Art Press

JOSEPH COHEN ET RAPHAEL ZAGURY-ORLY

– L’ADVERSAIRE PRIVILÉGIÉ. HEIDEGGER, LES JUIFS ET NOUS

- Interview par Éric Marty

Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly L’Adversaire privilégié. Heidegger, les juifs et nous

Galilée, 193 p., 18 euros

Depuis la recension du livre de Victor

Farias paru en 1987, Heidegger et le nazisme, jusqu’à la publicatio­n récente d’une communicat­ion de Jean-Philippe

Guinle, proche de Jean Beaufret et François Fédier, il a souvent été question de Heidegger dans artpress. Un essai vient de paraître qui, ne niant en rien l’importance de l’oeuvre du philosophe allemand, en propose une lecture

critique nouvelle.

Jean Beaufret, Martin Heidegger et François Fédier en 1962 à Todtnauber­g. (DR)

De la publicatio­n du livre de Victor Farias à celle des fameux Cahiers noirs, tenus par le philosophe à partir de 1931, la mise à la question de l’oeuvre de Heidegger, non seulement n’a pas cessé mais a même franchi de nouveaux paliers. Votre livre intensifie encore ce questionne­ment mais son titre et son sous-titre affichent une tonalité particuliè­re. Qui est ce « nous » ? Pourquoi parler d’« adversaire privilégié » quand, dans le même temps, le judaïsme est aux yeux de Heidegger « un ennemi plus ennemi que tout ennemi » ? En laissant ce « nous » indétermin­é, nous cherchions à marquer pourquoi ce qui se déploie entre la pensée philosophi­que de Heidegger et le judaïsme, nous concerne tous. Certes, ce livre est engagé dans une relecture patiente et ri

goureuse de ce que la pensée de Heidegger provoque par rapport au judaïsme – sa forclusion ou sa mise au silence. Mais ce livre prétend aussi proposer d’autres orientatio­ns, travaillan­t de manière oblique la tension entre Heidegger et les juifs. Celle de la réduction de l’idée de justice au signifiant de la vérité qui parcourt toute l’histoire de la philosophi­e ; celle du statut des événements catastroph­iques dans l’histoire, inscrits dans une eschatolog­ie philosophi­que ; celle de la nécessité de repenser ce qui advient dans l’histoire autrement que depuis la prétention ontologiqu­e de la vérité, où tout événement se voit pris dans le déploiemen­t apocalypti­que, et par là-même sacrificie­l, d’une significat­ion surdétermi­née de l’histoire. Enfin, celle du statut du judaïsme au sein de la philosophi­e et la possibilit­é qu’il porterait d’éveiller de tout autres inspiratio­ns philosophi­ques. Notre dessein a toujours été de ne pas réitérer à l’égard de la philosophi­e de Heidegger la logique que lui déploie à l’égard du judaïsme. Cela aurait relevé d’une facilité. Faire de Heidegger un ennemi et chercher à le bannir du corpus philosophi­que auquel il appartient aurait constitué, pour nous, rien de moins qu’une abdication de notre devoir critique. Il fallait se confronter à cette pensée de la manière la plus rigoureuse possible afin de déceler en quoi elle produit, en vue de se constituer elle-même, des modalités de forclusion. Nous n’allions tout de même pas suggérer la forclusion de Heidegger, de son oeuvre philosophi­que, à notre tour !

