Guillaume Herbaut, la photographie comme grain de sable Photography as a Grain of Sand
Tu entames ta carrière de photographe au début des années 1990. Pourquoi choisir le photojournalisme ? C’est le photojournalisme qui m’a donné envie d’être photographe. À 16 ans, je découvre le travail de Robert Capa et cette idée du métier, évidemment très romantique, d’une vie totalement engagée pour témoigner du monde.
En 30 ans de travail, quelles sont les grandes étapes de ta carrière ? Il y a celles de mon apprentissage, avec d’abord un reportage en bas de chez moi dans une communauté d’Emmaüs, qui m’a fait comprendre que le reportage commençait dès qu’on ouvrait sa porte. À 20-21 ans, je suis parti en exYougoslavie, choqué par cette guerre au milieu de l’Europe. Je voulais montrer les combats, mais il ne se passait rien là où je me rendais. Je ne savais pas quoi photographier. À mon retour, on m’a dit que mon travail était sans intérêt, ce qui m’a amené à comprendre que, pour moi, les photographies sont d’abord des histoires que je désirais au long cours. Un reportage de six mois dans un commissariat en banlieue, du pur photojournalisme en noir et blanc inspiré par les pères de la photographie humaniste, a ensuite lancé ma carrière. Jean-François Leroy m’a notamment repéré et présenté à Visa pour l’image.
Puis j’ai collaboré avec le journal Libération de 1994 à 2004. J’y ai réellement appris mon métier. Au tout début, c’était de la photographie ultra locale : une nouvelle épicerie, une émeute en banlieue. À l’époque, avec l’argentique, on ramenait nos planches-contacts qu’on éditait avec les iconographes ou les directeurs photo. J’ai atteint une certaine maîtrise de cette photographie d’actualité dédiée
aux journaux, mais quelque chose m’embêtait : j’étais bien conscient que je reproduisais ce qui avait été fait, sans plus m’intéresser aux sujets. On m’avait appris à construire une image et à la remplir pour qu’elle attire le lecteur, mais ça ne faisait pas avancer la manière de regarder le monde.
Travailler sur Tchernobyl (2001-2011), sujet qui s’impose à moi lors d’un reportage en Biélorussie en 1999, m’a amené à réfléchir à ma photographie et à en poser les bases. La série Tchernobylsty (2001) est en cela fondatrice. Là-bas, 15 ans après la catastrophe, je savais que je n’allais rien voir, la vraie information étant la radioactivité. En abordant ce mal invisible, j’ai réalisé que la photographie de reportage était pour moi un prétexte, que l’objet photographié doit dépasser ce que l’on est en train de montrer, avec différents degrés de lecture. Quand je parle de la guerre, je parle aussi de la folie, de la condition humaine, de la violence, de la mort, du temps. Je suis également passé à la couleur. Je n’ai pas la mémoire des couleurs, donc j’ai besoin de les attraper, et c’est une information importante à documenter. Chaque époque a, selon moi, sa couleur. Surtout, j’ai l’impression que le noir Guillaume Herbaut
et blanc place le drame très loin. La couleur, elle, nous en rapproche. Toucher le lecteur est presque mon obsession, en arrivant tout doucement, alors que ce que je raconte est horrible. Je cherche à susciter progressivement une répulsion, comme à Tchernobyl où on ne réalise pas tout de suite qu’on peut mourir. Il fait beau, on marche dans la nature et soudain le compteur Geiger bipe. Je n’ai plus l’idéal romantique d’une photographie qui changerait le monde, mais elle est ce petit grain de sable.
HORS CHAMP
Tu t’éloignes alors un peu plus du photojournalisme, notamment avec 7/7 (200208). Certains lieux de fracture, d’ordre familial ou universel, m’obsédaient depuis mon adolescence : la vendetta en Albanie, le camp d’Auschwitz, un quartier de Nagasaki, l’appartement de ma grand-mère, ces femmes massacrées à Ciudad Juárez et Slavoutytch en Ukraine. Sept ans de travail pour sept histoires. J’ai voulu me confronter à ces peurs, travailler ces strates qui s’ajoutent quand un reportage intègre le photographe. La dernière photographie de 7/7 montre une boîte en métal fermée, coffre-fort dans lequel je mettais tous mes secrets quand j’étais jeune. Puis avec la Zone (2009-2011), série réalisée dans la zone interdite de Tchernobyl, on entre dans la boîte. C’est un cauchemar étouffant, une route dans la nuit. Tchernobyl est un décor morbide à l’intérieur duquel tout ce qu’on vit devient extraordinaire. Avec ce projet, j’explore aussi les différentes vies de la photographie sur tous les médiums : blog, journaux, web documentaire, tirages et livre. Après cet ensemble sur Tchernobyl, je m’intéresse aux coulisses de la guerre avec les salons de l’armement, un travail intermédiaire ( Weapons Show, 2012-17) que je fais avant l’arrivée de la guerre en Ukraine deux an plus tard. Maintenant, tout me paraît très logique : j’étais avec les missiles présentés flambants neufs et les tapis rouges, puis je me retrouve en plein conflit sur le terrain. Sans l’avoir voulu, cette guerre est venue à moi et j’ai plongé à l’intérieur. Je m’y rends régulièrement depuis 2014. Ukraine, de Maïdan à la guerre (série entamée en 2013 avec la révolution) témoigne de ce conflit pour rappeler qu’on y meurt encore tous les jours. Ce sont toutes ces personnes qu’on a tendance à oublier qui me donnent envie de continuer à photographier, comme ceux qui vivent seuls dans la zone interdite.
