LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC
Les trublions revisités Nouveau roman, correspondance
Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon
Nouveau roman, Correspondance 1946-1999 Gallimard, 336 p., 20 euros
Dans les années 1950-60, quand le Nouveau roman s’est imposé dans le « champ » littéraire français, et très vite étranger, il a dû affronter de sévères attaques d’une presse où sévissait une vieille garde de la critique. Ces agressions, par les contre-attaques et les polémiques qu’elles ont suscitées, les néo-romanciers n’étant pas manchots dans la chicore intellectuelle, loin de les affaiblir, n’ont fait que renforcer leur position, vite hégémonique, tant les relais universitaires et l’entrisme dans les jurys littéraires furent pour ces jeunes écrivains de sérieux atouts. Et pourtant, les grands éditeurs ne se montrèrent pas très accueillants aux nouveaux venus sur la scène littéraire. Le premier livre d’Alain Robbe-Grillet, Un régicide, fut refusé par Gallimard en 1949, il ne parut, revu par l’auteur, qu’en 1978, chez Minuit. On a dit à l’époque qu’une grande partie du fonds des Éditions de Minuit, et pas la moindre en qualité, s’était constituée à partir des livres refusés par Gallimard. Les années passant, les querelles s’étant apaisées, pour une part à cause du renouvellement des chroniqueurs littéraires, le reproche néanmoins qui resta adressé au Nouveau roman fut qu’il avait stérilisé la production littéraire française. Tel Quel, quelques années plus tard, eut à essuyer les mêmes pleurnicheries.
LE TRAVAIL DANS LES VIGNES
J’ai été très tôt un lecteur assidu des écrivains du Nouveau roman. Ils ont été présents dans les pages d’artpress, quelques-uns devinrent des amis, Alain Robbe-Grillet, Claude Ollier ; quant à Claude Simon, je le retrouvais dans son appartement parisien de la rue Monge quand l’écriture et le travail dans ses vignes de
Salses-le-Château lui laissaient quelque loisir. J’ai connu l’affable Claude Mauriac et ce « dingo » (le mot est de Robbe-Grillet) de Jean Ricardou, l’homme aux lunettes teintées qui s’était intronisé inventeur et patron du Nouveau roman (lire le portrait désopilant qu’en a fait Claude Simon). Cependant, en dépit des liens familiers que j’ai entretenus avec mes prestigieux ainés, la lecture de leur correspondance me fait souvent voir sous un jour neuf leur commune aventure littéraire et humaine. Qu’ai-je dû corriger de l’image que je me faisais de ces hommes et de cette femme, Nathalie Sarraute, aujourd’hui disparus, physiquement disparus, et pour quelques-uns, hélas, injustement effacés de la mémoire de nos contemporains. Déjà, vers la fin de sa vie, Claude Ollier souffrait du manque de reconnaissance de son oeuvre, ce qui lui valait ce fond de tristesse qui contrastait tellement avec la farcesque exubérance et la joie de vivre de son camarade Alain.
BÉNÉDICTIONS
Commençons par ce qui m’a été confirmé d’entrée par les auteurs de l’introduction à la Correspondance, Carrie Landfried et Olivier Wagner, à savoir que le Nouveau roman avait bien existé, que ce n’était pas l’invention de quelque publicitaire en mal d’inspiration, que de très jeunes gens se sont bien rencontrés à la fin des années 1940, ont uni leurs forces pour combattre des conceptions de la littérature qu’ils jugeaient caduques et leur opposer, par leurs écrits, un nouvel art du roman. M’a été également rappelée, par les coupures de la grande presse de l’époque, l’hostilité à laquelle ont dû faire face les trublions. Notons qu’au même moment, la jeune équipe des Cahiers du cinéma, la Nouvelle Vague avec Truffaut et Godard, provoquaient le même séisme dans leur milieu, il fut ainsi logique que Claude Ollier collaborât alors aux Cahiers. Bientôt, ce serait au tour de Tel Quel de rejoindre le front.
De gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute et Claude Ollier devant les Éditions de Minuit, à Paris, en 1959
En revanche, ce que je mesurais mal, ce sont les qualités de tacticiens que manifestèrent les néo-romanciers, avec à leur tête le plus doué d’entre eux, Robbe-Grillet. L’appel aux armes en direction des célébrités intellectuelles et le noyautage des jurys littéraires firent merveille. Imagine-ton aujourd’hui un prix littéraire, comme le prix de Mai décerné en 1958, rassemblant des écrivains de la taille de Roland Barthes, Georges Bataille, Louis-René des Forêts, Sarraute, Robbe-Grillet avec, en plus, les bénédictions de Paulhan, Beckett, Blanchot, Borgès, Nabokov... Autre sujet d’étonnement : l’appui massif de l’université, particulièrement des universités américaines où nos rebelles furent accueillis à bras ouverts. Situation impensable actuellement : des écrivains fêtés dont les livres parleraient de sexe, d’inceste, de pédophilie, et un Claude Ollier policier au Maroc à partir de 1950 ! (L’auteur du Maintien de l’ordre ne tirait pas qu’avec des mots, son 7,65 lui a sauvé deux fois la vie.) Il faut préciser qu’à l’exception de Claude Simon, le seul à avoir fait la guerre, ces jeunes gens n’étaient pas particulièrement de gauche, bien qu’une majorité ait signé en 1960 le Manifeste des 121 appelant au droit à l’insoumission, lors de la guerre en Algérie.
UN PETIT CACA
En littérature, leurs cibles étaient le romantisme, la figure sacrée de l’écrivain, le roman réaliste bourgeois, le réalisme socialiste, l’engagement sartrien. Robert Pinget parle ainsi de son prochain livre à Claude Ollier : « J’ai commencé un roman à la con. » En 1974, le même au même : « Je vais recopier un petit caca que j’ai fait pendant l’année. » Autre lien entre eux : leur origine sociale, pas d’aristos ni de grands bourgeois à rentes, pas d’universitaires, des familles petitebourgeoises cultivées, certains financièrement « dans la merde » ou contraints à des tâches épuisantes (vendre ses vins pour Claude Simon). Comme toute communauté, la leur connut des conflits, mais pas des ruptures violentes et définitives. On pourrait les imaginer réunis, l’âge venu, ces révolutionnaires des lettres, évoquant leur jeunesse, comme Frédéric et Deslauriers dans l’Éducation sentimentale : « C’est-là, ce que nous avons eu de meilleur. »