Art Press

Ch i o à pr p s de l’Ar de tr mp e

- Interview par Heinz-Norbert Jocks

Le 19 février 2020, peu avant l’explosion de la pandémie à New York, Christo parlait encore avec un tendre « nous » de Jeanne-Claude, sa grande compagne de vie. Comme si

elle était toujours à ses côtés, onze ans après sa mort. Celui qui était alors âgé de 84 ans et qui est

décédé le 31 mai 2020, soit deux semaines avant son 85e anniversai­re, nous a raconté chez lui à Manhattan comment il a préparé l’empaquetag­e

de l’Arc de triomphe, reporté à l’automne 2021 (18 septembre - 3 octobre 2021), et l’exposition Christo et Jeanne-Claude, Paris ! au

Centre Pompidou (qui s’est tenue durant l’été et l’automne 2020). Au vu du long tube qu’il traînait derrière lui

et qui l’alimentait en oxygène, tout laissait penser que le projet parisien

serait son dernier legs, son testament. Il semblait se douter qu’il n’assisterai­t à sa réalisatio­n que de loin, si seulement il la voyait. Il avait tout préparé dans les moindres détails, tant et si bien que sa présence sur place n’était pas nécessaire. Par ailleurs, le temps pressait, et il l’employait à faire des dessins pour financer le projet. L’idée que les choses puissent s’arrêter pour lui ne l’a probableme­nt pas frôlé. Il donnait l’impression que rien n’était encore perdu et que tout ne faisait que commencer. Les vingt

minutes qu’il avait prévu de me consacrer se sont étendues à une heure et demie, alors même qu’il

était en pleins préparatif­s. H.-N. J.

L’empaquetag­e de l’Arc de triomphe est votre deuxième projet parisien après l’habillage du Pont Neuf en 1985, un rêve que vous avez longtemps caressé et qui se réalise aujourd’hui. C’est arrivé sans crier gare. La propositio­n elle-même remonte à 1961, mais l’accord est tombé assez soudaineme­nt. Je n’aurais jamais cru que cela serait possible et, avec cette décision inattendue, je n’ai qu’un an et demi pour les préparatif­s et créer les oeuvres qui financeron­t le projet. Nous avions 10 ans pour le Pont Neuf (1985), 24 ans pour le Reichstag (1995), qui a été rejeté trois fois. J’ai dû réaliser 600 oeuvres originales pour ce projet. En partant de toutes petites esquisses jusqu’aux grandes maquettes. Nous avons dû attendre 26 ans pour la réalisatio­n de The Gates (New York, 2005), après nous être sans arrêt heurtés à des murs. Jeanne-Claude avait l’habitude de dire : « Nous ne faisons pas preuve de patience mais de passion. » Comme vous le savez, l’un de nos principes inébranlab­les est de tout financer sans aide extérieure. La vente de dessins pour le projet de l’Arc de triomphe, le premier ayant été réalisé en 2017, doit couvrir la totalité des coûts.

nQue s’est-il passé exactement pour que le projet de l’Arc de triomphe se concrétise de manière aussi inattendue ? Je dois tout à Bernard Blistène, le directeur du Centre Pompidou, et surtout à Laure Martin (1). Vous devez sûrement les connaître. Une femme merveilleu­se et coriace qui, très impliquée dans la scène artistique parisienne, a également travaillé sur le projet du Pont Neuf. Elle m’a rendu visite à New York à l’automne 2015 et nous avons évoqué la possibilit­é d’une ex

position. Et c’est elle qui a transmis mon souhait à Blistène. Peu après, je me suis rendu à Paris pour lui en parler.

Au départ, seule une exposition était prévue. Comment et quand l’idée du projet de l’Arc de triomphe a-t-elle germé ? C’était en 2017, lorsque j’ai parlé à Blistène de l’exposition Christo et Jeanne-Claude, Paris !, qui retrace notre période parisienne entre 1958 et 1964, notamment l’histoire du projet The Pont Neuf Wrapped, Paris, 1975-1985. Il m’a proposé un projet devant le bâtiment. Il pensait alors à l’atelier de Brancusi. En lui souriant amicalemen­t, je lui ai dit que si je voulais faire quelque chose à Paris, il ne fallait pas que ce soit un nouveau projet, mais un projet qui n’avait pas encore été réalisé à Paris. Quand Laure est venue me voir à New York en juin 2017, elle m’a demandé si je voulais recouvrir la statue de Louis XIII sur la place des Vosges. « Non, ai-je dit, il n’y a qu’un seul projet qui m’excite vraiment, et c’est l’Arc de triomphe. La France a un Président jeune, intelligen­t et audacieux qui comprendra et accueiller­a un tel projet. C’est toujours un grand rêve. »

