JEAN DE LA FONTAINE
– FABLES
Jean de La Fontaine
Fables Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »
1 248 p., 49, 90 euros
La publication d’un Pléiade consacré aux Fables célèbre le 400e anniversaire de la naissance de Jean de La Fontaine.
Fabrice Hadjadj témoigne de son rapport toujours plus riche à ces vers
qui « montrent le mal partout ».
Les Italiens ont Dante, nous avons La Fontaine. 700 ans de la mort de celui-là, 400 ans de la naissance de celui-ci : 2021 sonne pour chacun sa fête. Mais la coïncidence des anniversaires renvoie surtout à la similitude des fonctions : Dante et La Fontaine sont des « miracles de culture » et des pères fondateurs. Sans cesse les Italiens, jeunes et vieux, reviennent à la Commedia. Sans cesse nous retournons aux Fables. Boire à La Fontaine, c’est boire à la source ; suivre Dante, c’est retrouver le chemin au milieu de la forêt obscure. L’un comme l’autre rappelle à sa nation la pureté de sa langue, lui fournit un répertoire d’images commun, lui dévoile ses « universaux fantastiques » : un universel charnel, plus riche que celui de la rationalité nue, parce qu’il unit le sens et les sens, le logos et le mythos par le truchement d’une imagination rétive au dressage idéologique. Avec l’un et l’autre, on fait ses classes. Passage obligé, puis passion gratuite. Car ce qui nous fut heureusement imposé à l’école et que notre jeunesse révoltée mit au rancart (au profit de Baudelaire et Rimbaud), nous le redécouvrons à l’âge mûr, nous l’admirons spécialement au seuil de la retraite. Sainte-Beuve le notait : « Ce La Fontaine qu’on donne à lire aux enfants ne se goûte jamais si bien qu’après la quarantaine. »
Il se peut toutefois que nous perdions au change : le dantesque est aussi indéniablement puissant que le lafontainien paraît modeste. Qu’est-ce que « La Cigale et la Fourmi » auprès des hymnes des bienheureux ou de la vision des damnés ? Avec les Fables, on ne côtoie ni les abîmes de l’enfer ni les cimes du purgatoire ni les ciels du paradis. Ce sont les arabesques d’un papillon et d’une abeille : « Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet. » Il ne s’agit pas d’appeler à l’extrême, mais à la modération. De plaire et instruire. De prolon
Gérard Edelinck d’après Hyacinthe Rigaut. Jean de la Fontaine de l’Académie française. Non daté. Gravure. (DR)
ger la suavité d’Horace et son ridendo dicere verum. D’être un moraliste qui fait passer la pilule en la dorant. Un humaniste animalier, réinventeur des Anciens et précurseur des Lumières. Rien de mystique. Rien des « hurlements du désespoir qui insulte le ciel ». Rien non plus du rire d’une Béatrice qui vous réduit en cendres.
Et si nous y avions gagné ? Si La Fontaine, qui voulut être oratorien à vingt ans, était aussi abyssal que Dante, et non moins terrible ? À sa mort, sous sa chemise à dentelles, on est stupéfait de découvrir un cilice. Lui, l’homme de l’enjouement, cachait l’instrument de la mortification. L’épicurien de Fouquet apparaît soudain comme un janséniste à la Pascal – anti-Tartuffe, donc, faux libertin, à l’extrême opposé des faux dévots. Bien sûr, les esprits faibles ont tôt fait de résoudre l’énigme en invoquant la sénilité, la peur de la mort, les pressions de l’Église. La Fontaine a déclaré : « Diversité, c’est ma devise. » On a du mal à admettre que cette diversité puisse aller jusqu’au signe de contradiction.
UNE AMPLE COMÉDIE
Avec lui, j’ai fait cette expérience inhabituelle : ma vue est passée de l’accommodement immédiat au progressif éblouissement. Son oeuvre est des rares qui grandissent avec le temps et pendant que nous avons le dos tourné, comme dans la parabole du Royaume : la petite semence est devenue un arbre extraordinaire, à la fois chêne et roseau, la simplicité des premières fables ayant fait place aux ramifications prodigieuses des livres plus tardifs, « La Chatte métamorphosée en femme », par exemple, dévoilant toute sa finesse à travers « La Souris métamorphosée en fille ». Emmanuel Perrier, théologien dominicain, me disait récemment à propos de cet apologue : « C’est plus impressionnant à chaque lecture, tant sur le fond que dans la forme. » La Fontaine n’est pas un pédagogue qui revêt d’images un concept ou un précepte déjà connus. C’est un psychagogue, qui pense en images, rythmes et rebondissements, et qui par là donne toujours à penser. C’est pourquoi Jean-Louis Barrault reconnaissait en lui le poète princeps : « Sur les humides bords des royaumes du vent », c’est déjà du Hugo ; « Jusqu’aux sombres plaisirs d’un coeur mélancolique », déjà du Baudelaire ; « un arcen-ciel nué de cent sortes de soies », déjà du Mallarmé. Mais ces vers trop superbes viennent d’une colombe, non d’un colosse. Ils surgissent en passant, comme si de rien n’était.
