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MARTÍN SÁNCHEZ reel sous contrainte­s

- Pablo Martín Sánchez

L’Anarchiste qui s’appelait comme moi Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu Zulma / La Contre Allée, 608 p., 23,90 euros

Membre de l’Oulipo, Pablo Martín Sánchez revient sur la vie de son homonyme, un anarchiste espagnol condamné à mort en 1924.

Trois choses suffisent à définir un individu, explique Pablo Martín Sánchez dans Diario de un viejo cabezota [Journal d’un vieil entêté], son dernier livre (1) : un nom, un lieu et une date de naissance. Pablo Martín Sánchez, né le 18 mars 1977 à Reus : amateur de contrainte­s littéraire­s – il est devenu en 2014 le premier et, à ce jour, unique membre espagnol de l’Oulipo –, l’auteur a tiré de ces données rudimentai­res le projet d’une trilogie romanesque dont le premier volume, l’Anarchiste qui s’appelait comme moi (2012), est récemment paru en français – après un recueil de nouvelles, Frictions (2) et le deuxième volume de la même trilogie, l’Instant décisif (3).

« Pablo Martín Sánchez » : bonne pioche. Scrollant sur Google, l’écrivain découvre, parmi « un cocktail de surfeurs, de joueurs d’échecs » ou de chauffards, un anarchiste qui s’appelle, donc, comme lui, condamné à mort en 1924 pour avoir participé à une tentative quelque peu foireuse d’invasion de l’Espagne, alors sous la dictature du général Miguel Primo de Rivera, par une troupe de révolution­naires exilés à Paris. Les résultats de son enquête dépassent toute espérance : fils d’un inspecteur des écoles qui le trimbale dans l’Espagne misérable du début du 20e siècle, Pablo Martín Sánchez assiste à l’une des premières séances du cinématogr­aphe à Madrid, survit par miracle à un duel (son adversaire a visé le coeur mais Pablo a le coeur à droite, du moins anatomique­ment), traverse le monde bigarré des militants, des communauté­s et des journaux anarchiste­s espagnols des deux côtés des Pyrénées. À Paris, il travaille comme typographe dans l’imprimerie de Sébastien Faure. Arrêté après la calamiteus­e expédition de 1924, il se défenestre sur le chemin qui le conduit au garrot – à moins qu’il ne soit parvenu à s’enfuir et n’ait survécu incognito dans un village de l’Ariège, ou, selon un dictionnai­re anarchiste de référence, un camarade lui aurait rendu visite à la fin des années 1930. De cette matière, Martín Sánchez tire un livre hybride, à mi-chemin entre le roman et le récit historique. La compositio­n de l’Anarchiste qui s’appelait comme moi reflète cette double inspiratio­n. Les chapitres numérotés en chiffres arabes retracent, jour après jour, voire heure à heure, la succession des événements qui ont conduit son homonyme à s’enrôler dans le projet d’expédition en Espagne, jusqu’à sa condamnati­on à mort. Fût-il augmenté de traits romanesque­s, chaque épisode s’appuie sur des sources précises et commence par une citation en exergue, extraite d’un document historique. Parmi ces sources, trois écrivains jouent des coudes à l’avant-scène de l’exil : Vicente Blasco Ibáñez, Miguel de Unamuno et José Ortega y Gasset. En regard, les chapitres numérotés en chiffres romains reconstitu­ent la biographie picaresque de Pablo depuis sa naissance, tels que la lui a rapportée sa nièce nonagénair­e au cours d’entrevues mensuelles dans une maison de retraite du pays basque. À mesure que le cours des deux récits se rapproche, l’étau se resserre, écrasant peu à peu Pablo entre les mâchoires de l’histoire « avec sa grande hache ».

BIZARRERIE LATENTE

Les contrainte­s oulipienne­s sont peu apparentes – moins, par exemple, que dans Diario de un viejo cabezota, où le nombre de pages que contient chaque chapitre (et écrites, autant que possible, en temps réel par l’auteur) correspond par exemple à la succession des décimales du nombre π, dont la mémorisati­on est un sujet récurrent du roman. Comme dans tous les livres de Martín Sánchez, leur seule présence suffit néanmoins à produire un effet de bizarrerie latente à la limite du remplissag­e, de métadiscou­rs parasitair­e et désinvolte à la Jean Échenoz et qui, comme chez ce dernier, tourne souvent à la franche cocasserie, quand ce n’est pas au récit de blague. (Toujours dans le Diario : on demande à Leopoldo María Panero pourquoi il n’a pas connu d’histoires d’amour à vingt ans, comme tout le monde – le poète répond : « Parce qu’à l’époque j’étais enfermé à l’asile de Reus, où les débiles mentaux me taillaient des pipes en échange d’un paquet de cigarettes. »)

Comme chez Georges Perec (sans doute l’inspiratio­n la plus directe de Martín Sánchez), ces dispositif­s secondent une méditation de fond sur l’histoire, mettant au jour les racines peu apparentes d’un présent aux contours labiles, et les rejets qu’elles lanceront peutêtre dans le futur. Le tableau que, sans pathos aucun, l’Anarchiste qui s’appelait comme moi dresse de l’Espagne du début du 20e siècle, rappelle ainsi au lecteur que, contrairem­ent à la lecture idéologisa­nte désormais de mise, la guerre civile espagnole n’oppose pas avant tout gauche et droite, nationalis­tes et républicai­ns, mais, comme dans la Birmanie actuelle, un peuple affamé et asservi à une élite défendant ses privilèges ; tandis que, comme le montre subtilemen­t l’Instant décisif, l’Espagne contempora­ine s’ancre dans la violence et dans les renoncemen­ts de la Transition démocratiq­ue. Outre sa productivi­té, telle est peut-être, en effet, une conséquenc­e thématique essentiell­e de la contrainte littéraire qu’en désarmant la subjectivi­té de l’auteur, en se désintéres­sant de son « sale petit secret », son exercice faisait naturellem­ent remonter le réel.

Laurent Perez

1 La traduction française de Diario de un viejo cabezota paraîtra chez les mêmes éditeurs début 2023. 2 2011, trad. fr. J.-M. Saint-Lu, La Contre Allée, 2016. 3 2016, trad. fr. J.-M. Saint-Lu, La Contre Allée, 2017.

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Pablo Martín Sánchez

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