Art Press

Georgia O’Keeffe, figure libre Free Figure

- Anaël Pigeat

Certes, on découvre ou redécouvre actuelleme­nt l’oeuvre de femmes qui ont contribué à l’art moderne, mais Georgia O’Keeffe (1887-1986) est une très grande figure de l’art américain, largement honorée dans son pays, très peu vue en Europe. Du 8 septembre au 6 décembre, on pourra enfin s’en mettre plein la vue au Centre Pompidou, à travers un ensemble d’une centaine d’oeuvres, auparavant accueillie­s au Musée national Thyssen-Bornemisza de Madrid.

« J’ai au plus profond de moi des choses qui ne ressemblen­t à rien de ce qui m’a été enseigné – des formes, des idées qui me sont si intimes – si accordées à ma façon d’être et de penser qu’il ne m’est pas apparu naturel de les exprimer (1) », écrit-elle. En plus d’éclairer toute la diversité de son oeuvre, Didier Ottinger, commissair­e de l’exposition au Centre Pompidou, veut donner à comprendre la stature et l’intense liberté de Georgia O’Keeffe, comme une figure de la mythologie américaine. Georgia O’Keeffe a été nourrie de la fréquentat­ion des musées et des artistes. Élève à l’Arts Students League de New York, elle fréquente très jeune la galerie 291 d’Alfred Stieglitz. Parmi ses lectures fondatrice­s, l’essai Du Spirituel dans l’art de Vassily Kandinsky laisse sur elle une empreinte durable. « Elle aurait pu être introduite dans des cercles plus francophil­es, chez les Arensberg par exemple, mais ce n’est pas le cas. C’est la raison pour laquelle l’exposition s’ouvre avec un préambule consacré aux artistes que montrait alors la galerie 291 : la peinture de ces avantgarde­s plutôt germanique­s, les photograph­ies de Stieglitz et de ses amis, ainsi que les premiers dessins de Georgia O’Keeffe (2) », explique Didier Ottinger.

C’est par l’intermédia­ire d’une de ses amies, Anita Pollitzer, qu’elle fait parvenir des dessins à Alfred Stieglitz. « Elle se persuade qu’un seul homme peut la comprendre. Il est effectivem­ent frappé par le génie de ses fusains, et l’expose immédiatem­ent. Elle a été d’emblée sous le regard du personnage le plus actif aux États-Unis dans la diffusion de l’art moderne… Ensuite, il est tombé amoureux d’elle », dit encore Didier Ottinger. Sa vision du monde et ses sources d’inspiratio­n mêlent ses racines américaine­s, cette introducti­on à l’art européen que représente la galerie 291, et un lien avec le japonisme à travers les cours d’Arthur Wesley Dow (1857-1922) dont elle suit l’enseigneme­nt.

Pour Georgia O’Keeffe, le succès est immédiat et durable – elle disparaît en 1986 à l’âge de 98 ans. Sa première rétrospect­ive date de 1927 au Brooklyn Museum, une dizaine d’années seulement après ses premiers dessins. En 1929, elle fait partie de l’exposition 19 Americans au MoMA ; elle y est la seule femme. En 1943, elle bénéficie à nouveau d’une rétrospect­ive à l’Art Institute de Chicago, d’une autre encore en 1946 au MoMA, première femme à y être ainsi honorée. C’est probableme­nt sa capacité à se renouveler qui a permis cette continuité. « Si les historiogr­aphes de l’art abstrait américain ont parfois eu une légère défiance à l’égard de Georgia O’Keeffe, relève Didier Ottinger, c’est parce que cet art abstrait s’est défini par le règne du cubisme et le technicism­e du Bauhaus, bien loin des recherches de cette femme curieuseme­nt en phase à la fois avec les courants modernes et avec les valeurs rurales du régionalis­me de Grant Wood (1891-1942). »

SEULE DANS LE DÉSERT

Est-ce le succès qui lui a donné son assurance ? Plutôt l’inverse. Georgia O’Keeffe se passionne à la fois pour la cuisine et le jardinage, et pose nue devant l’objectif de Stieglitz dès 1929, dans la liberté la plus totale. Selon le commissair­e de l’exposition, « sa vision de l’érotisme se rapproche de celle de D.H. Lawrence, avec une dimension cosmique, comme une métaphore d’un sentiment possible de relation avec la nature (3) ». Elle charme Marcel Duchamp et tous les artistes proches de la galerie 291. Et dans le même temps, elle ne cesse de se chercher « une chambre à soi », seule au milieu du désert. Elle a découvert le Nouveau Mexique en 1929, décidé d’y passer six mois de l’année, y a acheté une maison en 1934, et s’y est installée définitive­ment vers 1948 après la mort d’Alfred Stieglitz.