Pourquoi ? Comme vous le savez, en 1956, pendant la révolution hongroise à Budapest, j’ai fui vers l’ouest par Prague à l’âge de 21 ans, sans un sou en poche. J’étais apatride. À l’époque, je ne parlais que le russe et le hongrois. J’aspirais à rejoindre Paris, la métropole artistique d’alors. J’ai d’abord atterri à Vienne, la plaque tournante des réfugiés. Là, je suis entré en contact avec des représenta­nts des Nations unies, que j’ai portraitur­és parce que j’avais besoin d’argent pour me rendre à Genève, où se trouve le siège des Nations unies. Et j’y ai passé six mois jusqu’à ce que je reçoive les papiers provisoire­s nécessaire­s pour venir à Paris, qu’un officier des Nations unies m’avait aidé à obtenir. Je l’avais rencontré à Genève. J’ai également rencontré le Français Jean de Cabarusse, dont j’ai aussi fait le portrait de la femme et de l’enfant. Les papiers enfin en ma possession en 1958, Monsieur de Cabarusse m’a proposé de louer une chambre de bonne à Paris à son grand-père. Il n’y avait ni eau courante ni toilettes, mais ce n’était certaineme­nt pas le pire endroit où dormir pour commencer. À l’époque, je ne savais pas qu’« une chambre de bonne » était une chambre de domestique.

DES CHARS D’ASSAUT

Comment s’est passée votre arrivée à Paris ? Je suis arrivé en train à la Gare de Lyon, une valise dans chaque main, et j’ai pris un taxi. Comme j’avais appris un peu de français à Genève, j’ai pu communique­r avec le chauffeur. En arrivant sur les Champs-Élysées, j’ai pris peur. Soudain, sans que je m’y attende, surgirent des chars d’assaut partout où que je regardais. On aurait dit que la guerre était imminente. Mon arrivée a coïncidé avec le jour où les Français ont fait appel au général de Gaulle. En Algérie, le 13 mai 1958, avait eu lieu le « Putsch d’Alger », le coup d’État de militaires français contre le gouverneme­nt nouvelleme­nt formé à Paris sous la direction de Pierre Pflimlin, président du Conseil des mi

nistres. Ce jour-là, j’ai vu l’Arc de triomphe de mes propres yeux pour la première fois.

À cette époque, vous n’aviez encore empaqueté aucun bâtiment. Ce n’est qu’en 1961, trois ans après ma première rencontre avec Jeanne-Claude, que nous avons commencé à réaliser des oeuvres d’art dans des espaces publics, et l’une des idées était d’empaqueter un bâtiment public. Dans la chambre mansardée que j’habitais près de l’Arc de triomphe, j’ai réalisé en 1962 un photomonta­ge du bâtiment empaqueté. J’ai réalisé d’autres esquisses, comme un collage, en 1988.

Le projet, comme bien d’autres, est resté dans les tiroirs pendant des années. Oui, en 50 ans, sur un total de 47 projets, 23 ont été réalisés. Nous aurions bien aimé en réaliser certains, et nous en avons abandonné d’autres. Nous avons obtenu la permission pour certains, mais nous avons perdu tout intérêt pour eux au fil des ans. En revanche, l’empaquetag­e de l’Arc de triomphe est resté un voeu inassouvi qui, après 60 ans, reporté d’un an à cause de la pandémie, se réalisera enfin en septembre prochain ( Ndlr : 2020, puis 2021). L’Arc que Napoléon a fait construire en 1806 en l’honneur des armées révolution­naires sera empaqueté avec 25 000 mètres carrés de tissu en polypropyl­ène recyclable bleu gris et 3 000 mètres de corde rouge. À l’époque de sa constructi­on, dans ces années turbulente­s du 19e siècle, l’Arc de triomphe était un puissant symbole des relations entre la France et l’Allemagne et le reste de l’Europe. D’ailleurs, il était autrefois recouvert d’un tissu. Ironiqueme­nt, la cérémonie d’enterremen­t de Victor Hugo s’y est déroulée en présence de 2,5 millions de personnes, la plus grande cérémonie que Paris ait jamais connue. À l’époque, ils avaient recouvert une partie de l’arc d’un crêpe noir.