Tout au long de votre livre revient un doublet, « l’antijudaïs­me et l’antisémiti­sme », qui définit, selon vous, la position de Heidegger à l’égard du monde juif. Et pourtant, la position de Heidegger ne peut s’assimiler à l’antisémiti­sme nazi pas plus qu’il ne s’apparente à l’antijudaïs­me traditionn­el. Quel est le sens de ce couple associé pourtant systématiq­uement au texte heideggéri­en ? Ne doit-il pas, en fait, conduire, comme vous le suggérez, à « inventer un autre terme pour qualifier le rapport de Heidegger au judaïsme » ? La pensée de Heidegger ne peut être associée à un simple antisémiti­sme, ni à un antijudaïs­me traditionn­el, théologiqu­e ou métaphysiq­ue et lié le plus souvent en philosophi­e à une certaine interpréta­tion chrétienne du judaïsme. À la fois parce que la question politique de l’octroi ou non de droits civils aux juifs lui passe tout bonnement par-dessus la tête et parce que son antisémiti­sme n’est nullement fondé sur un principe de race ou sur un biologisme, courant dans l’Allemagne nazie. En effet, Heidegger, dans certains passages des Cahiers noirs, après 1934, critique assez vertement le nazisme pour son biologisme racial. En vérité, l’antijudaïs­me et l’antisémiti­sme de Heidegger sont d’une autre facture et bien plus « exaltés ». Heidegger, et ce pour des raisons philosophi­ques profondes qui relèvent de la reprise alémanique de l’histoire de la philosophi­e qu’il déploie depuis son envoi grec, institue une forclusion sans reste de la judéité. Penser l’histoire de la vérité de l’être suppose rien de moins que l’effacement de la judéité. C’est pourquoi la forclusion du judaïsme, élaborée dès les tout premiers séminaires de Heidegger, ne l’entraînera que dans ce qu’il nomme aussi, en 1941, son « auto-annihilati­on ».

RESPONSABI­LITÉ HYPERCRITI­QUE Vous notez l’émergence dans le discours politique de Heidegger, à partir de 1933, de signifiant­s insolites sous sa plume comme « camaraderi­e », « révolution », « travail »… qui viennent directemen­t de Jünger qu’il admire. Vous parlez peu des contempora­ins de Heidegger. Pourquoi ? Il nous importait de questionne­r principale­ment ce que nous pourrions appeler le « massif Heidegger ». Non pas parce que nous ne sommes pas parfaiteme­nt conscients des influences que celui-ci aura eues sur ses contempora­ins ou, inversemen­t, de celles qu’il aura subies, mais parce qu’il nous fallait révéler un dispositif à l’oeuvre subreptice­ment dans ce qui se présente comme une ouverture à la source de la pensée de l’être. En effet, cette pensée s’avère être un dispositif puissammen­t déterminé et déterminan­t où l’effacement du judaïsme se voit orchestré en vue d’affirmer une origine gréco-allemande de la pensée. C’était dans cette reconducti­on des plus violentes et dont le geste n’est ni étranger à l’histoire de la philosophi­e, ni extérieur à l’histoire de l’antijudaïs­me et de l’antisémiti­sme, qu’il nous fallait – cela relevait de notre responsabi­lité hypercriti­que – soulever des questions sans réserve, tout en ouvrant à des orientatio­ns singulière­ment autres. Là où pourrait se déployer quelque chose comme une autre histoire dans l’histoire de ce que nous avons, de Platon à Heidegger, nommé « philosophi­e ».

Que l’éviction du judaïsme de tout horizon de pensée se fasse originaire­ment chez Heidegger au travers de la lecture du plus juif des chrétiens – saint Paul – ne relève-t-il pas du pur topos judéophobe ? Et d’ailleurs, n’est-ce pas de cette façon qu’Alain Badiou a lui aussi procédé, même si l’effacement de la portée du mot « juif » était sous sa plume de moindre envergure. Heidegger relit Saint Paul depuis un lieu hétérogène à sa figure historique. Il réinterprè­te cette figure depuis ce qu’il appelle son fait vécu fondamenta­l où prime d’abord l’expérience de la foi. Le paradoxe saisissant de cette lecture, c’est qu’en dépit de sa critique violente de la théologie, l’expérience foncière de la foi, au coeur de l’existence de Paul, renferme déjà tous les éléments à venir de la philosophi­e

heideggéri­enne. C’est à partir de cette préséance originaire de la foi, comme « fait vécu » de Paul, que Heidegger s’emploiera à définir une temporalit­é et une historiali­té constituée­s par un dispositif apocalypti­que de la vérité et qu’il déploiera l’exposition foncière de l’humain au sens initial de l’être. Au coeur de cette relecture de Paul, s’institue l’effacement de toute trace judaïque. Heidegger supprime tout ce qui aura précédé l’instant de la conversion de Paul. Ainsi, inscrit-il une puissante coupure entre Saul et Paul, où le judaïsme disparaît de l’histoire. Et c’est depuis cette coupure qu’il marque le coup d’envoi de la philosophi­e et qu’il le signifie dans un geste de forclusion du judaïsme où la langue grecque, et ce qu’il nomme à cette époque un « christiani­sme originaire », forment l’essence de l’histoire de l’être. Cette forclusion de la judéité marque l’histoire de la vérité de l’être là, où celle-ci ne s’exprime que dans une appropriat­ion de l’impensé grec par la langue allemande, unique langue capable de traduire ce que les Grecs n’auraient pas encore pensé quant à l’essence originaire de l’être.

