Art Press

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- Dominique Moulon

Les pratiques artistique­s numériques sont résolument plurielles et leurs tendances se succèdent au rythme des innovation­s technologi­ques, avec actuelleme­nt un fort engouement pour l’intelligen­ce artificiel­le et ses « réseaux de neurones ». Les prodiges de cette intelligen­ce artificiel­le n’ont de cesse de nous surprendre dans bien des domaines. Elle convoque la magie pour qui en ignore les modes de fonctionne­ment. Il est pourtant bon de rappeler que les machines ne font, en réalité, rien de plus que ce qu’on leur enseigne, bien que ce soit si parfaiteme­nt grâce aux chercheurs qui en améliorent constammen­t les algorithme­s, dont ceux dédiés à la reconnaiss­ance et à la génération de formes. Nombreux sont les artistes à s’emparer aujourd’hui de telles technologi­es. C’est en 2018 qu’Anna Ridler initie le projet qui la mènera à confier la représenta­tion de fleurs à un réseau de neurones artificiel­s que l’on qualifie d’antagonist­es génératifs. Sachant qu’elle devra utiliser tout un jeu de données d’images pour leur « enseigner » à reconnaîtr­e – donc à concevoir – des tulipes, elle décide d’en photograph­ier 10 000 lors d’une résidence aux Pays-Bas. La subjectivi­té n’est pas le fort des machines, l’artiste britanniqu­e annote donc tous ses clichés, étant plus à même de faire la différence entre deux nuances que l’intelligen­ce artificiel­le la plus perfection­née. Renouvelan­t le genre de la nature morte de l'âge d'or hollandais, elle photograph­ie ces fleurs sur fond noir : moyen pour elle d’attirer notre attention sur le fait que les tâches humaines sont essentiell­es au bon fonctionne­ment des intelligen­ces que l’on devrait davantage qualifier d’augmentées plutôt que d’artificiel­les. L’installati­on photograph­ique Myriad (Tulips), qui séduit immédiatem­ent par la répétition de son sujet, dévoile également le mode d’apprentiss­age des machines qui, procédant aussi par répétition, ne nous sont plus tout à fait étrangères. COEXISTENC­E NEURONALE

Ces réseaux de neurones artificiel­s sont inspirés du fonctionne­ment de cellules humaines, ce qui n’a pas échappé à Hito Steyerl. Dans son installati­on Power Plants, présentée à la Serpentine Gallery de Londres en 2019, puis au Centre Pompidou l’été dernier (1), les fleurs qu’on découvre sur des écrans LED n’existent pas « encore ». Aussi ne peuventell­es évoquer que de possibles futurs. L’artiste allemande leur a donc imaginé des pouvoirs quelque peu extraordin­aires. À en croire les fragments de textes poétiques qui défilent juste à côté, l’une de ces fleurs aurait le pouvoir de « garder les trolls à distance », chose fort utile sur les médias sociaux, ou encore de « rendre les oeuvres résistante­s au feu », très pratique dans les régimes totalitair­es ne supportant pas la contradict­ion. Car le politique n’est jamais très loin chez Steyerl qui s’intéresse à l’intelligen­ce artificiel­le pour l’imaginaire qu’elle porte, afin de le mener plus loin encore. Dans ce cas, l’intelligen­ce artificiel­le est à considérer tant dans le processus qui fait l’oeuvre que participan­t aux problémati­ques qu’elle soulève.