Dans ta pratique, que gardes-tu du photojournalisme stricto sensu ? Raconter une histoire, avoir un angle, ne pas truquer ou transformer les photographies, ne pas ajouter d’éléments à l’intérieur, et je ne donne pas mon avis. Je ne suis pas un photographe militant. Il y a actuellement cette tendance à une photographie de la justice, du « bon côté », de la bonne parole. Selon moi, elle dessert complètement la photographie car elle limite le regard du spectateur. Dans mon travail, au contraire, il a la liberté de regarder, de voir ce qu’il a envie de voir. Même au sein de mon cadre, un hors champ est sous-entendu. Je ne suis pas là pour imposer quoi que ce soit, ou dire « je suis le héros de l’histoire », ce que je déteste en photojournalisme.
Tu photographies de la même manière que tu sois dans le cadre d’un travail personnel ou celui d’une commande presse. Comment ces deux cadres s’articulent-ils ? La presse est un partenaire pour moi. C’est entre autres pour cette raison que je me définis comme photojournaliste. J’aime ce mot très mal aimé auquel beaucoup préfèrent celui de documentaire. Je fais du documentaire mais je ne me définis pas comme artiste. Je me positionne par rapport à l’histoire du photojournalisme et à la façon dont on raconte les histoires dans la presse. Si je cherche de nouveaux formats et si j’expose, c’est parce qu’on a moins de place aujourd’hui dans les journaux.
Mon travail personnel tient à la narration qu’est l’editing final, plus littéraire et plus libre. En juin dernier, j’étais en Ukraine pour le Monde. On travaillait sur les points de passage entre l’Ukraine et les territoires occupés par les séparatistes, barrages fermés pour cause de Covid. J’en garderais peut-être trois images qui s’ajouteront à ma narration dans Ukraine, de Maïdan à la guerre. Les commandes me permettent d’attraper quelque chose en plus. Dans la Zone de Tchernobyl, il y a un angle pour Paris Match sur le trafic de métaux contaminés, les histoires d’amour à Tchernobyl pour Elle et le retour de la vie dans cette zone pour Geo. Photographier pour la presse me donne à la fois des idées et me permet de financer mon travail personnel en en tirant des thématiques à même d’intéresser des journaux. Mais ma démarche s’inscrit dans le temps, la force des histoires venant notamment de ce rapport au temps.
LONG COURS
Comment travailles-tu sur le terrain ? Tout dépend des reportages. Pour la Zone, le matin, je ne savais pas ce que j’allais faire. C’était la géographie qui me portait. Je regardais la carte : la zone interdite passe à côté de tel ou tel village, des personnes doivent y vivre, allons-y. Pour la guerre en Ukraine, c’était l’actualité : on apprend qu’il y a eu des tirs à tel endroit, on y va. Pour Ciudad Juárez, dans 7/7, c’était une vraie enquête, avec une liste de choses que je voulais voir – auxquelles j’aurais ou non accès –, de gens que je voulais rencontrer : des tueurs, la police, des journalistes locaux. Avant la Zone, tout était très préparé en amont. Depuis, quand j’arrive quelque part,
je prends ce qui vient, ce que dicte le lieu. C’est ce qui me manque en ce moment : ne pas quitter un lieu, tout en connaître par coeur, créer des liens. Des personnages, des ambiances. Avec la guerre, tu n’as pas le temps. Tu te rends quelque part, tu photographies et tu t’en vas. On ne voit les personnes qu’une fois, il faut saisir le moment constamment.
