Le Monde, écrire avec les images Writing with Images
Avec quels types de photographies travaillez-vous au Monde ? Comme tous les quotidiens internationaux, les agences filaires – AFP, AP et Reuters en ce qui nous concerne –, les plus gros fournisseurs d’images d’actualité, sont la base sans laquelle on ne pourrait pas fonctionner. Leur réactivité est indispensable : des correspondants partout dans le monde et des images livrées 20 à 60 minutes après un événement. C’est le même service que pour les dépêches textes. D’autres agences ont aussi du contenu qui peut nous intéresser, entre autres pour les archives. Enfin, nous faisons travailler nous-mêmes des photographes pour les sujets que nous décidons de produire car ils nous paraissent importants. Nous jaugeons donc entre ce qui va forcément exister chez les agences filaires et ce que nous pensons pouvoir faire mieux ou différemment, puisqu’évidemment nous ne sommes pas les seuls clients de ces agences. Tout le monde a accès à leurs images. Elles sont très bonnes, mais réalisées pour satisfaire le plus grand nombre de clients : toutes les situations, tous les personnages, depuis toutes les distances, etc. Si nous choisissons d’envoyer quelqu’un, nous pouvons nous focaliser sur un aspect, angler davantage et avoir une écriture visuelle plus marquée.
À quel point cette question de l’écriture visuelle joue-t-elle ? Elle est essentielle. Le
choix du photographe que nous envoyons sur le terrain est dicté par deux critères : l’écriture photographique et l’écriture journalistique. Ce doit être un journaliste qui écrit avec de l’image, sait comprendre une situation et la restituer fidèlement. En nombre, nous utilisons beaucoup plus de photos d’agences filaires que de photos produites, pour la simple et bonne raison que le site web est un très gros consommateur d’images (100 à 150 par jour tous sujets confondus). Mais plus de la moitié de l’argent consacré chaque année à la photographie est dédiée à la production. Faire travailler des photographes comme Samuel Gratacap, Guillaume Herbaut ou Laurent Van der Stockt est un choix éditorial, une volonté de se démarquer de nos concurrents en produisant nos propres images et une façon de raccrocher la politique photo à la politique texte. Pour parler de la précarité, un rédacteur va par exemple raconter l’histoire de Vincent, 24 ans, à Montpellier, qui doit quitter son appartement car il a perdu son petit boulot d’étudiant à cause du Covid, et pour l’incarner, un photographe montre comment il vit, ce qu’il a dans son placard, son regard. C’est aussi une manière de dire au lecteur que, chez nous, il y a une relation complémentaire entre l’image et le texte, qui donne quelque chose de plus sensible, intelligent et percutant.
TOUTE UNE PALETTE
Ce terme « percutant » fait penser aux « images-chocs ». Quelle est votre éthique au Monde ? Bien que nous soyons un quotidien, l’écriture sur la durée est importante pour nous. Quand on couvre une actualité, on la couvre tous les jours, au fil desquels nous nous efforçons de raconter tous les aspects d’une problématique, de la manière la plus distanciée et équilibrée possible, sachant que la neutralité du journaliste sur le terrain est une question dont on pourrait débattre pendant des heures. Par exemple, pour le conflit actuel entre l’Israël et la Palestine, nous montrons, selon les jours, des situations palestiniennes ou des situations israéliennes. En photographie, comme pour les mots, nous avons aussi toute une palette. Le Monde n’est pas un journal percutant en photographie, mais si nous voulons réveiller les consciences sur un sujet qui nécessite de l’être, cela ne me pose pas de problème. C’est vouloir percuter les lecteurs tous les jours qui en serait un. En revanche, si un jour on estime qu’être « sensationnaliste » sert le propos journalistique et que certaines images violentes font alors sens, on les publie et on explique pourquoi. Je suis convaincu qu’on peut tout montrer, à condition de ne pas le montrer n’importe comment.
Vous arrive-t-il d’utiliser des images amateurs ou relevant d’un journalisme citoyen ? La réponse est non mais il y a toujours des exceptions dans la réalité d’un quotidien. Être journaliste est un vrai métier. La source est très importante. J’ai besoin de connaître la personne qui fait les photos car j’ai besoin d’être certain qu’elle ne détourne pas ce qu’elle a vu. Selon l’image, une manifestation de 12 personnes peut passer pour une manifestation de masse. Mais si le fait de montrer nous paraît plus important que la source, j’ai une approche très pragmatique. Quand le Printemps arabe s’est déplacé en Syrie et qu’une révolution s’est mise en place, il y a eu un laps de temps où seules les images de journalistes citoyens militants pro-révolution nous parvenaient. Nous en avons publié certaines en vérifiant et recoupant au maximum, et surtout en prévenant le lecteur. À chacun ensuite de ne pas prendre les images pour argent comptant.