De là cette impression de frivolité rhétorique ou de virtuosité prête à servir n’importe quel
De gauche à droite : Marc Chagall. La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le boeuf. 1927. Gouache sur papier. (DR). Félix Lorioux. Le Corbeau et le Renard. 1949. Impression. (DR)
thème. La Fontaine n’a-t-il pas écrit un « Poème du quinquina » comme on ferait aujourd’hui une ode à l’hydroxychloroquine ? On pourrait se croire encore au château de Vaux, où les amis du surintendant des finances s’amusaient à faire 28 bouts-rimés sur un perroquet. On est déjà ailleurs. À vrai dire, on est partout. Cette façon de passer avec fluidité d’une chose à l’autre, cette association subtile du laconisme et de la digression, cette aisance de la conversation conjuguée à l’exigence du Parnasse, est ce par quoi le kaléidoscope de La Fontaine constitue un monde :
« J’oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens, Les Agneaux aux Loups ravissants, La Mouche à la Fourmi ; faisant de cet ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers, Et dont la scène est l’univers. Hommes, Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle :
Jupiter comme un autre… »
Non pas Comédie divine, mais « ample comédie », où la diversité est ménagée par un art subtil de la transition, où la fluidité est assurée par une rigueur d’orfèvre. Aussi la « double image » que nous présente La Fontaine se trouve-t-elle d’abord unifiée dans son style, où rien n’est laissé au hasard et tout reste vivant. Apparence de badinage à la lecture, mais, à l’écriture, ascèse minutieuse. Paul Valéry n’en finit pas d’applaudir : « Prenons garde que la nonchalance, ici, est savante ; la mollesse, étudiée ; la facilité, le comble de l’art. La véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice. » Le cilice est déjà là, non pas en dessous, mais servant de chaîne à la trame soyeuse.
INGÉNUITÉ ET CRUAUTÉ
Le fond n’est pas moins double que la forme. Ingénuité de ton, cruauté du propos. Limpidité à la surface mais permettant de plonger le regard très bas. Le bestiaire enfantin tend à nous faire oublier la bestialité qui est en cause. « Le Loup et l’Agneau » ménage en plein cours élémentaire une première rencontre avec la perversité – celle de la voracité qui se donne tous les dehors de la réparation. La moralité s’y résume au constat de l’immoralité générale : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » L’alexandrin est devenu si proverbial qu’on n’en sent plus la morsure.
Il en va de même avec « Les Animaux malades de la peste » et leur lion qui fait son examen de conscience afin de mieux crier haro sur le baudet : « Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense / Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi / Car on doit souhaiter selon toute justice / Que le plus coupable périsse. » Juste auparavant, dans la dédicace du livre VII, La Fontaine priait Mme de Montespan : « Favorisez les jeux où mon esprit s’amuse. » Et voilà que la fable qui suit nous renvoie au Vendredi Saint : les jeux amusants sont ceux du cirque, l’innocent y est mis en procès, puis dévoré par les fauves. Contre qui ce réquisitoire ? La cour de Louis XIV ? Belle excuse. Il vise le coeur de l’homme. On voudrait bien conserver le portrait d’un La Fontaine hédoniste, distrait et même sympa, on avance à cet effet les contes licencieux (qui le relient d’ailleurs à Dante via Boccace). Mais ces contes sont antérieurs aux fables, et ils sont finalement plus moralisateurs qu’elles : leur grivoiserie sert à censurer les ridicules, tout s’y explique par un secret de polichinelle. Les fables vont beaucoup plus loin. Elles montrent le mal partout à l’oeuvre et, faisant mine de conclure sur une morale, débouchent, l’air de rien, sur le mystère d’iniquité. La Fontaine se rattache lui-même au maître du soupçon de son temps – celui qui traque l’amour-propre jusque dans l’abnégation, et pour qui « nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés ». La Rochefoucauld avait déjà décliné gravement ce que notre poète chante à sa façon légère : « Les hommes sont, à l’égard des autres hommes, ce que les différentes espèces d’animaux sont entre elles et à l’égard les unes des autres. » N’en déplaise à Hobbes, l’homme n’est pas qu’un loup pour l’homme, il peut aussi être un mouton, un singe, un paon, une puce, un lièvre ou une tortue, une hirondelle ou un pourceau… Deux fables sont donc dédiées à La Rochefoucauld : « L’Homme et son image », dans le premier livre, qui décrit les Maximes comme un très pur miroir ; le « Discours à Monsieur le Duc de La Rochefoucauld », au livre X, où les lapins ne peuvent se retenir de revenir sous la main de leur bourreau. Le carnaval des animaux permet de faire tomber les masques. Et la fable la plus gentille fait entrevoir des gouffres. Prenez « La Laitière et le Pot au lait ». Elle s’achève sur l’esprit qui « bat la campagne », mais c’est pour dévoiler l’âme en son insatiable convoitise : « Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux : / Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes : / Tout le bien du monde est à nous, / Tous les honneurs, toutes les femmes. » Le doux songe contient cette dure révélation : chacun de nous rêve d’avoir pour lui toutes les femmes, tous les honneurs, tous les biens… C’est la chute où s’est vautré le premier homme. C’est le sommet d’où Satan propose tous les royaumes du monde.