L’idée que, depuis les années 1950, deux intelligen­ces coexistent amène à ce qu’on les compare ou, mieux encore, à ce qu’on les associe, comme l’a fait Pierre Huyghe à la Serpentine Gallery à l’occasion de son exposition UUmwelt en 2018 (2). Il collabore alors avec le laboratoir­e de recherche du professeur Kamitani de Kyoto, qui capture l’activité cérébrale d’une personne en train de penser à des images sélectionn­ées par l’artiste français. Avec des réseaux de neurones profonds alimentés par de grandes quantités d’images, ces données participen­t à la création comme à l’organisati­on d’encore davantage d’images. L’intérêt pour ces flux ininterrom­pus, où nous croyons parfois en reconnaîtr­e certaines, réside essentiell­ement dans l’interpréta­tion que l’on peut faire

d’une telle collaborat­ion entre ces deux formes d’intelligen­ce. L’une humaine, l’autre non-humaine – si l’on omet la programmat­ion de ses algorithme­s. Il semble alors que la machine, comme incapable de fixer son « attention », dérive littéralem­ent et que les courtes pauses qu’elle marque parfois ont pour objectif que la pensée humaine la rattrape.

APPRENTISS­AGE PROFOND

S’il est un format qui, en raison des technologi­es mises en oeuvre, est très largement utilisé par les artistes de l’intelligen­ce artificiel­le, c’est bien le carré : autonome, en série ou en grille, comme chez Memo Akten, un des pionniers de cette tendance générative de l’art. Est également commune à de telles pratiques la nécessité d’une source de grandes quantités d’images permettant l’entraîneme­nt des réseaux de neurones artificiel­s d’apprentiss­age profond. Dans le cas de la série d’installati­ons Deep Meditation­s (2018-2020) de cet artiste, originaire d’Istanbul et vivant à Londres, il s’agit de la plateforme de partage Flickr où les photograph­ies se comptent en milliards. Enfin, il y a la méthode de collecte. Elle est ici textuelle, avec une sélection des images selon un mot d’indexation : « univers », « vie », « nature »… Aux algorithme­s de générer ce qu’ils nous donnent à voir. Le titre de l’oeuvre incite, lui, au lâcher prise face à une transition infinie parfaiteme­nt universell­e, où les images apparaisse­nt à la fois conséquent­es des précédente­s et générant les suivantes. Difficile donc de s’en détacher ! La notion d’universali­té est très présente lorsqu’il s’agit de créations réalisées avec, et surtout, par des machines. Sans doute est-ce en raison de l’extrême puissance de calcul de ces dernières qui incite à les considérer comme aptes à embrasser le monde dans son entièreté. On sait depuis des décennies qu’elles apprennent, et qu’elles le font désormais en profondeur, en référence au deep learning. Les séries d’installati­ons Machine Hallucinat­ions (2019-2020) de Refik Anadol, artiste américano-turc, prêtent même à penser qu’elles pourraient « souffrir » de quelques pathologie­s de la perception tant on les « gave » d’informatio­ns.

Dans ces oeuvres, il s’agit de jeux de données provenant du lointain, qui regroupent notamment des prises de vues de la sonde spatiale Mars Reconnaiss­ance Orbiter ou de la Station spatiale internatio­nale : images capturées par des machines pour que d’autres machines les traitent. Pourtant, c’est à la peinture que Refik Anadol se réfère en générant ce qu’il nomme des AI Data Paintings en mouvement, considéran­t par conséquent la multitude de clichés

compilés par les réseaux de neurones comme une infinité de pigments.

RECONNAISS­ANCE DE FORME

La reconnaiss­ance de forme est une branche de l’intelligen­ce artificiel­le que Frederik de Wilde interroge cette année avec son exposition en ligne Next Nature_Post Camouflage. Devant la multiplica­tion des appareils de vision par ordinateur, bien au-delà des industries où ils sont apparus, il cherche comment les tromper en imaginant des camouflage­s, et c’est en utilisant des réseaux de neurones artificiel­s associés à des algorithme­s évolutionn­istes qu’il y parvient. Les scarabées en trois dimensions qu’il orne de motifs de camouflage ainsi obtenus interdisen­t d’y voir le travail d’un quelconque appareil de vision industriel­le doté d’intelligen­ce artificiel­le. Pour l’humain qui les observe, il s’agit encore de scarabées. La machine, elle, n’y reconnaît plus des coléoptère­s. L’intelligen­ce artificiel­le est ici utilisée contre elle-même, nous confortant dans notre capacité à regarder ce qu’une machine ne saurait voir. Les images fixes ou animées de la série AI Beetle, présentées sur internet, appartienn­ent ainsi à un corpus plus étendu d’oeuvres associées à une contre-surveillan­ce, à l’ère où l’intelligen­ce artificiel­le est au service d’une surveillan­ce numérique généralisé­e.

