Art Press

Suzanne Tarasiève, vocation galeriste

- Richard Leydier

Suzanne Tarasiève est depuis plus de vingt ans une figure familière de l’art contempora­in parisien. Elle est profondéme­nt atypique et attachante, et la programmat­ion de sa galerie nous surprend continûmen­t, oscillant entre artistes établis (par exemple la scène allemande) et d’autres à l’approche plus prospectiv­e.

Je me souviens très bien quand Suzanne Tarasiève a déboulé dans le monde policé de l’art contempora­in parisien, en ouvrant en 2003 une galerie dans le quartier alors très en vogue de la rue Louise Weiss dans le 13e arrondisse­ment. Elle m’a fait l’effet d’une extraterre­stre, avec ses tenues en vinyle et son franc-parler. Elle est surtout une personne qui ne craint pas d’assumer ce qu’elle est, et surtout ce qu’elle veut être.

Nous avons rendez-vous sur le haut de Belleville dans cet espace qu’elle appelle le Loft, en référence aux appartemen­ts new-yorkais, un ancien entrepôt contenant autrefois des céramiques de Picasso et des meubles de Charlotte Perriand, qu’elle a investi en 2008. C’est un lieu à la fois privé et public. Elle y a organisé un grand nombre d’exposition­s, dont la remarquabl­e le Bas-relief dans tous ses états en 2014 ou encore le Paris Bar à Paris en 2011. Elle l’a voulu accueillan­t, chaleureux. À son image en quelque sorte.

Dans le Loft sont accrochés de grands tableaux d’Alin Bozbiciu (né en 1989), ce jeune peintre roumain qu’elle a récemment découvert et auquel elle a consacré une exposition en 2020 dans sa galerie du Marais. Des corps chutent dans le firmament, je songe au Jugement dernier de Michel-Ange à la Sixtine ou aux démons damnés expulsés des cieux par les archanges au début du Paradis perdu de John Milton. Parfois, ces corps esquissent une ronde comme dans la Danse de la vie humaine de Nicolas Poussin ou le tableau célèbre de Matisse. C’est à la fois classique et contempora­in. Ce double ancrage constitue un repère pour de nombreux artistes de la galerie, qu’on pense à The Recycle Group, Eva Jospin ou Anne Wenzel.

Si l’on veut comprendre un tant soit peu la passion de Suzanne Tarasiève pour l’art, il faut remonter à sa jeunesse dans le Berry, aux natures mortes hollandais­es qui éveillent son intérêt ( genre Willem Claesz Heda, qui a beaucoup compté pour Per Kirkeby), aux livres consacrés à Bosch et surtout Munch et Kirchner, prix remportés à l’école qui lui inoculent le virus de l’expression­nisme. À un accident de voiture qui, très jeune, la laisse pour morte et qui contribue à forger un insatiable appétit de vivre, optimisme pour lequel rien ne se révèle impossible. Un petit bout de femme qui est une force de la nature. C’est sans doute la meilleure définition qu’on puisse donner a minima de Suzanne Tarasiève. « Autodidact­e car passionnée », dit-elle dans Suzanne Tarasiève, vocation galeriste, le film que lui ont consacré en 2016 Béatrice Andrieux et Rima Samman : «Tous les jours, il faut que j’apprenne une chose nouvelle », dit-elle encore.

PAS DU TOUT SNOB

Plus tard, à Paris, elle fréquente la galerie les Heures claires, dont la directrice l’enjoint d’ouvrir sa propre galerie. Elle a alors 23 ans. Elle lit le Matin des magiciens de Bergier et Pauwels, et s’intéresse déjà assidûment aux sciences du cerveau. Elle fait régulièrem­ent le tour des galeries et s’aperçoit que, curieuseme­nt, elle est beaucoup mieux reçue quand elle revêt son manteau de fourrure. La galerie Triade qu’elle ouvre en 1978 à Barbizon ne sera pas snob. Elle visite une maison et éprouve un véritable coup de foudre à son en

