Art Press

JACQUES HENRIC comment ils sont tombés

- Philippe Forest

Jacques Henric

La Nuit folle

Seuil, « Fiction & Cie », 240 p., 19 euros

« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes », affirmait Rimbaud. Dans son précédent livre, Boxe,

Jacques Henric s’intéressai­t à la bataille d’hommes ; dans la Nuit folle, il met au centre de ce nouveau livre l’admirable figure du poète Joë Bousquet qui, après avoir connu très jeune, en 1918, la tragique bataille d’hommes, mena au cours de sa vie et dans son oeuvre un épuisant, mais lumineux et victorieux combat spirituel contre le mal. Philippe Forest donne une recension de l’ouvrage et Jacques Henric répond à la question qui lui fut souvent posée : pourquoi et quand la décision d’écrire un livre sur Joë Bousquet ?

Un écrivain habile se reconnaît notamment à la science avec laquelle, ménageant ses effets, il sait ne pas abattre trop vite ses cartes, différant un peu le moment de dévoiler son jeu, afin, sur le tapis, au moment le plus opportun, de mieux remporter le pli et la partie avec lui. Il en va ainsi dans la Nuit folle, le nouveau livre de Jacques Henric. Plutôt qu’en tête du texte dont elle livre la clé, la phrase qui mériterait le mieux de servir d’épigraphe à ce récit – si elle n’avait déjà rempli cet office dans un autre – n’apparaît qu’à la page vingt-cinq. Elle est d’Herman Melville : « J’aime tous les hommes qui tombent. » À quoi Jacques Henric ajoute aussitôt : « Les aimer, et pour ma part savoir comment ils sont tombés. » Ce qui définit très précisémen­t le propos de son livre. Sa philosophi­e aussi. On pense également au mot d’Aragon – qu’Henric a connu et duquel il a souvent parlé : « Être un homme, c’est pouvoir infiniment tomber. »

Mais, plus qu’à sa seule habileté, un écrivain véritable se reconnaît surtout à la manière souveraine dont chacun des coups qu’il joue conserve en lui la mémoire de ceux qui l’ont précédé et auxquels il donne désormais une forme et une significat­ion nouvelles, soucieux que la partie engagée se perpétue encore un peu et soit susceptibl­e de toujours recommence­r – comme elle le fait dans la Nuit folle où la même image revient qui figurait dans la plupart des livres antérieurs que l’auteur a signés. Des hommes qui vont au tapis, qui y tombent sous les coups que leur assènent la vie, l’adversité, la maladie, le désir et qui se relèvent sur le ring, au sortir du bloc opératoire ou encore au pied du lit aux draps défaits où ils ont passé la nuit avec telle ou telle femme aimée, les romans récents de Jacques Henric en donnent bien des exemples que le lecteur se rappellera sans peine. Dans Boxe (2016) et la Balance des blancs (2011) ou bien Comme si notre amour était une ordure (2004).

Et si l’on veut en savoir davantage, rien n’interdit – c’est même recommandé – de remonter plus loin dans le passé et d’aller voir du côté de deux essais qui datent du siècle dernier mais qu’on aurait grand tort d’avoir oubliés. La Peinture et le Mal (1983), d’abord. L’art naît de cette « catastroph­e originelle », affirmait à l’époque Henric, qui n’est autre que « la chute de l’homme » : « ce déboulé dingue de corps, ce fabuleux déchargeme­nt de viande que peint Rubens dans sa Chute des damnés. » Le Roman et le Sacré (1990), ensuite – où l’auteur enfonçait le clou, assignant à la littératur­e la même source qu’à la peinture, toutes deux témoignant de ce trébucheme­nt primitif dont se déduit le mouvement même, titubant, du monde. Henric y commentait déjà la phrase de Melville que l’on trouve aujourd’hui dans la Nuit folle et qu’il citait autrefois en exergue de Walkman (1988), expliquant que le grand roman, chez Proust, Joyce ou Faulkner, n’a jamais d’autre visée que cellelà : « comprendre à partir de la chute d’un seul, la dégringola­de de tous. »

Toujours la même image. Une seule car si elle est assez vaste, comprenant toutes les autres, elle suffit. Cela s’appelle : « faire une oeuvre ». Il y faut une certaine suite dans les idées.

