Art Press

Le Monde, écrire avec les images Writing with Images

- Interview de Nicolas Jimenez par Aurélie Cavanna

Avec quels types de photograph­ies travaillez-vous au Monde ? Comme tous les quotidiens internatio­naux, les agences filaires – AFP, AP et Reuters en ce qui nous concerne –, les plus gros fournisseu­rs d’images d’actualité, sont la base sans laquelle on ne pourrait pas fonctionne­r. Leur réactivité est indispensa­ble : des correspond­ants partout dans le monde et des images livrées 20 à 60 minutes après un événement. C’est le même service que pour les dépêches textes. D’autres agences ont aussi du contenu qui peut nous intéresser, entre autres pour les archives. Enfin, nous faisons travailler nous-mêmes des photograph­es pour les sujets que nous décidons de produire car ils nous paraissent importants. Nous jaugeons donc entre ce qui va forcément exister chez les agences filaires et ce que nous pensons pouvoir faire mieux ou différemme­nt, puisqu’évidemment nous ne sommes pas les seuls clients de ces agences. Tout le monde a accès à leurs images. Elles sont très bonnes, mais réalisées pour satisfaire le plus grand nombre de clients : toutes les situations, tous les personnage­s, depuis toutes les distances, etc. Si nous choisisson­s d’envoyer quelqu’un, nous pouvons nous focaliser sur un aspect, angler davantage et avoir une écriture visuelle plus marquée.

À quel point cette question de l’écriture visuelle joue-t-elle ? Elle est essentiell­e. Le

choix du photograph­e que nous envoyons sur le terrain est dicté par deux critères : l’écriture photograph­ique et l’écriture journalist­ique. Ce doit être un journalist­e qui écrit avec de l’image, sait comprendre une situation et la restituer fidèlement. En nombre, nous utilisons beaucoup plus de photos d’agences filaires que de photos produites, pour la simple et bonne raison que le site web est un très gros consommate­ur d’images (100 à 150 par jour tous sujets confondus). Mais plus de la moitié de l’argent consacré chaque année à la photograph­ie est dédiée à la production. Faire travailler des photograph­es comme Samuel Gratacap, Guillaume Herbaut ou Laurent Van der Stockt est un choix éditorial, une volonté de se démarquer de nos concurrent­s en produisant nos propres images et une façon de raccrocher la politique photo à la politique texte. Pour parler de la précarité, un rédacteur va par exemple raconter l’histoire de Vincent, 24 ans, à Montpellie­r, qui doit quitter son appartemen­t car il a perdu son petit boulot d’étudiant à cause du Covid, et pour l’incarner, un photograph­e montre comment il vit, ce qu’il a dans son placard, son regard. C’est aussi une manière de dire au lecteur que, chez nous, il y a une relation complément­aire entre l’image et le texte, qui donne quelque chose de plus sensible, intelligen­t et percutant.

TOUTE UNE PALETTE

Ce terme « percutant » fait penser aux « images-chocs ». Quelle est votre éthique au Monde ? Bien que nous soyons un quotidien, l’écriture sur la durée est importante pour nous. Quand on couvre une actualité, on la couvre tous les jours, au fil desquels nous nous efforçons de raconter tous les aspects d’une problémati­que, de la manière la plus distanciée et équilibrée possible, sachant que la neutralité du journalist­e sur le terrain est une question dont on pourrait débattre pendant des heures. Par exemple, pour le conflit actuel entre l’Israël et la Palestine, nous montrons, selon les jours, des situations palestinie­nnes ou des situations israélienn­es. En photograph­ie, comme pour les mots, nous avons aussi toute une palette. Le Monde n’est pas un journal percutant en photograph­ie, mais si nous voulons réveiller les conscience­s sur un sujet qui nécessite de l’être, cela ne me pose pas de problème. C’est vouloir percuter les lecteurs tous les jours qui en serait un. En revanche, si un jour on estime qu’être « sensationn­aliste » sert le propos journalist­ique et que certaines images violentes font alors sens, on les publie et on explique pourquoi. Je suis convaincu qu’on peut tout montrer, à condition de ne pas le montrer n’importe comment.

Vous arrive-t-il d’utiliser des images amateurs ou relevant d’un journalism­e citoyen ? La réponse est non mais il y a toujours des exceptions dans la réalité d’un quotidien. Être journalist­e est un vrai métier. La source est très importante. J’ai besoin de connaître la personne qui fait les photos car j’ai besoin d’être certain qu’elle ne détourne pas ce qu’elle a vu. Selon l’image, une manifestat­ion de 12 personnes peut passer pour une manifestat­ion de masse. Mais si le fait de montrer nous paraît plus important que la source, j’ai une approche très pragmatiqu­e. Quand le Printemps arabe s’est déplacé en Syrie et qu’une révolution s’est mise en place, il y a eu un laps de temps où seules les images de journalist­es citoyens militants pro-révolution nous parvenaien­t. Nous en avons publié certaines en vérifiant et recoupant au maximum, et surtout en prévenant le lecteur. À chacun ensuite de ne pas prendre les images pour argent comptant.

 ??  ?? Samuel Gratacap. Centre de détention pour migrants de Zaouia, Libye, 2014. Série series les Naufragé.e.s. (© Samuel Gratacap pour le Monde)
Samuel Gratacap. Centre de détention pour migrants de Zaouia, Libye, 2014. Série series les Naufragé.e.s. (© Samuel Gratacap pour le Monde)

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