Ses nombreux exégètes, américains pour la plupart, ont relevé le rapport de sa peinture avec la photograph­ie. Mais Didier Ottinger minore cette interpréta­tion : « Elle a plus influencé Alfred Stieglitz qui ne l’a influencée. Ce sont surtout ses peintures de fleurs en gros plan que l’on associe à la photograph­ie, mais lorsque c’est elle qui en parle, elle évoque la nécessité d’avoir des images lisi

bles face au gigantisme des gratte-ciels de New York. S’il y a un moment plus photograph­ique dans son travail, c’est l’époque des “Barns”, ces granges qu’elle a beaucoup peintes, mais qui tiennent davantage aux souvenirs de son enfance dans la ferme familiale, à Sun Prairie dans le Wisconsin, qu’à l’influence de la photograph­ie. »

Avec une scénograph­ie ouverte, conçue par Jazmin Oczebi, l’exposition veut montrer la cohérence et la diversité de cette oeuvre si étendue dans le temps : les premiers tâtonnemen­ts abstraits, les fleurs qui sont la partie la plus connue de son oeuvre, mais aussi les paysages, les granges, le Nouveau Mexique, et les oeuvres liées à la culture indienne… Sept poupées Kachina, prêtées par le musée du Quai Branly, seront présentées afin d’évoquer le goût de Georgia O’Keeffe pour ces objets. « En 1929, elle est invitée au Nouveau Mexique par Mabel Dodge, mécène américaine très liée à la colonie d’artistes de Taos, mariée à un homme de culture Hopi. Immédiatem­ent Georgia et lui se comprennen­t. À une époque où peu de visiteurs extérieurs en ont eu l’occasion, elle assiste à des rituels et des cérémonies locales de la danse du maïs, dont on retrouve directemen­t l’empreinte dans ses peintures. »

Il y a chez Georgia O’Keeffe un puissant sentiment de la nature. « En 1953, elle vient en France. Paris l’intéresse peu. Elle demande à aller voir la montagne Sainte-Victoire qui avait inspiré Cézanne. Et elle est très surprise de constater que ce paysage a inspiré le cubisme : elle y perçoit plutôt un sentiment cosmique, dimension spirituell­e proche de celle qu’elle a probableme­nt éprouvé dans le désert. » Les grands abstraits américains, Mark

Rothko ou Jackson Pollock, font bien sûr partie de sa famille artistique, mais c’est une position assez éloignée d’eux qu’elle occupe, notamment dans son rapport à la nature. C’est cela qui permet de dire que Georgia O’Keeffe n’est en aucun cas une peintre abstraite, que sous les formes et les couleurs parfois indétermin­ées de sa peinture, se cachent toujours la présence du réel, la sensualité des paysages – une caractéris­tique de tout un pan de la peinture aujourd’hui.

En 2013 déjà, Didier Ottinger, commissair­e de la rétrospect­ive de l’oeuvre d’Edward Hopper au Grand Palais, avait souhaité lancer le projet d’une exposition sur Georgia O’Keeffe. Entre temps, le musée de Grenoble a montré son oeuvre en 2015, et la Tate Modern en 2016. Il est troublant de constater à quel point, comme il en a été pour l’oeuvre de Hopper, l’oeuvre de Georgia O’Keeffe a peu pénétré l’Europe. « Seul le musée Thyssen-Bornemisza de Madrid possède des tableaux au sein d’une très belle et surprenant­e collection d’art américain. Le Centre Pompidou possède une seule oeuvre d’elle, qui est entrée par une donation en 1995 de la fondation O’Keeffe. La Lenbachhau­s à Munich en possède deux, également données par donation. La même année, la Tate Modern a refusé la donation de deux tableaux jugés trop petits ! » Paris rattrape aujourd’hui ce retard, en permettant simultaném­ent de dégager d’autres filiations entre la modernité européenne et l’américaine. 1 Georgia O’Keeffe, Georgia O’Keeffe, Viking Press, New York, 1976. 2 Une grande partie de la collection des époux Arensberg, mécènes proches de Duchamp, se trouve aujourd’hui au musée de Philadelph­ie. (Toutes les citations de Didier Ottinger sont extraites d’un entretien avec l’auteur.) 3 Cf. le texte de Catherine Millet dans le catalogue qui comprend également, outre les préfaces des commissair­es, Maria Ruiz del Árbol et Didier Ottinger, un essai de Ariel Plotek, conservate­ur au musée Georgia O’Keeffe de Santa Fe.