QUAND IL N’Y A PLUS QUE LA GRÂCE On raconte que le libertin Mitton fréquentait à la fois La Fontaine et Pascal, à qui il aurait fourni la figure du parieur. En La Fontaine, cependant, il n’y a pas un janséniste et un libertin qui seraient en lutte ou qui se succèderaient, que ce soit tour à tour, dans une oscillation pendulaire, ou définitivement, par une conversion ultime. Certes, l’opus magnum se termine au livre XII avec « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire » : «Trois Saints, également jaloux de leur salut / Portés d’un même esprit, tendaient à même but. / Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses. » On retrouve ici la diversité – devise de La Fontaine – mais elle se trouve pour finir du côté de la sainteté, laquelle n’a rien d’uniforme, puisqu’il s’agit de la relation unique de chaque créature à son Créateur, rendue par là plus créative encore. Ce final éclaire rétrospectivement tout ce qui précède.
La Fontaine n’est pas La Rochefoucauld. La prémisse est la même, la conclusion n’a rien à voir. L’amour-propre est omniprésent, soit ! Il ne sert donc à rien de chercher à le débusquer encore. Le fond noir de notre âme une fois dévoilé, on ne peut que s’émerveiller qu’il y ait malgré tout des amis, ceux du Monomotapa, mais surtout ceux de cette communion dans l’adversité que manifestent « Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat ». Au milieu de telles ténèbres, la moindre lueur devient miracle.
Du reste, si profonde que soit la blessure, elle ne serait pas possible sans la bonté de la chair qu’elle atteint. Chez La Fontaine, à la différence de La Rochefoucauld, et plus proche en cela de François de Sales, le péché n’a de prise que parce qu’il y a d’abord le don irrévocable de la création. L’épilogue du livre XI le rappelle, malgré le bruit et la fureur de l’histoire : « […] tout parle dans l’univers ; / Il n’est rien qui n’ait son langage. » En dépit de nos malédictions et de nos mensonges, et leur donnant même le contraste qui les fait paraître plus noirs sur blanc, le Verbe est au commencement, et toutes choses – pierres, plantes, bêtes, imbéciles – parlent encore quand l’homme s’étrangle.
Enfin La Fontaine répond à Pascal. Comme lui, il constate cette misère que l’homme, en se fiant à ses propres médecines, ne parvient qu’à aggraver. Dans les Fables non moins que dans les Pensées, le monde est rapport de forces, volonté de puissance, au point que même l’éloge de la fable devient une question de domination : on invoque le « pouvoir des fables », comment elles captivent, comment elles réveillent, de sorte que la raison d’être de leur charme est encore une manière d’être dans la mêlée. Et c’est ici qu’apparaît le génie de La Fontaine par rapport à Pascal, et ce qui en fait le Mozart des lettres françaises : manifester notre misère non pas contre, mais à travers le divertissement ; choisir non pas la gravité de celui qui fait pénitence, mais, après avoir endossé le cilice pour bien marquer le coup, entrer dans la légèreté de celui qui s’abandonne. Qu’on se souvienne du dernier vers de l’avant-dernière fable : « Les jours donnés aux Dieux ne sont jamais perdus. »
Nous sommes si misérables que mêmes nos pénitences peuvent être suspectées d’orgueil. Dès lors le soupçon peut se retourner en une naïveté seconde. Puisque nous ne pouvons pas nous sauver par nous-mêmes, rien ne sert de se morfondre, il ne reste plus qu’à se confier à la grâce.
La leçon de La Fontaine n’est dès lors pas moindre que celle de Dante. On dirait l’agreste pipeau auprès des grandes orgues, mais l’attrapeur de rats joue aussi de la flûte. Dante purifie avec la brûlure du feu, La Fontaine avec la fraîcheur de l’eau, et quiconque donnera un simple verre d’eau fraîche a l’un de ces petits, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense (Mt 10, 40). Qu’on ne s’y trompe pas : cette limpidité, ce chatoiement, cette fluidité qu’on croirait folâtre, remontent de nappes gisant à de grandes profondeurs. Seul celui qui entendit sa condamnation sans appel accueille la grâce sans réserve – comme un enfant.