GRINCEMENTS
Désormais tu as aussi ton projet la Ve, que tu présentes à Visa pour l’image. Ce n’est pas la première fois que tu photographies la France, mais elle n’avait jamais fait l’objet d’un travail personnel, tes terrains habituels étant à l’étranger. La campagne de Lionel Jospin pour Libération en 2002 était quelque chose de très personnel, une commande que je me suis approprié avec l’appui du journal. C’était risqué. J’étais dans un sujet de news mais je n’en faisais pas, et je devais donner des photos tous les jours alors que, techniquement, je travaillais encore en argentique – je passe au numérique seulement en 2009 –, avec du moyen format et non du 24 x 36 de photojournalisme habituel. Je réagissais à une campagne complètement ratée. Il était quasi impossible de photographier le candidat en dehors du cadre défini par son service de communication, on m’imposait ce que je devais regarder. J’ai donc construit un vrai discours sur la campagne présidentielle, en m’éloignant du candidat pour photographier le hors champ de cette campagne. À l’époque, la photographie politique cherchait l’anecdote, le mouvement, le geste. Comment l’aborder autrement ? Je suis allé dans le temps arrêté, dans le vide de cette campagne et son conformisme.
C’était peut-être l’amorce de la Ve que j’ai débutée par hasard à cause du confinement. Durant cette période, je suis retourné faire mon travail de photoreporter comme quand j’avais 20 ans. J’avais besoin de sentir l’ambiance de la rue. Je n’avais pas beaucoup couvert les Gilets jaunes mais j’avais pu percevoir une profonde colère. Je me demandais ce que cela allait donner après le confinement. J’ai donc refait des manifestations. Je voulais aussi voir les lieux de pouvoir, l’Assemblée nationale, le Sénat. Je ne comptais pas vendre ces images, je n’avais donc aucune contrainte et regardais cela avec beaucoup de distance. C’est en commençant à éditer mes photographies que j’ai réalisé que j’étais en train de parler de la représentation de la République française. Et en effet, je pense qu’elle va mal. Il y a un énorme débat sur la Ve. Les Gilets jaunes la remettaient en cause. Des hommes politiques parlaient déjà de la VIe République lors de la dernière campagne présidentielle. La société pyramidale a-t-elle encore sa place aujourd’hui ? Je voulais montrer cette friction entre la représentation des dorures de la République et une réalité sociale très difficile, tout en ayant un regard un peu grinçant.
Et même très grinçant dans certains détails quand il s’agit de la représentation du pouvoir. Mais les portraits de Français dans cette série, eux, ne le sont pas du tout. Jus
De haut en bas from top:
Mercredi 24 juin 2020, Sénat, Paris. Série series la Ve. Un téléphone portable avec une coque à l’effigie du général de Gaulle est posé sur le pupitre d’un sénateur durant les questions d’actualité au Gouvernement. Campagne présidentielle de Lionel Jospin, 2002. Bureau de Lionel Jospin au QG de campagne après sa défaite le 22 avril 2002. Au mur, « Merci Lionel ». (Toutes les images all images:
© Guillaume Herbaut / Agence VU’)
tement, tout l’enjeu était de trouver un équilibre. Le pouvoir est fait pour encaisser, nous ne sommes pas là pour les féliciter ou leur faire plaisir. Ils peuvent être attaqués. Ce sont eux qui ont la force et des stratégies de communication. Mon travail est de passer outre. En revanche, pour les personnes qui n’ont pas le pouvoir mais des problèmes importants, je dois au contraire leur donner de la dignité. C’est donc un grand écart difficile entre le grincement et la dignité. Cette partie sociale parle de l’état de la France et de la manière dont la République s’occupe de ces personnes. C’est la représentation que j’en donne. Je pense qu’il me reste plusieurs mois de travail sur cette série, jusqu’à l’élection présidentielle. Le premier chapitre est exposé à Visa pour l’image. Puis il y aura celui qui commencera cet automne avec la campagne électorale.
Est-ce que travailler sur ton propre pays change quelque chose dans tes photographies ? Le fait d’avoir beaucoup travaillé à l’étranger et de revenir ici m’a donné l’impression de redécouvrir les choses, d’y porter un oeil neuf. Mais comme tous les citoyens, je suis concerné par ce qui est en train de se passer. Pour ne pas montrer de manière brutale ce qui me met en colère, je dois prendre encore plus de distance. J’intègre les personnes dans un paysage, comme dans mon travail en Ukraine. Mais je suis plus grinçant car cela me touche plus directement. Il y a ces détails qui viennent faire basculer l’image. Pour la Ve, je m’inspire d’ailleurs beaucoup des caricaturistes, comme Sempé, avec un grand décor et de petits personnages à l’intérieur.