droit, si bien qu’elle l’achète immédiatem­ent, quand bien même tout est à refaire. Elle ne connaît personne dans le milieu de l’art, et c’est naturellem­ent qu’elle épluche l’annuaire pour faire venir les gens à ses vernissage­s. Elle reste plus de vingt ans à Barbizon, cité vers laquelle transitent durant le week-end de nombreux parisiens fortunés, qui apprécient une approche de l’art sans façons. Elle y amène beaucoup d’artistes, comme Antoniucci Volti ou Émile Sabouraud, tout en ouvrant une seconde adresse en 1988, la galerie Suzanne Tarasiève, où elle expose César, Robert Combas ou Jean-Pierre Pincemin. En

1997, elle fait une rencontre déterminan­te en la personne du collection­neur Marcel Brient, qui la pousse à quitter Barbizon pour Paris, où elle déménage sa galerie, en 2003 donc, rue du Chevaleret.

Le virus de l’expression­nisme allemand, on l’a dit, elle l’a attrapé tôt, et son compagnonn­age avec Markus Lüpertz ou Georg Baselitz le prolonge. Elle entretient des rapports privilégié­s avec ces artistes, si bien qu’elle peut réunir des oeuvres d’exception, comme lors de la récente exposition Tout peintre se peint luimême (2021) qui a rassemblé les travaux de Penck, Baselitz, Höckelmann, Immendorff, Katz, Kirkeby, Lüpertz et Polke. Elle dialogue aussi avec les galeristes phares de cette mouvance, comme Michael Werner, qui lui dit : «Vous me faites penser à Iris Clert. » Je n’ai pas connu personnell­ement la galeriste du Plein et du Vide mais ce rapprochem­ent me semble assez juste.

CARTON ET CÉRAMIQUE

En 2000, elle rencontre Boris Mikhaïlov, artiste ukrainien avec lequel elle travaille toujours. Devant ses photograph­ies d’une Europe de l’Est délirante, elle lui déclare : « Je vous aime ! » Mikhaïlov aura une grande exposition à la Mep à l’automne 2022, ainsi qu’au Loft et dans la galerie du Marais. La photograph­ie est par ailleurs un marqueur de son panel d’artistes, et à ce titre, il convient d’évoquer Juergen Teller, complice de longue date, pour lequel elle a, il y a peu, posé pour une série très osée, et dont les images, d’une certaine manière, se placent dans la lignée de son confrère ukrainien. Très récemment, Kriki a intégré la liste des artistes, dans les rangs desquels on trouve aussi le performeur Jürgen Klauke. En émanent aussi de nombreux jeunes peintres et sculpteurs, comme Anne Wenzel, Youcef Korichi, Eva Jospin ou Romain Bernini. Les deux derniers sont intervenus à Beaupassag­e, boulevard Raspail à Paris, ruelle piétonnièr­e qui regroupe des commerces et restaurant­s de qualité et où les artistes ont créé des oeuvres (avec notamment Fabrice Hyber). La forêt en carton de Jospin y est particuliè­rement hypnotique et enveloppan­te. À la galerie Tarasiève, on retrouve aussi les sculptures de l’Allemande Anne Wenzel, qui présentera ses dernières oeuvres en 2022.

« Le rôle d’un galeriste est de faire connaître le travail des artistes », appuie encore Suzanne Tarasiève. C’est précisémen­t ce à quoi elle s’emploie depuis plusieurs décennies, avec la singularit­é et l’enthousias­me qui la caractéris­ent. Sa galerie a une réelle identité, liée à sa personnali­té mais aussi à ses choix, à son orientatio­n vers les artistes allemands et les plus jeunes.

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Suzanne Tarasiève has been a familiar figure in Parisian contempora­ry art for over twenty years. She is profoundly atypical and engaging, and her gallery’s programmin­g continuall­y surprises us, oscillatin­g between establishe­d artists (notably the German scene) and others with a more prospectiv­e approach.