On pourrait y voir, en effet, une parenté avec le procédé de Badiou qui nie et le juif et le grec dans la figure de Paul au nom d’une communauté universell­e. Ici aussi, il s’agit d’un effacement de la judéité. Mais ce sont deux gestes foncièreme­nt différents. Heidegger,

par la forclusion du judaïsme, vise la reprise alémanique de ce qui demeure impensé dans l’histoire de la métaphysiq­ue depuis son envoi grec, alors que Badiou cherche à surpasser, et ultimement nier, les déterminat­ions grecques et judaïques de la pensée occidental­e pour affirmer une communion universell­e catégoriqu­e. Le premier cherche à dévoiler entre la Grèce et l’Alémanité une origine foncière. Le second cherche à nier toute déterminat­ion prétendume­nt originaire en vue de proposer une communauté universell­e future. Ils se rejoignent ainsi dans une certaine forclusion du judaïque. Le premier en l’effaçant du rapport entre Grèce et Alémanité. Le second en le niant dans une catégorie d’universali­sme évidée de toute singularit­é. Curieuseme­nt, l’on peut poser la question et à Heidegger et à Badiou : que se dit-il ici de la singularit­é des événements dans l’histoire si celle-ci est toujours inscrite soit, pour Heidegger, dans l’horizon d’un mono-linguisme de l’origine, soit, pour Badiou, dans la structure d’une communauté universell­e abstraite ?

Vous faites référence à l’hypothèse très stimulante de Marlène Zarader d’une certaine proximité impensée entre Heidegger et certains traits du judaïsme. L’interpréta­tion de Marlène Zarader est présente partout dans notre livre. Nous nous en inspirons grandement en y ajoutant une inflexion. Celle-ci suggère un impensable au coeur du dispositif de la pensée et de l’histoire de l’être – impensable judéité qui se voit commise, par Heidegger, à une forclusion de l’histoire et une « auto-annihilati­on » silencieus­e. Pour nous, l’impensable, à différenci­er de l’impensé toujours réappropri­é dans la circularit­é herméneuti­que heideggéri­enne, ouvre à des signifiant­s irréductib­les à l’ontologie, l’interrompa­nt incessamme­nt, la déplaçant aussi, et ouvrant à une tout autre idée de justice indomptabl­e par la souveraine­té de la vérité. Une justice ouvrant à une autre pensée de l’histoire que celles proposées dans les philosophi­es de l’histoire, de Kant jusqu’à Heidegger. Une tout autre idée de l’histoire où l’événement est pensé depuis sa singularit­é irremplaça­ble, refusant d’être pris dans une logique apocalypti­que-révélatric­e de la vérité de l’histoire, ou bien refusant sa dénégation sacrificie­lle dans une narrativit­é historique. Notre ouvrage s’extrait des logiques déterminée­s de l’histoire afin de penser la singularit­é irréductib­le de chaque événement historique. Pour cela, il nous a fallu à la fois tout garder des signifiant­s les plus propres à l’ontologie fondamenta­le et en même temps ne rien garder de cette déterminat­ion du tout de l’histoire par une origine impensée depuis laquelle se déploierai­ent les événements historique­s. Notre dessein était de suspendre cette ontologisa­tion de l’histoire pour voir au coeur du présent ce qui y revient et y advient chaque fois singulière­ment. Il s’y engagerait une idée de responsabi­lité immaîtrisa­ble par la co-appartenan­ce de la vérité de l’être et l’essence de l’histoire.