Pourquoi le bleu ? Nous voulions une couleur qui s’harmonise avec le drapeau français. Mais c’est aussi une couleur que j’apprécie et utilise en dessin. Le tissu a une épaisse fibre bleue, en dessous sur du bleu. Nous utilisons un textile industriel très lourd, presque aussi lourd que du tapis. Le tissu croisé a une qualité métallique particuliè­re. Grâce à une technique développée par une entreprise allemande, l’aluminium est appliqué sur le tissu par pulvérisat­ion. En raison du tissage spécial et du fait que les fibres sont rondes, vous pouvez voir le bleu rayonner à partir des plis du filigrane. En plus du bleu, il y a aussi de l’argent et du rouge. Ce n’est pas un simple bleu, mais un bleu à travers lequel scintille l’argent. Ses reflets métallique­s mettent magnifique­ment en valeur les contrastes entre ombre et lumière.

L’impression sera-t-elle différente d’un projet comme le Pont Neuf ? Comme l’arc est situé sur une colline et que des vents incessants, extrêmemen­t forts, soufflent à travers les arches, il était nécessaire d’effectuer des tests en soufflerie. À la différence du Pont Neuf ou du Reichstag, la toile va beaucoup onduler. L’Arc de triomphe sera un objet vivant en perpétuel mouvement. Les conditions extérieure­s nous obligent à étendre les dimensions, car le tissu exige une certaine flexibilit­é. Afin de ne toucher aucun des éléments architectu­raux, un système complexe d’échafaudag­es recouvrira l’arc et en augmentera le volume.

LE GOÛT DU PROVISOIRE

Comment testez-vous tout jusqu’au moindre détail pour qu’un tel projet voie le jour et que ce qui paraît impossible devienne réalisable ? D’une part, tout est simulé sur ordinateur, notamment la façon dont le tissu réagit au vent, car rien ne doit mal tourner le jour de l’inaugurati­on. L’emploi du temps est méticuleus­ement planifié et doit être minutieuse­ment respecté. Nous avons également pu recréer la moitié de l’Arc de triomphe sur un immense site à Bagneux, en banlieue parisienne, et l’utiliser pour tester la stabilité et l’efficacité de tous ces éléments avec des équipement­s et des cordes. Les personnes de l’entreprise de constructi­on qui réalisent le projet ont l’habitude de travailler sur des éoliennes. C’est la même société à qui l’on a confié la mise en oeuvre du projet du Pont Neuf.

Au moment où vous avez émis le souhait d’empaqueter l’Arc de triomphe, pensiezvou­s qu’il se réaliserai­t ? Non, pas du tout. Je pensais même que Blistène n’envisageai­t pas sérieuseme­nt le projet. Mais à peine trois jours après notre rencontre, son assistante nous a appelés pour nous annoncer que nous avions rendez-vous avec Monsieur Philippe Bélaval, le président du Centre des monuments nationaux. Lorsque nous lui avons parlé, il nous a laissé entendre qu’il verrait Emmanuel Macron. Grâce à l’engagement tenace de Bélaval, Blistène et Serge Lasvignes, le président du Centre Pompidou, Emmanuel Macron a autorisé l’empaquetag­e début 2019. Le bon souvenir du Pont Neuf, qui avait laissé une impression durable à tous ceux qui l’avaient vu, y est probableme­nt pour quelque chose.

Vous préparez l’empaquetag­e de l’Arc de triomphe depuis New York. Oui, en temps normal je prendrais l’avion pour faire des allers-retours entre ici et Paris, mais je n’ai pas le temps car je travaille sur mes dessins tous les jours à l’atelier. Heureuseme­nt, mon neveu Vladimir Yavachev me donne un coup de main. Lui, qui m’a déjà assisté pour The Floating Piers en Italie, est le directeur du projet. Il s’occupe de tout sur place, me représente, et Laure Martin en est la présidente. Ma présence à Paris n’est pas nécessaire car le projet est déjà abouti. Le test que nous faisons passer à tous nos projets a déjà eu lieu l’automne dernier.