COULEUR D’UNE ÉPOQUE
Tes couleurs sont aussi comme au vitriol, avec cette constante de jaunes verts acides. Est-ce lié aux conditions dans lesquelles tu as photographié ou la « couleur d’une époque » ? J’ai commencé à travailler à Paris au printemps. Les couleurs étaient étranges. Il avait moins plu que cette année. Ce n’était pas très vert, le ciel était particulièrement bleu. Il y avait quelque chose dans l’atmosphère et je n’ai pas lutté contre. D’habitude, j’attends, je cherche mes lumières. Avec moi, il ne fait pas aussi beau d’habitude. Cette fois, j’ai tout pris. Les lumières sont plus dures. Il y a aussi la récurrence du bleu blanc rouge. La gamme chromatique est
Distribution alimentaire par le Secours populaire français dans la ville du Mans. Série series la Ve. 2020. Laura travaillait dans la restauration avant la crise du coronavirus. Sans emploi, elle a dû quitter Paris pour le Mans. Aujourd’hui, elle s’est rendue pour la première fois à une distribution alimentaire avec sa mère Patricia, chanteuse et intermittente du spectacle. Elle pose devant une semaine de nourriture.
donc plus grande. On est presque dans quelque chose de l’ordre du comics.
Tu évoquais ton exposition à Visa. Qu’estce qu’une bonne exposition de photojournalisme ? Une bonne exposition de documentaire mélange une information et ce qui la dépasse, qui est de l’ordre de l’inconscient ou de l’émotion. Ce sont des photographies qui restent. Beaucoup d’images de photojournalistes fonctionnent dans l’instant. Quand on met des photos au mur, elles n’ont pas la même vie, pas la même fonction. Elles sont regardées différemment. Il faut donc réussir à allier une image qui tient au mur tout en continuant à véhiculer de l’information. Cela tient également à la narration photographique, qui fait que je fonctionne par séries et non par
images singulières. J’aime l’image mais si elle ne me dit rien, si elle est seulement esthétique, elle n’a aucun intérêt. On peut la prendre pour une preuve, mais même pour moi, ce n’en est pas toujours une. Parfois je doute vraiment de ce que j’ai vu car on projette souvent ce que l’on a en nous, ce qui m’intéresse également dans le documentaire.
Sur d’autres supports, notamment vidéo, comme Carnet de route d’un photographe (2016) ou Lettres de photographes (2020) pour Arte, tu développes une autre palette de réflexions. Que te permet ce format ? C’est un format qui me permet de raconter autrement les choses, d’évoquer des notions que je ne peux pas intégrer dans la photographie, de montrer le hors champ du reportage. Il y a également cette réflexion sur le rapport entre texte et image, assez important dans mon travail, que ce soit dans de courts textes ou dans les légendes que j’adapte quasiment à chaque reportage.
La vidéo, elle, me permet de toucher un public plus large. Pour Carnet de route d’un photographe, l’intérêt était de ne pas être dans la mythologie du photographe. On voit mes photos, on m’entend et on comprend que je suis comme tout le monde, qu’il y a des ratés. C’était réalisé au jour le jour à partir d’une série de photographies, une remise en question quotidienne. Que raconter à partir des échecs qu’on découvre systématiquement en fin de journée en regardant ses images ? La photographie est une confrontation à soi-même permanente. Étais-je vraiment présent ? Ai-je senti l’événement ? Comment m’inscrire à l’intérieur et le retranscrire ? C’est ce qui me porte. Je ne recadre jamais mes photos, ce qui veut dire que je dois être totalement dans l’instant pour réussir à parler, au sein de ce cadre, de la mémoire et de l’histoire. Du fait du format avec lequel je travaille, je suis obligé de réellement penser ce que j’y mets.
Cela me fait penser aux planches-contacts de Gilles Caron qui montrent le hors champ du métier, le quotidien et non la mythologie. Gilles Caron faisait déjà partie de mes référents quand j’étais jeune photographe. Ses photographies de Mai 1968 m’ont marqué à vie. Il a cette élégance, son cadre est parfait, il est totalement dans l’événement. Dans son travail sur Belfast, il a réussi quelque chose de complet en très peu de jours sur place. Il est avec les gens, parfois il s’éloigne : il y a tout. Pour moi, c’est le mythe du photoreporter avec Capa. La lecture que fait l’historien Michel Poivert de ses planches-contacts est intéressante : sa manière de regarder les journalistes, sa prise de recul par rapport à son métier. On peut presque se dire qu’on y trouve les racines de ce qui sera la nouvelle photographie de reportage.