Le présent de Michael Schmidt
Michael Schmidt’s Present
C’est le moment de découvrir, grâce à l’exposition du Jeu de Paume (8 juin - 29 août 2021), l’oeuvre jamais montrée en France du photographe allemand Michael Schmidt (1945-2014). Elle révèle « une autre photographie allemande » que celle des Becher et de leurs élèves de l’école de Düsseldorf, produite à la charnière des 20e et 21e siècles. Avec l’exigence d’un renouvellement permanent.
Il y a plusieurs façons d’aborder la photographie de Michael Schmidt, méconnue en raison du nombre restreint de ses expositions hors d’Allemagne, de son vivant comme depuis sa mort, et dans la mesure où ses livres, qui ont peu circulé en France, sont aujourd’hui presque tous épuisés. La rétrospective qui fait étape au Jeu de Paume permettra d’y remédier en partie.
Venue de la Nationalgalerie im Hamburger Bahnhof à Berlin pour aller, après Paris, au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia de Madrid, puis à l’Albertina de Vienne, elle a été conçue, avec la dernière assistante du photographe, Laura Bieslau, par l’un de ses meilleurs connaisseurs depuis la fin des années 1980, Thomas Weski, conservateur depuis 2015 de la Stiftung für Fotografie und Medienkunst mit Archiv Michael Schmidt, institution créée à Hanovre en 1999, qui conserve le fonds cédé par Michael Schmidt contre une rente lui ayant permis de faire aboutir ses derniers projets.
L’imposant catalogue Michael Schmidt. Photographies 1965-2014 (1) donne une vision d’ensemble du corpus, classé chronologiquement par séries, depuis les premières images, au milieu des années 1960, et le projet Berlin Kreuzberg (1973), consacré au quartier où il naquit et vécut jusqu’à sa mort, jusqu’à l’ultime Lebensmittel (Denrées alimentaires, 2014), incluant pour la première fois la couleur. Au-delà des photographies, l’ouvrage montre leurs modes de présentation et de diffusion, sous la forme de livres souvent conçus par le photographe, et d’expositions où la sélection d’oeuvres et l’accrochage variaient également, de par sa volonté, selon les lieux qui les accueillaient. C’est donc un ouvrage de référence précieux pour sa richesse iconographique et documentaire.
Il l’est aussi pour la qualité des contributions qu’il réunit, celles de spécialistes et compagnons de route, dont Ute Eskildsen, organisatrice d’une première rétrospective de Schmidt au Folkwang Museum d’Essen en 1995 ; mais aussi Peter Galassi, qui présenta dès 1988-89 des photographies de Waffenruhe (Cessez-le feu, 1987) au MoMA de New York, et en 1996, y consacra une exposition monographique – la première d’un photographe allemand dans ce musée depuis des décennies – à son grand oeuvre EIN-HEIT (en anglais U-NI-TY, 1991-94), acquis dans la foulée.
BERLIN
Ces textes fournissent une contextualisation indispensable, explicitant l’ancrage du photographe à Berlin où il prit la plupart de ses photographies. Il est gendarme quand, en 1965, il découvre un appareil dans le casier d’un collègue, et se forme lui-même, rejoignant la Fédération allemande des clubs de photographes amateurs. Quatre ans plus tard, il enseigne la photographie à l’université populaire de Berlin-Kreuzberg et obtient du maire sa première commande d’un ouvrage de photographies documentant l’arrondissement. Il se met à son compte en 1973, et veillera désormais à assurer le financement de ses projets. En 1976, il crée le Werkstatt für Photographie (Atelier de photographie) dans le cadre de l’université populaire de Kreuzberg. La même année, travaillant sur le quartier de Wedding, il structure son projet en deux parties, paysages urbains puis leurs habitants, afin de montrer « des lieux accessibles à tous » et « l’être humain non pas isolément mais dans son environnement ».
Comme le souligne Galassi, la ville inspirera au photographe plusieurs livres exprimant des démarches distinctes, dont celle de Berlin nach 45 (Berlin après 45, 2005), qui rassemble des images en partie exposées à Essen en 1995, et réalisées dès le début des années 1980. En 1996, Schmidt déclare : « Je pourrais aussi faire des photos ailleurs. Mais je ne saurais pas pourquoi. »
Si le lien entre le photographe et sa ville est essentiel, il importe aussi d’apprécier l’évolution de son regard dans ses projets successifs, avec la puissance d’invention démultipliée de leurs mises en forme. Thomas Weski examine ainsi dans son excellent essai Un processus de mutation permanent.