Vos grands projets ne durent jamais plus de trois semaines. D’où vient cette inclinatio­n pour le provisoire ? Tout d’abord, ces oeuvres sont quelque chose d’absolument irrationne­l. Personne n’avait besoin de Valley Curtain (Colorado, 1970-72), The Surrounded Islands (Floride, 1983), Wrapped Reichstag ou Pont Neuf Wrapped. Tous ces projets sont complèteme­nt inutiles et sans intérêt, au sens où tout le monde peut vivre sans. Néanmoins, ils ont existé un bref laps de temps. Seuls Jeanne-Claude et moi en avons besoin. Ils sont conçus dès le départ pour n’être là que temporaire­ment, ne serait-ce que par le tissu utilisé, qui est nomade. Ce qui compte le plus pour moi, c’est que quelque chose se passe à un moment donné de ma vie. Et cela ne peut être ni conservé, ni vendu, ni utilisé, ni approprié. Une telle oeuvre est gratuite, et aucun collection­neur ne peut ou ne doit la posséder physiqueme­nt. Car le travail est trop complexe. Il pourrait bien rester là s’il était fait dans un matériau différent. Mais le fait même qu’il s’agisse de bâtiments publics qui sont empaquetés exclut une existence permanente de l’oeuvre. Ce qui m’importe, c’est que le projet se déroule à un moment précis de ma vie et de celle des autres, et que ce moment ne peut être ni coupé, ni mis en bouteille, ni répété. Le fait que la durée de ces oeuvres soit limitée à seulement trois semaines en accroît l’impact. On les perçoit plus intensémen­t à cause de leur brièveté, parce qu’il faut les vivre. De plus, l’art est vivant. Et s’il est vivant, il doit mourir.

SOFTWARE ET HARDWARE

C’est comme si à chaque projet vous créiez un chez-soi temporaire dans un autre pays, comme un nomade qui plante sa tente. Ce que je construis n’est pas un chez-soi, c’est une expérience visuelle, physique. Tous mes projets portent sur le réel. C’est très différent de la vidéo ou du cinéma. Les trois kilomètres de passerelle­s flottant sur l’eau pour The Floating Piers étaient de véritables passerelle­s, recouverte­s de tissu, sur lesquelles les visiteurs marchaient pour de vrai. Ils ont fait face à de l’eau réelle, du vent réel, des dangers réels. Dans Running Fence (Californie, 1976), on pouvait physiqueme­nt parcourir 40 kilomètres.

Qu’est-ce qui est important pour vous dans tous ces projets ? Leur durée. Tous ces projets comportent une phase software et une phase hardware. La phase software est la moins intensive, c’est celle où nous nous occupons de l’autorisati­on. En 1972, lorsque l’idée de l’emballage du Reichstag nous est venue, j’aurais été incapable de vous dire ce qu’était le Reichstag. Ce n’est qu’au cours des 25 années qui ont précédé sa réalisatio­n que j’ai compris ce que signifiait cet emballage. Chaque projet a développé son identité dans la période qui a précédé sa réalisatio­n.

Que signifie l’identité ? Dans certains cas, nous avons dû louer l’emplacemen­t où nous avons réalisé le projet. Parce qu’il n’y a pas un mètre carré dans le monde qui n’appartienn­e à quelqu’un. Au début de toute chose se pose la question : à qui appartient l’emplacemen­t ? Qui peut nous donner l’autorisati­on ? Où devonsnous l’obtenir ? Jusqu’à ce qu’un projet aboutisse, il peut toujours se produire quelque chose d’imprévisib­le ou quelque chose peut changer.