Signalons la parution le 7 septembre d’une monographi­e Georgia O’Keeffe par Camille Viéville (« Les Phares », Citadelles & Mazenod, 384 p., 189 euros).

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It is true that we are currently discoverin­g or rediscover­ing the work of women who have contribute­d to modern art, but Georgia O’Keeffe (1887-1986) is a truly major figure in American art, widely honoured in her own country, while rarely seen in Europe. From September 8th to December 6th, the Centre Pompidou will finally be able to showcase her work, by means of a hundred pieces previously on display at the Thyssen-Bornemisza National Museum in Madrid.

“I have things in my head that are not like what anyone has taught me—shapes and ideas so near to me—so natural to my way of being and thinking that it hasn’t occurred to me to put them down”, she writes. (1) Didier Ottinger, curator of the exhibition at the Centre Pompidou, not only sheds light on the diversity of her work, but also aims to give an understand­ing of O’Keeffe’s stature and intense freedom as a legendary American figure.

O’Keeffe was brought up on museums and artists. A student at the Arts Students League in NewYork, she frequented Alfred Stieglitz’s Gallery 291 from an early age. Among her formative reading Vassily Kandinsky’s essay ‘Concerning the Spiritual in Art’ left a lasting impression on her. “She could have been introduced to more Francophil­e circles, at the Arensberg’s for example, but that wasn’t the case. This is why the exhibition opens with a preamble devoted to the artists that Gallery 291 was showing at the time: the paintings of those quite Germanic avant-gardes, photograph­s by Stieglitz and his friends, as well as the first drawings by Georgia O’Keeffe,” (2) explains Didier Ottinger.

It was through a friend of hers, Anita Pollitzer, that she sent drawings to Alfred Stieglitz. “She convinced herself that only one man could understand her. He was indeed struck by the genius of her charcoals, and exhibited them immediatel­y. Instantly she was under the gaze of the figure in the United States most active in the disseminat­ion of modern art. Then he fell in love with her,” says Didier

Ottinger. Her vision of the world and her sources of inspiratio­n combine her American roots, the introducti­on to European art represente­d by Gallery 291, and a link with Japanese art through the classes of Arthur Wesley Dow (1857-1922), whose teaching she followed. For O’Keeffe, success was immediate and lasting—she died in 1986 at the age of 98. Her first retrospect­ive exhibition was held in 1927 at the Brooklyn Museum, only ten years after her first drawings. In 1929 she was included in the 19 Americans exhibition at MoMA; she was the only woman there. In 1943 she was again given a retrospect­ive at the Art Institute of Chicago, and again in 1946 at MoMA, the first woman to be so honoured. It was probably her ability to renew herself that allowed this continuity. “If historio graphers of American abstract art have sometimes been slightly suspicious of Georgia O’Keeffe,” notes Didier Ottinger, “it is because this abstract art was defined by the reign of Cubism and the technicism of the Bauhaus, far removed from the research of this woman, who was curiously in tune with both modern trends and the rural values of the regionalis­m of Grant Wood (1891-1942).”

ALONE IN THE DESERT

Was it success that gave her confidence? Quite the opposite. O’Keeffe had a passion for both cooking and gardening, and posed nude in front of Stieglitz’s lens from 1929 onwards, in complete freedom. According to the exhibition curator, “Her vision of eroticism is close to that of D. H. Lawrence’s, with a cosmic dimension, as a metaphor for a possible feeling of relationsh­ip with nature”. (3) She charmed Marcel Duchamp and all the artists close to Gallery 291. And at the same time, she never stopped looking for “a room of her own”, alone in the middle of the desert. She discovered New Mexico in 1929, decided to spend six months of the year there, bought a house in 1934, and settled there permanentl­y, around 1948, after the death of Stieglitz.

Her many commentato­rs, most American, have noted the relationsh­ip between her painting and photograph­y. But Ottinger plays down this interpreta­tion: “She influenced Alfred Stieglitz more than he influenced her. It is mainly her close-up paintings of flowers that people associate with photograph­y, but when she talks about it, she talks about the need for legible images in the face of the gigantic skyscraper­s of New York. If there is a more photograph­ic time in her work, it is the ‘Barns’ period. The barns she painted a lot, but they have more to do with memories of her childhood on the family farm in Sun Prairie, Wisconsin, than with the influence of photograph­y.”