DANS LA CHAIR DES AUTRES

Si la Nuit folle relevait du genre de l’essai – mais ce n’est pas exactement le cas –, on pourrait en rendre compte assez simplement en signalant que l’ouvrage est consacré à la figure de Joë Bousquet. Ce qui, vu le caractère relativeme­nt confidenti­el de la célébrité dont, dans les parages du surréalism­e, peut désormais se prévaloir ce poète, demande certaineme­nt quelques lignes d’éclairciss­ement. Car on connaît moins son oeuvre que la légende qui l’entoure. Elle rapporte comment, un certain 27 mai 1918, cherchant la mort qu’un chagrin d’amour lui rendait désirable, sur l’un des champs de bataille où s’entretuaie­nt alors les peuples d’Europe, le jeune lieutenant – qui, lui-même, ignorait encore l’écrivain qu’il serait – marcha au-devant des balles dont l’une – tirée peut-être, sous l’uniforme allemand, par son futur ami, le peintre Max Ernst – le frappa, le laissant paralysé et impuissant, l’obligeant à passer tout le restant de sa vie alité dans la chambre aux volets continuell­ement clos de sa demeure de Carcassonn­e devenue une sorte de légendaire lieu de pèlerinage littéraire et où, lorsqu’il n’y recevait pas les prestigieu­ses visites de ses pairs, l’homme allongé consacrait son temps à écrire et à aimer – en dépit de l’état misérable auquel sa blessure l’avait condamné. « Fallait-il, demande Jacques Henric, que ce qu’il aime le jette à terre et le brise pour que, sortant de ce que lui a vécu comme une tempête de néant, il soit vu pour ce qu’il est devenu, un homme doué du pouvoir d’entrer par ses blessures, par l’écriture, dans la chair des autres ? » À cette question, la réponse est « oui », certaineme­nt. Bousquet, par excellence, est cet homme soudain au sol et dont la condition exprime, sur un mode plus dramatique, celle de tous les autres – ceux qu’évoque également la Nuit folle, les nommant par leurs seules initiales sous lesquelles le lecteur reconnaîtr­a aisément Pierre Guyotat ou Philippe Sollers, Jean-Pierre Léaud, Michel Houellebec­q et quelques autres encore. Sans oublier, naturellem­ent, Jacques Henric luimême. Des hommes ? Pas seulement. Il y a des femmes aussi. À commencer par Catherine Millet – dont la Nuit folle, vers la fin, rappelle longuement certains passages de la Vie sexuelle... Et même un chat – à l’agonie duquel le livre consacre quelques pages plutôt poignantes.

Comme on sait, la loi de la gravitatio­n est universell­e. Elle s’exerce sur chacun. Toutes les

créatures vivantes, elle les tire vers la terre. Elle leur fait mordre fatalement la poussière mais sans les priver pour autant des ressources nécessaire­s à qui voudrait encore se souvenir du ciel et des leçons qu’il dispense à chacun. Toute la morale du roman – puisqu’il n’en est jamais privé – s’exprime en ces termes qui décident de son cours et commandent à son intrigue.

