Art Press

ZOÉ VALDÉS le rêve des muses

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Zoé Valdés

Les Muses ne dorment pas

Stock, « Ma nuit au musée », 219 p., 19,50 euros

«Toute bonne histoire se raconte presque toujours à travers une fenêtre et les yeux clos. Que l’on remplace la fenêtre par un tableau, et le voyage – forcément imaginaire – devient alors, probableme­nt, une aventure onirique, un rêve écrit. » Dans les Muses ne dorment pas, c’est à travers les peintures, réelles ou imaginées, du musée Thyssen-Bornemisza à Madrid, que Zoé Valdés voyage dans « l’autre monde », un monde chimérique peuplé de fantômes, de souvenirs, de doute et de désir, où la réalité et le fantasme s’entrelacen­t, où le présent et le passé se mêlent. Oui, c’est ça, un espace flou où la frontière entre les regardeurs – les peintres et les visiteurs – et la regardée – la muse – s’efface, et où le cadre autour de la toile ressemble à une fenêtre s’ouvrant sur un ailleurs, à la fois vers le dedans et le dehors. « Mais au lieu de fuir à travers un tableau, elle s’était échappée des paysages réels vers ces paysages peints. » Ce sont Pierre Bonnard et Balthus, et leur relation respective avec leurs modèles, qui donnent l’impulsion et l’audacieux cadrage de la narration. Si les deux artistes sont les « pierres angulaires » du roman, l’auteure cubaine s’inspire de leurs égéries, ces femmes aux destins tragiques, ces « maîtresses abandonnée­s », pour leur tirer, à son tour, le portrait. S’alignant sur le réalisme magique de l’Amérique latine, Valdés se fonde sur des événements réels et tisse son récit autour, si bien que le réel et la fiction s’enroulent, s’emmêlent, deviennent indénouabl­es. L’art est ainsi altéré par la vie, et la vie par l’art. Un procédé qui rappelle le « vécu oblique » de José Lezama Lima ; ou encore : la manière de créer de Bonnard qui, peignant peu sur le motif et presque toujours d’après ses souvenirs, transfigur­ait et recréait poétiqueme­nt le réel. L’auteure transpose cette technique picturale à la littératur­e.

En 2019, le musée Thyssen-Bornemisza consacre une exposition temporaire à Balthus. C’est le scandale : l’artiste fait poser de trop jeunes modèles. Polémique simpliste. En effet, si Balthus a de la femme juvénile l’image d’une certaine perversité faussement innocente, elle est avant tout une créature toute puissante et insaisissa­ble. Dans la première partie du livre, l’écrivaine cubaine s’inspire de cet épisode, et part de son chef-d’oeuvre monumental, Passage du Commerce-Saint-André, réalisé entre 1952 et 1954, pour établir une liaison entre une jeune modèle imaginaire et le peintre. La fascinatio­n est réciproque. De l’inspiratri­ce ou du créateur, qui a la sensualité et qui a le pouvoir ? Ces pages abondent de références aux oeuvres de Balthus, et notamment sa Grande compositio­n au corbeau. «Tu signaleras de ta main droite quelque chose en haut, un coin du plafond, comme si tu voyais le corbeau de Poe. » Mais, figé audessus de la fille allongée dans une position de pantin articulé, l’oiseau noir ne présagerai­t-il pas les destins douloureux et énigmatiqu­es des muses ?

Dans la deuxième partie, Valdés réécrit l’histoire de l’égérie de Bonnard, Renée Monchaty. Renée a existé, elle aimait le peintre, ils furent amants. Quand l’artiste choisit d’épouser Marthe, son modèle de prédilecti­on, en 1925, elle se suicide de désespoir amoureux. « Il découvrit son amante plongée dans l’eau de la baignoire, couverte de pétales de roses jaunes. » Cette disparitio­n est le point de départ d’une mise en scène imaginée par Valdés et peinte par Bonnard : le Suicide, une version revisitée de ses Nu dans le bain.

Felix Macherez

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