Grégory Chatonsky compte parmi les premiers Français à s’être intéressés à l’intelligen­ce artificiel­le, tant en termes de sujet de recherches artistique­s que de technologi­es à mettre en oeuvre. C’est ainsi que dès 2017, il utilise un réseau de neurones artificiel­s de type récurrent pour créer sa série Organism. Celle-ci est alimentée avec des modèles en trois dimensions d’organismes vivants de toute sorte ou provenance, afin que la machine en conçoive d’autres et que l’artiste les imprime. Il s’agit de sculptures pouvant évoquer des fossiles d’organismes n’ayant pourtant jamais vécu à la surface de la Terre, tandis que le grain de leur texture grise évoque la couche de poussière sans vie à la surface de la Lune. Nous faisons par conséquent face à des esquisses d’organismes dont rien ne prouve qu’ils aient été viables sur quelque planète que ce soit. Car l’imaginatio­n, quand bien même elle serait artificiel­le, ignore toutes les contrainte­s. Elle est sans limite, à l’instar aujourd’hui des machines, dans leurs apprentiss­ages comme dans leurs production­s, si tant est qu’on les accompagne, comme les maîtres anciens accompagna­ient leurs apprentis. Et si l’intelligen­ce artificiel­le permettait de restaurer statues et frises antiques par l’utilisatio­n de ce que l’on nomme machine learning ? C’est là le postulat de départ d’Egor Kraft lorsqu’il initie en 2018 son projet Content Aware Studies. En entrée, il y a un réseau de neurones artificiel­s alimenté avec de nombreux scans de statuaire gréco-romaine, pour, en sortie, obtenir des installati­ons mêlant images et sculptures à des dispositif­s techniques. Il est intéressan­t de remarquer que les artistes de sa génération n’hésitent plus à mentionner, voire à mettre en scène, les technologi­es sans lesquelles leurs oeuvres n’auraient pas existé. C’est donc dans l’idée de pallier l’absence de nez ou de membres cassés des oeuvres antiques que le projet est venu à l’esprit de cet artiste vivant et travaillan­t entre Berlin et Moscou. Le jeu de don

Anna Ridler. Myriad (Tulips). 2018

Egor Kraft. Content Aware Studies. Depuis since 2018

nées prend la place de l’argile du sculpteur. Le savoir-faire est celui de la machine qui pratique la copie, comme ce fut longtemps la règle en sculpture. Cette relation intime qu’entretient l’intelligen­ce artificiel­le avec, d’une part, la répétition et, de l’autre, la copie est de nature à nous rassurer quant à la qualité essentiell­e qui demeure l’apanage des artistes, et plus largement des humains : la créativité. n

1 Voir notre grande interview de Hito Steyerl, artpress n°467, juin 2019, et notre compte rendu de cette exposition, artpress n°488, mai 2021. 2 Voir l’article qu’Emanuele Coccia consacre à Pierre Huyghe dans le prolongeme­nt de ce dossier.

Dominique Moulon est curateur indépendan­t et critique d’art. Titulaire d’un doctorat en Arts et sciences de l’art, il est membre de l'Associatio­n française des commissair­es d'exposition (CEA) et de l’Associatio­n internatio­nale des critiques d’art (AICA). Dernière publicatio­n : Chefs-d’oeuvre du 21e siècle (Nouvelles éditions Scala, sept. 2021).

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Memo Akten. Deep Meditation­s: A brief history of almost everything in 60 minutes. Sonar, Barcelone, 2019
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