GERMAIN VIATTE l’art vs son administration
Germain Viatte
L’Envers de la médaille. Mondrian, Dubuffet, les pouvoirs publics et l’opinion
L’Atelier contemporain, 424 p., 25 euros
Conservateur de musée, Germain Viatte revient, avec Mondrian et Dubuffet, sur deux rendez-vous manqués qui en disent long sur les relations entre l’artiste et l’institution en France au 20e siècle.
Germain Viatte a, entre autres, participé à la création du Centre Pompidou avant d’y diriger le Musée national d’art moderne de 1992 à 1997, il a mis en place la Direction des musées de Marseille, conduit le projet du musée du Quai Branly. Il a agi tout en demeurant une personnalité plutôt discrète. Il publie maintenant un livre, l’Envers de la médaille, dont le sous-titre annonce beaucoup : Mondrian, Dubuffet, les pouvoirs publics et l’opinion, et, qu’on me passe l’expression, ça décoiffe. Le livre est la réunion de deux textes, restés longtemps, dit-il, dans ses tiroirs. Certains lecteurs savent peut-être ou se souviennent qu’en 1977, le Musée national d’art moderne, à peine installé dans les tuyauteries de « Beaubourg », fut entaché d’une salle affaire : il faillit ( faillit) acheter trois faux tableaux de Mondrian. Indignations ! Moqueries ! Germain Viatte se trouvait au coeur de l’imbroglio. A-t-il eu envie, près d’un demi-siècle plus tard, de « vider son sac » ? Pas du tout. Le récit de l’affaire est fait avec tact, surtout, il est le prétexte d’une réflexion beaucoup plus large. Simultanément, on lit : une évocation de la vie de Mondrian à Paris et notamment de ses relations avec celui qui deviendra le grand spécialiste de son oeuvre, Michel Seuphor ; un roman policier où une mystérieuse Mme Verde promène le conservateur de salons d’hôtels internationaux en hall d’aéroport, lui posant parfois des lapins, et où le conservateur devenu limier va sonner à la porte d’un minable appartement de banlieue prétendument occupé par la veuve d’un grand collectionneur ; une étude très informée de l’Administration qu’on appelait « des Beaux-Arts ». En fait, l’affaire sert de révélateur de l’incroyable lourdeur administrative et de l’esprit obtus de certains de ses exécutants avec lesquels une jeune génération de conservateurs, à laquelle appartint l’auteur, eut alors à se dépatouiller. Rappel de l’ambiance parisienne dans les années 1960 : pour Bernard Dorival, conservateur au Musée d’art moderne de Paris, « Mondrian confond pureté avec antisepsie, rigueur avec nettoyage par le vide ». Pour certains critiques, l’abstraction est un art « allemand ». Quand Denise René propose en 1967 un Mondrian à l’État pour la somme de 750 000 francs, sa proposition est jugée « malhonnête ».
AVEUGLEMENTS
Viatte analyse les raisons de l’aveuglement d’une commission d’achat qui comptait pourtant des personnalités de premier plan. La première raison était que les tableaux avaient été authentifiés et chaudement recommandés par Seuphor lui-même, qui d’ailleurs s’entêta jusqu’au procès, et au-delà ! La seconde, et principale, était qu’il y avait urgence à compléter la représentation du peintre dans les collections qui ne comprenaient alors qu’une seule composition. L’occasion était trop belle. L’oeuvre avait déjà largement pénétré les musées et le marché américains. Or, celui qui avait tant désiré vivre en France n’avait vécu que quatre ans à New York après vingt-et-un passés à Paris ! Aussi, lorsque Germain Viatte demande à Pontus Hulten, directeur du musée, une mission aux Pays-Bas afin d’enquêter sur les tableaux, Hulten refuse de peur que leur projet d’achat ébruité ne soulève une concurrence. La priorité absolue est de boucher les trous du paquebot arrimé sur la Plateau Beaubourg et attaqué de toutes parts. Enfin, la mission est accordée, et Viatte perd le sommeil. Il a vite compris.
Si le rendez-vous a été dans un premier temps manqué entre les institutions françaises et Mondrian, cela est dû à la résistance d’une grande partie du milieu professionnel à sa peinture. Le cas Dubuffet est différent. C’est la personnalité du peintre qui surtout fait obstacle. Au lendemain de la guerre, Jean Cassou est directeur du Musée national d’art moderne. Il n’est certainement pas hostile à la peinture de Dubuffet, mais comment ce Compagnon de la Libération aurait-il pu s’entendre avec un artiste dont personne n’ignorait le pacifisme et l’antisémitisme ? Les connaissances de Viatte sont très précises et il s’appuie sur de nombreuses citations de correspondances, de mémoires, qui révèlent que Dubuffet savait à quoi s’en tenir concernant l’Administration évoquée ci-dessus (bien qu’il y comptât de nombreuses relations), que ses critiques visaient juste, mais qu’il tenait aussi beaucoup à son statut de marginal ! Quand il juge que les musées sont dirigés par « des personnes trop spécialisées dans les arts plastiques et insuffisamment informées des autres activités de l’esprit », il n’a sans doute pas tort, et quand on sait comment l’État mégotait sur le prix des oeuvres qu’il achetait, on comprend qu’il ait pu parler de « goujateries administratives ». Mais, quand, invité à participer à de grandes expositions, il refuse systématiquement, y compris à ceux qui soutiennent le mieux son travail, ainsi à François Mathey qui le sollicite pour l’exposition 72/72, puis Germain Viatte pour Paris-Paris en 1981, au Centre Pompidou, c’est, il faut le dire, sa mégalomanie qui est en cause. Ses « ouvrages, prétend-il, produits à l’écart des circuits culturels, n’ont pas leur place en un organisme voué aux promotions culturelles » !
Viatte est un chroniqueur, ou portraitiste, qui ne néglige ni les paradoxes, ni les contradictions, ainsi rappelle-t-il avec quel enthousiasme Dubuffet soutint le projet d’un centre d’art contemporain enfin dévolu aux artistes vivants, projet qui deviendra le Cnac, qui lui-même préfigurera pour partie le musée du Centre Pompidou…
« Les temps ont changé », constate évidemment l’auteur dans sa conclusion, tout en s’interrogeant sur la capacité de l’institution, aujourd’hui, « bousculée par ses succès… obsédée par la “rentabilité” des scores de fréquentations », de rester attentive à « des artistes par définition très isolés ».
Catherine Millet