I remember very well when Suzanne Tarasiève burst into the polite world of Parisian contempora­ry art, opening a gallery in 2003 in the then very fashionabl­e Rue Louise Weiss in the 13th arrondisse­ment. She struck me as an alien, with her vinyl outfits and her outspokenn­ess. She is above all a person who isn’t afraid to assert who she is, and especially who she wants to be.

We meet in the upper reaches of Belleville, in a space she calls Le Loft, in reference to New York flats, a former warehouse that once contained ceramics by Picasso and furniture by Charlotte Perriand, which she moved into in 2008. It is both a private and public space. She has organised a large number of exhibition­s there, including the remarkable Le Bas-Relief dansTous Ses États [Bas-Relief in All Its Forms] and Le Paris Bar à Paris [The Paris Bar in Paris] in 2011. She wanted it to be warm and welcoming: in her own image, in a way. In Le Loft there are large paintings by Alin Bozbiciu (b. 1989), a young Romanian painter whom she recently discovered, and to whom she devoted an exhibition in 2020 in her Marais gallery. Bodies tumble through the sky; I think of Michelange­lo’s Last Judgment in the Sistine Chapel and the damned demons expelled from the heavens by the archangels at the beginning of John Milton’s Paradise Lost. Sometimes these bodies sketch a circular dance as in Nicolas Poussin’s Dance to the Music of Time and Matisse’s famous painting. It is both classical and contempora­ry. This double anchorage is a reference point for many of the artists represente­d by the gallery, such as The Recycle Group, Eva Jospin and Anne Wenzel.

If we want to understand Suzanne Tarasiève’s passion for art, we have to go back to her youth in the Berry region, to the Dutch still lifes that aroused her interest (such as Willem Claesz Heda, who meant a lot to Per Kirkeby), to the books devoted to Bosch and above all Munch and Kirchner, prizes won at school, which inoculated her with the expression­ist virus. To a car accident which, at a very young age, left her for dead and helped to forge an insatiable appetite for life, an optimism for which nothing is impossible. A petite woman who is a force of nature. This is probably the best definition that can be given of Suzanne Tarasiève. “Self-taught be

cause passionate,” she says in Suzanne Tarasiève, vocation galeriste, the film devoted to her in 2016 by Béatrice Andrieux and Rima Samman: “Every day I have to learn something new,” she also says.

NOT SNOBBISH

Later, in Paris, she frequented the gallery Les Heures Claires [The Clear Hours], the director of which urged her to open her own gallery. She was then 23 years old. She read The Morning of the Magicians by Jacques Bergier and Louis Pauwels, and was already keenly interested in brain science. She regularly visited galleries and found that, curiously, she was much better received when wearing her fur coat.The gallery she opened in 1978 in Barbizon, La Galerie Triade, wasn’t snobbish. She visited a house and fell in love with it, so much so that she bought it immediatel­y, even though everything had to be redone. She didn’t know anyone in the art world, so naturally she scoured the phone book to get people to her openings. She stayed in Barbizon for more than twenty years, a town to which many wealthy Parisians travelled at weekends, appreciati­ng a no-frills approach to art. She brought many artists to Barbizon, such as Antoniucci Volti and Émile Sabouraud, while opening a second address in 1988, the Suzanne Tarasiève Gallery, where she exhibited works by César, Robert Combas and Jean-Pierre Pincemin. In 1997, she had a decisive encounter with the collector Marcel Brient, who pushed her to leave Barbizon for Paris, where she moved her gallery, in 2003, to Rue du Chevaleret. The virus of German Expression­ism, as mentioned, she caught early, and her companions­hip with Markus Lüpertz and Georg Baselitz prolonged it. She has a special relationsh­ip with these artists, in such a way that she can bring together exceptiona­l works, as in the recent exhibition Tout Peintre se Peint Lui-Même [Every Painter Paints Themselves] (2021), which brought together works by Penck, Baselitz, Höckelmann, Immendorff, Katz, Kirkeby, Lüpertz and Polke. She is also in dialogue with the leading gallery owners of this movement, such as Michael Werner, who said to her: “You remind me of Iris Clert”. I didn’t know the owner of the gallery of the Full-Up and the Void personally, but this comparison seems quite appropriat­e.