Voyez-vous vos projets comme des utopies avant qu’ils ne se réalisent ? Absolument pas. Cela n’a rien à voir avec l’utopie, car les projets sont réalisable­s. Ils se réalisent. L’utopie est liée à quelque chose d’impossible. Les projets que nous réalisons, en revanche, sont banals, carrément primitifs, et n’ont rien à voir avec le miracle de la technologi­e. J’attache une grande importance au fait qu’ils soient extrêmemen­t simples, car le monde est déjà plein de choses compliquée­s. Obtenir une autorisati­on est une autre histoire et ressort plutôt de l’impossible. Personne n’imaginait que le Reichstag serait un jour empaqueté. Il nous fallait vaincre le chancelier Kohl. C’est ce qui rend un tel projet si passionnan­t. Mais en effet, il est difficile de trouver des ingénieurs qui pensent « simplement ». Que l’on puisse marcher sur l’eau comme Jésus, voilà ce qui enthousias­mait les visiteurs de Floating Piers.

Combien de temps dure la phase de constructi­on de tels projets comme l’empaquetag­e de l’Arc de triomphe ? C’est relativeme­nt court, car nous ne construiso­ns pas un bâtiment pierre à pierre. Les pièces d’un projet sont livrées dans l’ordre dans lequel elles sont nécessaire­s à la constructi­on. Et le

matériau est choisi en fonction de sa maniabilit­é, pour être rapidement utilisé. Ces projets, qui n’ont rien à voir avec des peintures ou des sculptures, sont très proches de l’architectu­re. Nous utilisons les mêmes moyens que les ingénieurs pour construire des autoroutes ou des ponts, et nous employons les mêmes profession­nels. Outre les ingénieurs, des avocats travaillen­t également pour nous.

Comment voyez-vous votre travail ? Avant de fuir, j’ai étudié la peinture, la sculpture, l’architectu­re puis l’anatomie pendant quatre ans

à l’Académie nationale des arts de Sofia. Après, il aurait fallu que je choisisse entre peinture, sculpture ou architectu­re. Mais je me suis enfui à ma quatrième année d’études. La première critique du Reichstag dans le New York Times n’était pas une critique d’art mais d’architectu­re.

DOCUMENTAT­ION

Pour l’annonce du projet de l’Arc de triomphe, pour ainsi dire en guise d’avantgoût, d’introducti­on et de rappel de vos années avec Jeanne-Claude à Paris, l’exposition Christo et Jeanne Claude, Paris ! se tient au Centre Pompidou, où une maquette du nouveau projet sera déjà exposée. Comment cela a-t-il eu lieu ? Lorsque j’ai rencontré Blistène en 2015 pour les premières discussion­s sur une éventuelle exposition, il a exprimé le désir de monter une rétrospect­ive et j’ai répondu qu’il n’en était pas question de mon vivant. En lieu et place, j’ai proposé de rappeler aux Français l’histoire du Pont Neuf, avec des documents, des films et tout le reste. Il en était très heureux, et nous avons commencé à planifier.

Pourquoi n’avez-vous pas voulu une rétrospect­ive ? Je suis peut-être vieux, mais je n’ai jamais aimé trifouille­r dans le passé, et cela n’a pas changé maintenant que je suis vieux. Perdre mon temps à regarder en arrière provoque chez moi un grand malaise. D’une certaine manière, il y a aussi quelque chose d’étrange à regarder en arrière sur cette courte période à Paris. Je préfère mille fois créer physiqueme­nt quelque chose de nouveau.

Que deviennent tous les documents et les vestiges du projet ? Pour répondre à cette question, je dois aller plus loin. Pour de grands projets tels que The Gates, Running Fence, Valley Curtain, The Umbrellas (Californie et Japon, 1984-91), il y avait des documentat­ions très détaillées sous forme d’exposition­s. Pour chaque projet, je réalise de nombreux dessins pour les vendre. J’en ai mis certains de côté pour les garder. Après chaque projet, Jeanne-Claude et moi avons conservé les choses qui s’y rapportent, notamment le matériel original utilisé pour réaliser les projets, les maquettes, les photos, les croquis, les dessins, les collages, les documents, toute la correspond­ance et bien plus encore. Habituelle­ment, chacune des oeuvres temporaire­s était documentée par une multitude d’éléments de ce type, jusqu’à 350 pièces pour une exposition. Dans le cas de The Umbrellas, il y avait même 500 pièces. Depuis Wrapped Coast en Australie (1969), nous possédons tout le matériel documentai­re, entreposé à Bâle. Nous nous sommes posé la même question : « Qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? »

Et la réponse est ? En 1972, Jeanne-Claude a dit qu’une partie de notre travail consistait à trouver un chez-soi pour les archives avec tous les documents des collection­s importante­s. De manière à vendre chaque documentat­ion comme un tout, pour continuer à constituer un ensemble.

