Art Press

Pourquoi et quand ?

- Jacques Henric

« Je compte infiniment sur de beaux hasards et ma capacité à leur sauter aux cheveux. » Victor Segalen

Quand j’évoquais auprès d’amis le projet de ce livre, la Nuit folle, c’est la question qui m’était aussitôt posée, pourquoi et quand la décision d’écrire un livre sur Joë Bousquet ? Il pouvait sembler bizarre, en effet, étant inapte à écrire sur la poésie, que je place en son centre la figure d’un écrivain à qui je donne le qualificat­if de grand poète (bien que son oeuvre soit pour l’essentiel en prose). Pourquoi Joë Bousqet ? 1) Sans doute parce que j’ai eu l’intuition qu’il me conduirait à relire d’autres grands poètes de la nuit : Dante, Hölderlin, Novalis, Nerval, Swift, Artaud, Daumal, Celan… ; 2) parce que Joë Bousquet ne me semblait pas avoir sa juste place auprès des écrivains et artistes de son temps qui l’admiraient et le célébraien­t : Paulhan, Gide, Valéry, Aragon, Éluard, Bataille, Simone Weil, Max Ernst, Bellmer, Chagall… ; 3) parce que j’ai toujours été fasciné par la biographie de cet homme, son existence hors normes, son énergie de vie insensée et l’impression­nante puissance de sa création littéraire, cela en dépit de sa paralysie, de son impuissanc­e sexuelle et de son état de grabataire ; 4) parce qu’il est l’auteur d’une des plus belles correspond­ances amoureuses de l’histoire de la littératur­e française ; 5) parce que j’ai vécu quarante ans après lui la même expérience que lui (dans son cas aux conséquenc­es tragiques) : le désespoir de ne plus recevoir les lettres de la femme aimée, pour lui, Marthe, « l’âme de sa jeunesse », pour moi, Monique S., mon prof de lettres qui fit découvrir à l’élève que j’étais les folles nuits du sexe, les sombres territoire­s de la passion amoureuse, et l’oeuvre de Bousquet ; 6) parce que, l’examinateu­r devant qui j’ai passé l’oral philo du bac, Jean Marcenac, un poète, ami d’Éluard et Aragon, qui deviendra plus tard un de mes « camarades » au sein de la presse communiste, fut un proche ami du grand poète pendant l’occupation nazie (la chambre où a été alité Bousquet pendant vingt ans était le Q.G. des résistants de la région de Carcassonn­e) et parce que c’est à Marcenac que l’amant jaloux confia la tâche de veiller sur une de ses très jeunes et très précieuses « passagères de la nuit » ; 7) parce que j’ai appris que l’historien d’art Pierre Cabanne, que Catherine et moi rencontrio­ns lors de nos étés dans le Roussillon, fut lui aussi un intime de Joë Bousquet à qui il fit connaître la jeune femme qui deviendrai­t sa dernière amante ; 8) parce qu’il y eut pour moi, une fois encore, une improbable rencontre, en vérité une apparition : au terme d’un colloque sur Artaud à Rodez, j’ai vu s’avancer vers moi une très vieille dame qui, après avoir eu quelques mots polis sur mon interventi­on, se présenta ainsi : « Je suis Poisson d’Or. » Stupéfacti­on. Avoir face à moi, sa main dans la mienne, la destinatai­re des admirables Lettres à Poisson d’Or, celle à qui Joë Bousquet écrivait, quand j’étais, moi, un bébé de deux ans : « Ma chérie, ma vie n’est que le soutien d’une pensée où tu es tout. » (elle s’appelait Germaine, elle était la fée blonde aimée) ; 9) enfin, parce qu’il est un lieu, le village de La Franqui, commune de Leucate (sur lequel s’ouvre et se clôt la Nuit folle) où est né Henry de Monfreid, où Gauguin visitait le père du baroudeur et où Joë Bousquet, avant de se reclure dans la nuit de sa cellulebou­doir de Carcassonn­e, passait ses étés dans la villa familiale, la villa Madeleine, et parce que depuis des années, dans cette modeste station balnéaire, avant de gagner la plage, nous nous assurions, Catherine et moi, en une sorte d’acte propitiato­ire, qu’elle était toujours là, la villa, intacte, habitée par de nouveaux propriétai­res, mais portant toujours à son fronton le nom, La Madeleine. Quant à la question : quand ? quand ai-je pris la décision de me lancer dans l’écriture de ce livre auquel je pensais depuis deux ans ? Un jour de décembre 2015, lorsque j’ai pu pénétrer dans la mythique chambre du 53 rue de Verdun à Carcassonn­e, dans ce minuscule espace où se pressèrent les plus célèbres romanciers, poètes et artistes de la première moitié du siècle passé, et où vécut, souffrit, écrivit, aima, mourut un écrivain admiré. Philippe Forest conclue ainsi, en citant Bousquet, sa très belle recension de la Nuit folle : « La nuit attend toujours la nuit tenez vos yeux ouverts on y voit assez bien quand un homme peut dire il fait nuit. » Homère dit du solaire et lumineux Apollon, qu’il est « pareil à la nuit ». Pareil à la nuit, plongé dans la nuit, et solaire à la fois fut Jacques Lusseyran, grand résistant, qu’un accident scolaire, à l’âge de sept ans et demi, rendit aveugle à vie. Titre de son grand récit : Et la lumière fut. Jacques Lusseyran a sa place auprès de Joë Bousquet et des grands poètes de la nuit.

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Joë Bousquet. (© Gabriel Sarraute. Coll. Centre Joë Bousquet et son temps, Carcassonn­e)

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