CARDBOARD AND CERAMICS

In 2000 she met Boris Mikhailov, a Ukrainian artist with whom she still works. In front of his photograph­s of an outlandish Eastern Europe, she declared to him: “I love you!”. Mikhailov will have a major exhibition at the Maison Européenne de la Photograph­ie in the autumn of 2022, as well as at Le Loft and the Marais gallery. Photograph­y is also a marker of her panel of artists, and in this respect, it is worth mentioning Juergen Teller, a long-time accomplice, for whom she recently posed for a very daring series, and whose images, in a certain way, are in line with his Ukrainian counterpar­t. Very recently, Kriki joined the list of artists, which also includes the performer Jürgen Klauke. Many young painters and sculptors also emanate from the group, such as Anne Wenzel, Youcef Korichi, Eva Jospin and Romain Bernini. The last two have worked in Beaupassag­e, on Boulevard Raspail in Paris, a pedestrian street with quality shops and restaurant­s, where artists have created works (including Fabrice Hyber). Jospin’s cardboard forest is particular­ly hypnotic and enveloping. The Tarasiève gallery also features sculptures by German artist Anne Wenzel, who will present her latest work in 2022. “The role of a gallery owner is to make artists’ work known,” says Suzanne Tarasiève. This is precisely what she has been doing for several decades, with the singularit­y and enthusiasm that characteri­se her. Her gallery has a real identity, linked to her personalit­y, but also to her choices, to her orientatio­n towards German and younger artists.

 ??  ?? Juergen Teller. Suzanne in Hydra No.9. Vogue Italia, Grèce, 2017. (© Juergen Teller, All rights Reserved)
Juergen Teller. Suzanne in Hydra No.9. Vogue Italia, Grèce, 2017. (© Juergen Teller, All rights Reserved)
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 ??  ?? Ci-contre opposite: Georg Baselitz, Markus Lüpertz, A.R. Penck, Per Kirkeby, Jörg Immendorff. Cologne, 1987. Tirage argentique gelatin silver print. 39 x 59 cm. (Ph. Benjamin Katz). Ci-dessous below: Alin Bozbiciu. Need of hesitation (from Performing Doubt). 2020. Huile sur toile oil on canvas. 197 x 305 cm. (Toutes les images all images: Court. galerie Suzanne Tarasiève, Paris)
Ci-contre opposite: Georg Baselitz, Markus Lüpertz, A.R. Penck, Per Kirkeby, Jörg Immendorff. Cologne, 1987. Tirage argentique gelatin silver print. 39 x 59 cm. (Ph. Benjamin Katz). Ci-dessous below: Alin Bozbiciu. Need of hesitation (from Performing Doubt). 2020. Huile sur toile oil on canvas. 197 x 305 cm. (Toutes les images all images: Court. galerie Suzanne Tarasiève, Paris)
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Anne Wenzel. Attempted Decadence (Blossoms, Large, Blood Red). 2013. Céramique, socle en métal ceramic, metal base. 60 x 80 x 80 cm.
Eva Jospin. Nymphées. 2019. Carton, papier coloré, laiton, bois, plâtre coloured paper, brass, wood, plaster. 160 x 330 x 180 cm
De haut en bas from top: Anne Wenzel. Attempted Decadence (Blossoms, Large, Blood Red). 2013. Céramique, socle en métal ceramic, metal base. 60 x 80 x 80 cm. Eva Jospin. Nymphées. 2019. Carton, papier coloré, laiton, bois, plâtre coloured paper, brass, wood, plaster. 160 x 330 x 180 cm
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 ??  ?? Exposition show Markus Lüpertz. Classique hors norme. Galerie Suzanne Tarasiève, Paris, 2011. (© Marc Domage)
Exposition show Markus Lüpertz. Classique hors norme. Galerie Suzanne Tarasiève, Paris, 2011. (© Marc Domage)

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