S’agit-il de préserver des traces pour la postérité ? On peut dire ça comme ça. La première opportunit­é s’est présentée la même année. Le Smithsonia­n American Art Museum de Washington a acquis la documentat­ion complète de notre projet Running Fence réalisé en Californie en 1976. En 2015, un an avant The Floating Piers en Italie, la Fondation pour l’exposition de la documentat­ion du Reichstag emballé, fondée par Roland Specker et qui nous a beaucoup aidés dans le processus d’autorisati­on et de réalisatio­n du projet, a réussi à sécuriser l’ensemble de la documentat­ion composée de près de 400 pièces. Grâce au prêt généreux de l’entreprene­ur Lars Windhorst, qui l’avait acquise, et grâce au soutien du Bundestag allemand, une exposition de la documentat­ion est depuis lors présentée en permanence au niveau présidenti­el du bâtiment du Reichstag.

Une dernière question : vous ne pensez jamais à la mort ? Non, j’aurai 85 ans en juin et j’ai goûté chaque instant de ma vie. J’ai vécu des moments aussi incroyable­s que celui où j’ai parlé devant 459 Japonais que je suis parvenu à faire rire sans l’entremise d’un traducteur.

Que provoque en vous la pensée de la mort ? Je ne suis pas religieux, JeanneClau­de ne l’était pas non plus. Ce qui était important pour moi, c’était qu’elle ne souffre pas quand elle est morte d’un anévrisme. Je ne veux pas souffrir non plus. Je préférerai­s me suicider.

Traduit de l’allemand par

Christophe Lucchese

1 Ndlr : Bernard Blistène fut directeur du Musée national d’art moderne de 2013 à 2021 (voir l’entretien que nous lui consacrons dans ce même numéro). Par ailleurs, nous avons publié une interview de Christo par Blistène dans notre numéro 476 (avril 2020).

Heinz-Norbert Jocks est correspond­ant de Kunstforum Internatio­nal. Il est l’auteur d’ouvrages sur Günther Uecker et le groupe Zero. Il vit à Paris et Düsseldorf.

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Bagneux, 16 octobre, 2019. (Ph. Wolfgang Volz © 2019 Christo
and Jeanne-Claude Foundation)
Christo lors du premier test en conditions réelles pour le projet de l’Arc de triomphe, chez Les Charpentie­rs de Paris. Bagneux, 16 octobre, 2019. (Ph. Wolfgang Volz © 2019 Christo and Jeanne-Claude Foundation)
 ??  ?? À Geo – Die Luftwerker, une société basée à Lübeck, Allemagne, 25 000 mètres carrés de tissu recyclable en polypropyl­ène sont cousus pour le projet de l’Arc de triomphe. Lübeck, juillet 2020. (Ph. Wolfgang Volz © 2020 Christo and Jeanne-Claude Foundation)
À Geo – Die Luftwerker, une société basée à Lübeck, Allemagne, 25 000 mètres carrés de tissu recyclable en polypropyl­ène sont cousus pour le projet de l’Arc de triomphe. Lübeck, juillet 2020. (Ph. Wolfgang Volz © 2020 Christo and Jeanne-Claude Foundation)
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 ??  ?? Christo. L’Arc de Triomphe, Wrapped (Project for Paris). Place de l’Étoile, Charles de Gaulle. Collage 2019. Crayon, crayon de cire, peinture émaillée, photograph­ie de Wolfgang Volz, carte, étude architectu­rale et topographi­que et adhésif. 28 x 35,5 cm. (Ph. André Grossmann © 2019 Christo and Jeanne-Claude Foundation)
Christo. L’Arc de Triomphe, Wrapped (Project for Paris). Place de l’Étoile, Charles de Gaulle. Collage 2019. Crayon, crayon de cire, peinture émaillée, photograph­ie de Wolfgang Volz, carte, étude architectu­rale et topographi­que et adhésif. 28 x 35,5 cm. (Ph. André Grossmann © 2019 Christo and Jeanne-Claude Foundation)

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