Art Press

KARINE MIERMONT une amitie a la Fabrique

- Jacques Henric

Karine Miermont

Marabout de Roche

L’Atelier contempora­in, 176 p., 20 euros

Ne pas confondre la Fabrique de la rue de Reuilly, née à la fin des années 1970 à Paris (le bâtiment de briques datait de la fin du 19e siècle), avec la Fabrique (la Factory) de New York, née une quinzaine d’années avant, dont Warhol disait que c’était l’endroit « où on entre anonyme et d’où on sort superstar ». Ce n’est pas le cas de celle de Reuilly, où les entrants n’étaient certes pas des « superstars », pas non plus, et loin de là, des anonymes. Notamment Denis Roche, auquel Karine Miermont consacre un livre dont le titre Marabout de Roche indique à quelle logique (« de fil en aiguille ») obéit sa progressio­n. Outre ses primorésid­ents, on y croisait Jean Genet, Michel Leiris, Pierre Klossowski, Jacques Rivette, Michel Piccoli, Alain Cuny, Joseph Beuys, César, Gilbert Lély, Marco Ferreri, Jean-Pierre Léaud. Ajoutez quelques ministres, de droite, du centre et de gauche.

Karine Miermont et son mari Matthieu de Lesseux arrivent en 1996 à la Fabrique. Karine est donc une voisine de Denis Roche. Ils deviennent bientôt amis. Amis, oui, mais, précise-telle, pas comme « larrons en foire ». Il s’agit d’une amitié « à distance, en douce, pas frontale, pas démonstrat­ive ». Les rencontres dans la cour de la Fabrique sont l’occasion d’échanges entre la jeune femme, qui nourrit l’ambition d’écrire, et l’écrivain, auteur d’une oeuvre considérab­le, au surplus éditeur au Seuil. De quoi parlent-ils ? De littératur­e ? Denis Roche refroidit la nouvelle venue, avide d’en savoir plus sur les livres de son voisin et sur ses goûts littéraire­s. Une fois, en lui disant « J’espère que tu ne lis pas que de la littératur­e » ; une seconde fois, quand elle lui fait part de ses projets d’écriture, en lui annonçant, pour le rassurer, « j’ai des idées », et qu’elle s’attire cette objection de Denis : on n’écrit pas avec des idées mais avec une « blessure », une « nécessaire souffrance ».

TOUJOURS VIVANT

Karine Miermont en fera bientôt l’expérience en relatant dans un livre poignant la longue agonie de son chat. Denis Roche et son épouse Françoise Peyrot aidèrent en 2014 à la publicatio­n de l’Année du chat aux éditions du Seuil. A-t-elle, dans son livre suivant, passé outre à la mise en garde de Denis Roche, et notamment son allusion à Céline qui aimait à répéter qu’un écrivain devait se risquer à « mettre sa peau sur la table » ? Le roman Grâce l’intrépide (2018) n’est pas pris par le Seuil et paraît chez un autre éditeur, Gallimard. Dans une rare et allusive confidence, elle laisse pourtant entendre qu’elle a connu au cours de sa vie des moments de grande souffrance, ces blessures par lesquelles, selon Georges Bataille, on communique, ce qui constitue la substance radioactiv­e de la littératur­e. La compréhens­ion, fine, sensible, profonde souvent, que Karine Miermont manifeste de l’oeuvre de son voisin et ami Denis, annonce assurément, une fois autocensur­es et interdits (ennemis mortels de la littératur­e) vaincus, qu’elle saura transmuer les moments sombres de sa vie en un livre lumineux.

Après la mort de Denis Roche en 2015, Karine Miermont habitée par ses textes, ne peut qu’imaginer un monde où son voisin et ami serait toujours vivant. « Les jours se succéderai­ent, il y aurait des pensées, des faits, des gestes, des mots écrits, ce serait à la fois prosaïque et lyrique, rapide et essentiel, lent et fulgurant, jamais convenu, jamais facile et pourtant ni alambiqué ni savant. Juste beau. Très. »

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