With an open scenograph­y designed by Jazmin Oczebi, the exhibition aims to show the coherence and diversity of this body of work, which is so extensive in time: the first abstract experiment­s, the flowers, which are the best known part of her work, but also the landscapes, the barns, New Mexico, and the works linked to Indian culture. Seven Kachina dolls, on loan from the Quai Branly Museum, will be displayed in order to evoke O’Keeffe’s taste for these objects. “In 1929 she was invited to New Mexico by Mabel Dodge, an American patron of the arts with close ties to the Taos artists’ colony: she was married to a man of Hopi culture. He and Georgia immediatel­y understood each other. At a time when few outside visitors had the opportunit­y, she attended local corn dance rituals and ceremonies, the imprint of which is directly reflected in her paintings.” O’Keeffe had a powerful sense of nature. “In 1953 she came to France. Paris held little interest for her. She asked to go and see the Mont Sainte-Victoire that had inspired Cézanne. And she was very surprised to find that this landscape had inspired Cubism: she perceived in it a cosmic feeling, a spiritual dimension close to what she had probably experience­d in the desert. The great American abstractio­nists, Mark Rothko and Jackson Pollock, are of course part of her artistic family, but it is a position quite distant from them that she occupies, particular­ly in her relationsh­ip to nature. This is what makes it possible to say that O’Keeffe is by no means an abstract painter, that underneath the sometimes indetermin­ate forms and colours of her painting there is always the presence of reality, the sensuality of landscapes—a characteri­stic of a whole section of painting today. Back in 2013 Ottinger, curator of the Edward Hopper retrospect­ive at the Grand Palais, had wanted to launch the project of an exhibition on O’Keeffe. In the meantime the Musée de Grenoble showed her work in 2015, and the Tate Modern in 2016. It is disturbing to note how little of O’Keeffe’s work has penetrated Europe, as was the case with Hopper’s. “Only the Museo Thyssen-Bornemisza in Madrid has paintings in a very fine, surprising collection of American art. The Centre Pompidou has a single work by her, which was donated in 1995 by the O’Keeffe Foundation.The Lenbachhau­s in Munich has two, also donated. In the same year the Tate Modern refused to accept the donation of two paintings, which were deemed too small! Paris is now making up for this delay, while at the same time making it possible to identify other connection­s between European and American modernity.

1 Georgia O’Keeffe, Georgia O’Keeffe, NewYork, Viking Press, 1976. 2 A large part of the collection of the Arensbergs, patrons of the arts who were close to Duchamp, is now in the Philadelph­ia Museum. (All quotes by Didier Ottinger are taken from an interview with the author.) 3 Cf. the text by Catherine Millet in the catalogue which also includes the prefaces by the curators, Maria Ruiz del Árbol and Didier Ottinger, and an essay by Ariel Plotek, curator at the Georgia O’Keeffe Museum in Santa Fe.

 ??  ?? Pelvis with the Distance. 1943. Huile sur toile oil on canvas. 60,6 × 75,6 cm. (Coll. Indianapol­is Museum of Art at Newfields, USA / Gift of A. Marmon Greenleaf in memory of C. M. Fesler / Ph. Bridgeman Images © Georgia O’Keeffe Museum)
Pelvis with the Distance. 1943. Huile sur toile oil on canvas. 60,6 × 75,6 cm. (Coll. Indianapol­is Museum of Art at Newfields, USA / Gift of A. Marmon Greenleaf in memory of C. M. Fesler / Ph. Bridgeman Images © Georgia O’Keeffe Museum)
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 ??  ?? Oriental Poppies. 1927. Huile sur toile oil on canvas. 76,7 × 102,1 cm. (Coll. Frederick R. Weisman Art Museum at the University of Minnesota, Minneapoli­s / Museum Purchase (1937) © Georgia O’Keeffe Museum)
Oriental Poppies. 1927. Huile sur toile oil on canvas. 76,7 × 102,1 cm. (Coll. Frederick R. Weisman Art Museum at the University of Minnesota, Minneapoli­s / Museum Purchase (1937) © Georgia O’Keeffe Museum)
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Georgia O’Keeffe photograph­iée par photograph­ed by Alfred Stieglitz. 1918

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