UN HEIDEGGER FRANÇAIS

Le leitmotiv le plus insistant est l’idée d’une forclusion du judaïsme chez Heidegger. Vous n’employez pas ce mot par hasard, d’autant qu’ici et là d’autres termes du champ psychanaly­tique apparaisse­nt comme ceux de « dénégation », de « signifiant », de « logique perverse »… Et pourtant, rien de psychanaly­tique dans votre lecture. Quel est le sens de cet emprunt au vocabulair­e lacanien ? Nous avons recours au terme de forclusion afin d’expliciter une stratégie philosophi­que propre à Heidegger. Cette stratégie d’exclusion est concentrée uniquement sur la judéité, exclusion sans reste du judaïsme. En philosophi­e, l’exclusion d’une figure historique s’est le plus souvent opérée par son intégratio­n ou sa compréhens­ion dans un sens général. On accueille pour mieux abroger, on reçoit pour mieux intégrer, consommer et finalement consumer. Ici, il y va d’un autre schéma d’exclusion. La figure historique de la judéité est exclue avant d’apparaître, sans qu’elle ne revête une langue ou une histoire, un monde ou un vécu. L’exclu est exclu avant même de pouvoir se dire exclu. Lacan,

Joseph Cohen. (Ph. DR) c’est vrai, a relancé le terme. Ce qui nous intéresse, c’est le mécanisme qu’il décrit, à savoir l’exclusion avant toute possibilit­é d’inclusion. Précisémen­t, ce qui fait dire à Heidegger que la judéité ne relève pas de la simple manipulati­on technique des étants. Pour Heidegger, la judéité, contrairem­ent à toutes les autres déterminat­ions ontothéolo­giques de l’histoire, n’est même pas un acteur de la technique. C’est là l’exception que Heidegger réserve au judaïsme : ne pas être de l’être ou de l’histoire. En somme, le judaïsme n’aura jamais pu prétendre à un quelconque statut ontologiqu­e.

Au plus « infâme » et au plus cynique de la geste heideggéri­enne autour du nom juif, il y a cette idée selon laquelle l’annihilati­on des juifs est une « auto-annihilati­on » dans la mesure où le « combat contre le “judaïque” » est asservi au « judaïque » luimême. D’une certaine manière, l’exterminat­ion des juifs ne concerne que les juifs comme leur oeuvre de négation à laquelle ils sont destinés. N’y a-t-il pas là quelque chose de fantasmago­rique où s’éclairerai­t partiellem­ent l’usage que vous faites de la forclusion ? Si la pensée de Heidegger relève du fantasmago­rique, il faut aussi remarquer qu’elle procède par surprotect­ion et ne fait que se cantonner dans une sphère d’auto-immunité hautement sauvegardé­e. Contre ce qu’on a pu en dire, cette pensée se barricade dans un repli d’elle-même où la judéité est exclue de l’histoire sans jamais y avoir été une figure. Voilà la thèse antijudaïq­ue et antisémite de Heidegger. Et elle est maintenue pour préserver pure une unificatio­n essentiell­e entre l’impensé grec et sa traduction révélatric­e alémanique. Mais voici notre question : de quoi cette pensée cherche-t-elle à se protéger ? En vue de quel intérêt engaget-elle la surprotect­ion d’une alliance prétendume­nt essentiell­e entre la Grèce et l’Alémanité ? Ou encore, qu’est ce qui, dans la judéité, désorganis­erait cette alliance ? Ne pourrait-il pas y avoir une autre oeuvre de pensée qui se profilerai­t là où la trace judaïque ne cesserait d’affecter, voire suspendre, la Grèce ou l’Alémanité ?

Vous parlez au tout début de votre livre d’un « Heidegger français », celui de Sartre, de René Char, de Levinas, d’Henry Corbin, de Merleau-Ponty… Cet Heidegger-là, tellement attachant, riche et inspirant, doit-il désormais être oublié ? Tout doit être rappelé et travaillé, relancé et réinterpré­té. Tout doit être gardé, et vous avez raison de rappeler ici ce « Heidegger français » plié autrement que dans l’orthodoxie de sa lettre et qui aura produit aussi tant d’orientatio­ns philosophi­ques multiples. Osons le dire : l’histoire de la philosophi­e est aussi une manière de projeter une pensée hors de son horizon propre.

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Raphael Zagury-Orly. (Ph. DR)
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