En 2004, Michael Schmidt accorde à Dietmar Elger un entretien qui sera publié, et traduit en anglais, dans le catalogue de l’exposition Irgendwo (Quelque part, 2005). Il y explique les raisons de l’association de photographies en séries. « Il est vrai que je travaille avec des images uniques, pourtant elles ne sont pas conçues pour apparaître en tant que telles, mais plutôt pour prendre place au sein d’une séquence. […] Elles fournissent une structure narrative, mais celle-ci ne tient pas à l’image unique. » Il parle aussi de la tonalité qui caractérise son oeuvre : « En fait, je considère le gris comme une couleur [depuis Berlin-Wedding, en 1976]. J’ai eu la volonté délibérée d’immerger les images dans un gris incommensurable, afin d’en éliminer totalement le noir et le blanc. Pour moi, le gris est la couleur de la différentiation, aussi étrange que cela puisse paraître. Noir et blanc sont deux points de repère, l’un à gauche, l’autre à droite. Or je me suis dit que le monde ne se définissait pas de façon si tranchée, mais offrait quantité de nuances. C’est ce que j’ai tenté d’introduire dans ma photographie. […]. Certaines de mes photographies ressemblent à de la soupe, mais c’est la soupe que nous avions ce jour-là de novembre. »
GRIS, SÉRIE
Compte aussi l’influence d’aînés, tel Walker Evans dont Schmidt a bien regardé American Photographs (1938), et lu l’entretien avec Leslie Katz, en 1971, où apparaissait l’expression de « style documentaire ». Mais, surtout, Schmidt expose et invite, au sein du Werkstatt für Photographie, ses contemporains américains Lewis Baltz, John Gossage, William Eggleston. Il a aussi des échanges fructueux avec le photographe autrichien Manfred Willmann – ou le dramaturge et écrivain allemand Einar Schleef, qui signera le texte, pavé littéraire, au beau milieu de Waffenruhe.
Après la chute du Mur, Schmidt conçoit EINHEIT, évoquant la réunification de l’Allemagne et mêlant, à parts presque égales, ses propres photographies et d’autres reproduisant des images déjà existantes. Elger rapproche ce farouche statement de l’Atlas de Richter, dont la première édition en volume paraît en 1989. Réponse de Schmidt : « […] je peux déceler plus d’un parallèle entre Richter et moi dans mes premières photographies […], mais pas dans EIN-HEIT. Par contraste, la façon dont il s’est confronté à l’histoire et au présent a eu un effet sur ce que je faisais. J’ai acheté Atlas dès qu’il est sorti, mais bien que le livre m’ait fasciné, les photographies me semblaient plutôt de l’ordre d’une prise de notes, d’un enregistrement mécanique. Comme si elles étaient subordonnées à autre chose. […] Richter est un intellectuel alors que je suis de ceux qui ont tendance à réagir émotionnellement – le dos au mur. » Au MoMA, les 163 tirages de 50,5 par 34,3 centimètres chaque forment une ligne continue sur les murs du white cube, ligne de mire que l’oeil parcourt en rafale. Avec la réunification, Berlin laisse place chez le photographe à d’autres investigations, dont résultent notamment les séries Frauen (Femmes, 2000), Irgendwo, Natur (2014) et Lebensmittel. À Antonello Frongia, il déclare, en 2008 : « Mes projets ont toujours pour but de renouveler ma méthode en photographie : à chaque fois, je mets mes précédents projets en question pour développer un nouveau langage visuel. » Si son oeuvre part de l’analyse pour aller vers une expression plus personnelle, c’est avec une capacité singulière à moduler la stricte rigueur par l’émotion. Ce qui le distingue : l’âpreté du sentiment qui le relie à ce qu’il photographie, sa ville ou la nature, humains, architecture, ou ce sujet ultime : ce qui nous nourrit.
CESSEZ-LE-FEU
À Elger, Schmidt déclare : « J’ai commencé par photographier le Mur de Berlin. Je n’étais pas satisfait du résultat. Mais c’était un point de départ, qui m’a permis de m’approcher de l’aspect que j’avais dans mon inconscient, et soudain les images ont commencé à affluer à partir d’idées qui me venaient intuitivement. Quand j’atteins ce point dans mon travail, les choses se développent selon leur propre mouvement. En général, il me faut entre trois et cinq ans pour mes projets – les deux premiers se passent à déterminer ma position en utilisant ce processus intuitif. […] Avec Waffenruhe, […] c’est la première fois que ça a marché de façon satisfaisante, jusqu’au livre d’artiste et à l’exposition. »
C’est ce projet qui fait basculer l’oeuvre de Schmidt dans une autre dimension, que confirment les grandes séries ultérieures, EIN-HEIT et Lebensmittel. On peut leur préférer Waffenruhe, dont Baltz écrit dans la revue Camera Austria, en 1988, que ce livre « ne ressemble à rien de ce qui existait déjà. […] Dans ses travaux précédents, le photographe avait documenté le paysage social du Berlin contemporain ; avec Waffenruhe, il a créé une oeuvre autonome, un nouvel artefact culturel doté d’une signification propre, quelque chose dont l’existence change le monde qu’il fixe. Si nous posions à Waffenruhe la même question que nous avions posée aux oeuvres précédentes de Schmidt : “Berlin ressemble-t-elle vraiment à cela ?”, la réponse la plus juste serait : “À présent oui, vraiment.” »
D’où vient ce titre ? On y voit le gris, donc. Sa densité, la brutalité, l’austérité, la fragilité, la vitalité, la rage, la confusion, la tension, la délicatesse, l’élan, le suspens, un corps mort, quatre visages, tant de jeunesse. Pour Lukas Hoffmann, photographe suisse né en 1981, qui vit aujourd’hui à Berlin, Waffenruhe est « une bombe visuelle ». Son impact est intact. En 1995, Michael Schmidt apparaît brièvement dans le film de Robert Frank The Present. Quand je le vois, l’année suivante, je n’identifie pas cet homme ; je ne le ferai que vingt-cinq ans plus tard. Mais jamais je n’ai oublié l’impression qu’il m’a faite. Son caractère était évident. Sa force se lit aujourd’hui dans ses images, au présent.
1 Sous la direction de la Stiftung für Fotografie und Medienkunst mit Archiv Michael Schmidt, Koenig Books-Jeu de Paume, 400 p., 49,90 euros.