, les Enfantilla­ges se regardent dans un seul sens.

GIGANTISME ET PRÉHISTOIR­E

En 2005, Corpet peint à l’aveugle de très grands formats : les Matrices. À l’aveugle, car la surface au sol de son atelier ne lui permet pas de dérouler une toile de 10 mètres de long (pour les plus grandes). Il peint donc une partie, la laisse sécher, puis la roule sur ellemême, fait coulisser le tout au sol et déroule une partie vierge afin de la peindre à son tour, etc. Jusqu’à achèvement. Le résultat est troublant car la proximité avec les artistes des parois de Chauvet ou Lascaux est manifeste. Depuis toujours, il a été fasciné par ces fresques de l’origine du monde artistique. On peut invariable­ment le déceler dans ses oeuvres, résurgence­s plus ou moins consciente­s, mais assumées. D’ailleurs, analogie et collage sont ancrés dans la pensée conceptuel­le des peintres de l’Aurignacie­n. Un cheval à côté d’un auroch et d’un rhinocéros ne peut être qu’un collage car, dans la steppe, ils se tiennent plutôt à distance. D’autre part, les représenta­tions de sexes féminins s’adaptant aux formes indiquées par le relief de la roche sont de pures analogies – et parfois même, elles sont collées sur la croupe d’un cheval. Parallèlem­ent à ces Matrices, Corpet exécute des peintures baptisées Analfabet dans un style burlesque. Elles sont émaillées d’éléments de langage à base de calembours en rapport avec la chose figurée même. Une sorte de structure en analogie verbale sans qu’on ne sache très bien si c’est la forme qui a déterminé les jeux de mots ou bien le contraire (certaineme­nt les deux). « Je veux faire regarder l’écriture », dit Corpet. À cette date, Corpet utilise pour la première fois la couleur noire dans ses peintures – l’épisode des 602 dessins d’après Sade étant graphique et non pas pictural. Auparavant, c’est le mélange de toutes les couleurs de sa palette qui lui offrait la teinte la plus sombre. Il va aussi pousser plus loin l’expériment­ation du grattage et de l’essuyage qu’il entreprend, encore une fois, lors de l’exécution des 602 dessins. À partir d’une surface noire, les parties effacées vont révéler une image – procédé identique à celui du monotype.

Sur une dizaine d’années environ, de 2006 à 2016, Corpet découpe les grandes Matrices, les agrafe sur un châssis en all-over, et réinvente une nouvelle image par-dessus. Ce sont les Cellules-souches et les Poils à gratter. Chargés, sans une seule zone vierge, tout y est peint. L’effet « peinture pariétale » y est particuliè­rement remarquabl­e.

En même temps que ces Cellules-souches, l’artiste s’attaque aux grandes figures de l’art – surtout à leurs oeuvres. Des tableaux historique­s de maîtres anciens sont refaits en noir et blanc, au format d’origine, puis caviardés avec des aplats de couleur et/ou des formes peintes en analogie par-dessus. Comme un performeur, Corpet est filmé en train de réaliser ces peintures par Olivier Taïeb ou Laetitia Laguzet, deux amis réalisateu­rs (1). Baptisés Fuck Maîtres – titre de série assez malheureux, soit dit au passage –, ces oeuvres sont fascinante­s par leur puissance et leur hautevolti­ge, s’apparentan­t au spectacle vivant. Comme Hokusai qui, en 1804, au sein du temple d’Edo, peignit à l’aveugle, avec un balai et un seau d’encre de Chine, un daruma géant (figurine à voeux en forme de culbuto) de plus de 240 m2. On devait se percher sur les toits pour appréhende­r l’intégralit­é de son dessin. Corpet poursuit le dialogue avec les grandes figures de l’art dans la série des Dessais où il joue avec des détails en noir et blanc de tableaux du patrimoine culturel mondial, cernés par une forme abstraite et rectifiés par caviardage­s ou ajouts. Avec, encore une fois, cette dimension humoristiq­ue et jubilatoir­e toujours sous-jacente.

PEINTURE ET RÉSEAUX SOCIAUX

Ces dernières années, Corpet utilise Facebook comme un outil conceptuel d’indétermin­ation. Sur le même procédé que les Portraits analogique­s, il demande à des visiteurs de son compte Facebook de lui indiquer quelle couleur et quel animal leur suggère tel ou tel homme politique (Vladimir Poutine, Angela Merkel, Recep Tayyip Erdogan, Silvio Berlusconi, etc.). À partir de leurs réponses, il peint un portrait analogique au sein duquel plusieurs animaux et plusieurs couleurs seront disposés. C’est la série Chimères, sur le mode du questionna­ire dit « de Proust ».

En résumé, l’art de Corpet est viral. C’est l’audace, l’irrévérenc­e, l’inventivit­é, l’humour et la dérision, la virtuosité intellectu­elle. Tout ça dans un infini de possibilit­és en matière picturale qu’il s’est inventé, prouvant que le meilleur moyen de ne pas avoir de contrainte­s, c’est de s’en créer – les Oulipiens ne diront pas le contraire.

1 Voir sur YouTube les films de Laetitia Laguzet et d’Olivier Taïeb.

Philippe Ducat est graphiste spécialisé dans le domaine du livre d’art, éditeur, collection­neur de collection­s : peintures, estampes, dessins, photograph­ies, vinyles ou livres (histoire de l’art, littératur­e, livres anciens, livres illustrés, etc.).

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Pène, non loin de Perpignan, présente une exposition de Vincent Corpet. L’occasion pour Philippe
Ducat de revenir sur cet oeuvre foisonnant et d’en détacher, comme au scalpel, les diverses séries qui
en constituen­t l’armature.
Du 25 juin au 26 septembre 2021, le château de Jau, à Cases-de Pène, non loin de Perpignan, présente une exposition de Vincent Corpet. L’occasion pour Philippe Ducat de revenir sur cet oeuvre foisonnant et d’en détacher, comme au scalpel, les diverses séries qui en constituen­t l’armature.
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« 3539 P 6, 7 IX; 20, 21 X 10 h/t 248x443 ». 2010

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