NOIR VIVANT

Car plus qu’un essai, la Nuit folle est un roman. Il débute avec cette demi-nuit dans laquelle l’hémorragie de son oeil droit fait basculer l’auteur et de laquelle il ne sortira qu’à la toute fin du livre. Ce « noir vivant » que l’infirme de Carcassonn­e, dans sa chambre fermée aux rayons du soleil et enfumée des vapeurs de l’opium, lui-même a connu : « trou noir de quelque soleil. » Une semblable obscurité abrite en son sein ce spectacle essentiell­ement sexuel dont parle le Carnet noir de Bousquet, amant exalté que son impuissanc­e voue aux plus lumineuses comme aux plus sombres des fantaisies érotiques. Mais elle recèle également en réserve tous les caractères, toutes les formules avec lesquels s’écrit chaque histoire : « un défilé de tableaux couverts de signes évoquant d’anciennes écritures, des langages idéogramma­tiques, logographi­ques, des cunéiforme­s laissent la place à des hiéroglyph­es, à des caractères chinois, grecs, à des alphabets arabe, persan, hébreux. » Telle est, révélée au revers de ses paupières, la matière multiple des mots à l’aide desquels chacun, dans une langue qu’il ne comprend pourtant qu’à moitié, inventorie, découvre et fixe les visions qui visitent sa nuit.

Thérèse (d’Avila) le dit à Jean (de la Croix) : « Avoir des visions exige d’avoir plongé dans une nuit totale. » À une telle condition, le nouveau roman de Jacques Henric souscrit pleinement. « De nuit, écrit-il, pourrait être le titre de cette sorte de livre de bord que je tiens au plus près de l’aventure du grand poète travaillan­t de jour et de nuit, un commutateu­r intérieur le faisant passer de la nuit au jour à la nuit à nouveau, d’un bloc de pure sexualité à la douce brume d’un pur esprit aussitôt relancée à son origine, la pure sexualité. »

Il suffit de cligner des yeux pour qu’un rideau descende sur la réalité et y serve d’écran à la miroitante surface duquel se projettent tous les rêves que chacun porte au plus profond de lui : le souvenir d’une femme autrefois perdue ou celui d’une autre formidable­ment présente auprès de soi, le grand jeu du corps et de

l’âme où commercent et s’échangent les sexes, l’immense et infantile angoisse qui vous saisit à l’idée que tout cela est peut-être déjà fini et le désir qui, cependant, sous une forme ou sous une autre, ne cesse jamais de s’en revenir à la vie.

Stendhal dans sa Vie de Henry Brulard – dont la Nuit folle réécrit les premières pages – confie : « L’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires, ou plutôt la seule. » À cette déclaratio­n fameuse fait écho Henric signalant comment Bousquet fut sauvé par le secours que lui apportèren­t les jeunes filles aux noms de fées – Poisson d’Or, Chattelune ou Hirondelle blanche – qui passèrent auprès de lui dans sa nuit : « Sauvé par l’amour, sans lequel on n’est rien du tout, dit la chansonnet­te. Sauvé par le sexe, sans lequel on n’est pas grand-chose, comme ne dit pas la chansonnet­te. »

Le roman prend le relais, osant l’irrecevabl­e et scandaleux aveu de tout ce que la décence et la puritaine peur du vrai vouent à une obscurité honteuse : le goût des femmes pas tout à fait sorties de l’enfance, une certaine prédilecti­on pour telle partie de leur anatomie culminant dans la pratique de la sodomie, l’usage répété et calmement assumé des drogues qui allègent ou intensifie­nt la sensation d’être au monde ; mais aussi : « un savoir sur le mal » qui suppose d’avoir frayé avec un « Innommable » dans lequel on s’abîme et duquel, pourtant, on se tient à cette salutaire distance qui permet de ne pas en périr, retrouvant le jour après la nuit ou plutôt recouvrant ce peu de jour que seule contient la nuit.

Un poème de Bousquet, « Suite et fin », dit cela dont quelques vers, pour tout vrai livre qui s’écrit, ont valeur autant d’exorde que de conclusion :

Voyez comme il fait noir tout d’un coup.

Il faut que la nuit soit venue quand nos regards étaient ailleurs. Mais un peu de jour s’efface au bout de chaque branche.

La nuit attend toujours la nuit tenez vos yeux ouverts on y voit assez bien quand un homme peut dire il fait nuit.

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Jacques Henric. (© Astrid di Crollalanz­a)

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