Pierre Huyghe, la pensée comme métastase Thought as a Metastasis
After UUmwelt de Pierre Huyghe est présentée jusqu’au 31
octobre 2021 dans la Grande Halle de la fondation LUMA à Arles. Il était on ne peut plus naturel qu’Emanuele Coccia, auteur de la Vie des plantes, une métaphysique du mélange (2016), s’intéresse à l’artiste et analyse cette oeuvre en l’inscrivant dans un parcours qui tend à la création de
« sites d’existence consciente ».
L’espace est sombre. Sur cinq écrans, les formes semblent se poursuivre comme si elles voulaient s’effondrer l’une dans l’autre. Elles ressemblent aux images qui peuplent nos esprits juste avant de nous endormir, ou à des rêves accélérés. Elles donnent à voir le monde dans sa texture la plus disparate. Lorsqu’on s’attarde et observe ces écrans et leur danse de métamorphoses, on peut deviner les silhouettes de différentes entités biologiques, d’oeuvres d’art, d’outils préhistoriques. Mais aucune d’elles ne semble vouloir représenter ces objets : chaque image est en fuite, comme si elle était occupée à transformer la chenille de celle qui la précède en papillon de celle qui la suivra. On n’est pas tant face à une série d’images que face à cinq grands laboratoires d’une imagination débridée, libérée de tout but, comme si elle avait décidé d’exister à l’état gazeux pour être ouverte au plus grand nombre de formes. Ces laboratoires dessinent cinq cosmologies qui, plutôt que de se présenter sous la forme ordonnée d’un traité, déploient les cinq vies parallèles du cosmos ou, pour mieux le dire, ses cinq courants de conscience simultanés. Ce n’est pas la mise en scène de cinq observateurs humains : c’est la conscience de la matière du monde elle-même, qui coule comme une rivière, ou un ruisseau, dans un flux qui semble ne plus pouvoir s’arrêter.
IMAGES MENTALES
Ces cinq écrans trônent dans un espace industriel du Parc des Ateliers de la fondation LUMA à Arles, espace qui a vu naître des locomotives pendant plus qu’un siècle. Là où on essayait de construire des machines pour libérer les corps des êtres humains de tout attachement à un lieu, Pierre Huyghe a installé des machines qui permettent à la pensée de se libérer de toute relation avec les sujets qui l’hébergeaient, en lui prêtant la vitesse de la lumière. Il s’agit, en effet, d’images mentales ayant appartenu autrefois à un sujet humain auquel on avait demandé de se concentrer sur tel ou tel objet du monde. Un scanner d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle a ausculté ces pensées et un réseau de neurones profond est en train de les reproduire. Dans leur usage traditionnel, ces dispositifs servent à ramener la matière de la pensée à la forme de subjectivité la plus précise et performante qui soit. Sous l’acronyme IA, un programme à la fois vaste et contradictoire a essayé de développer des formes supérieures de contrôle rationnel du réel. Il s’agissait d’imiter les processus de calcul et de raisonnement humains, de les affiner, de les radicaliser pour rendre des sujets non humains capables d’accomplir les tâches de gouvernance les plus complexes.
CONTAGION DE LA PENSÉE
La cybernétique, en effet, n’a jamais été seulement le projet d’extension de la pensée humaine aux machines ou aux artefacts – ce qui l’a toutefois rendue l’un des réservoirs les plus puissants d’une forme toute occidentale d’animisme radicalement moderne, contre tout ce qu’une certaine anthropologie continue à répéter, et, pour les mêmes raisons, l’a aussi transformée en un domaine souvent fréquenté par l’art. Le projet cybernétique partait en réalité du présupposé, plus que discutable, qu’animer un artefact signifierait lui prêter non pas la pensée, mais cet ensemble de capacités qui permettent à un sujet de supprimer tout hasard et toute contingence de sa vie – littéralement de la gouverner. C’est pour cela que ce qui prétendait être la science de la pensée a pu prendre comme nom le mot grec qui désigne le pilote des bateaux, et donc l’action de la pensée qui vise exclusivement à gouverner et à diriger.
Dans l’oeuvre de Huyghe, au contraire, les machines imitent la pensée des humains mais pour mieux exposer la vie des images à la contingence et aux rencontres fortuites avec d’autres réalités. L’art s’empare de la technique pour libérer la pensée de toute forme de gouvernement et de subjectivité. Ainsi, grâce à ces dispositifs, la conscience humaine sort de la chambre imperméable et opaque du cerveau et se déploie en plein air, dans des
corps non anatomiques mais aussi non cybernétiques – impossible à prévoir, à diriger, à gouverner. La conscience cesse d’être humaine et commence à circuler de corps en corps, sans trop se soucier si le corps dans lequel elle transite est vivant ou non. Ainsi, la machine n’est-elle plus un doublon amélioré d’un sujet qui s’affirme contre les autres, mais un « volant d’inertie » qui permet d’exposer les formes de la pensée aux rencontres hasardeuses les plus différentes. La contagion de la pensée – qui se diffuse dans tout ce qu’elle rencontre – suit un double mouvement. Il s’agit d’un côté de rendre ces images sensibles à ce qui les entoure, de leur permettre de percevoir le monde ambiant. Les cinq courants de conscience qui travaillent simultanément et parallèlement ont donc été rendus sensibles aux visages de visiteurs, à la vie des fourmis qui se promènent à l’intérieur de cet espace, aux bactéries, aux variations atmosphériques. Leur vie est aussi rythmée par un incubateur de cellules cancéreuses qui héberge des lignes cellulaires éternelles, du même type que celles présentes dans tout laboratoire de la planète et qui doivent leur nom à la femme afro-américaine Henriette Lack, d’où elles proviennent. Mais l’inverse aussi est vrai : le monde ambiant a été rendu capable de percevoir ces images mentales et de modifier sa vie en fonction de leur présence. C’est grâce à cette perception ambiante, d’ailleurs, que ces images mentales ont pu migrer dans un autre médium d’existence, à l’intérieur d’artefacts construits en matière biologique et synthétique qui réagissent aussi aux variations climatiques et environnementales. L’ensemble produit est ainsi constitué par la seule continuité perceptive de tous les éléments présents : l’espace lui-même devient le résultat de cette perception diffuse qui anime la moindre portion de matière. À l’inverse, immergée dans ce milieu, la pensée cesse d’être la faculté de représentation du monde, pour devenir ce qui permet à toute forme d’être affectée et, donc, modifiée, transformée par toute autre forme. Si l’art doit animer la matière en lui prêtant de la pensée, ce n’est plus pour l’immuniser contre le changement et le hasard, mais pour intensifier la possibilité que tout, à l’intérieur d’un espace, soit affecté par tout et donc unifié par cette sensation qui traverse les corps sans se soucier de la différence de leur nature.
L’EXPOSITION COMME ATELIER
After UUmwelt est le couronnement d’un parcours qui, commencé par The Host and the Cloud en 2009-10, a été marqué par l’exposition UUmwelt présentée en 2018-19 à la Serpentine Gallery, où l’artiste avait utilisé pour la première fois le dispositif de « libération » des images mentales. En se détachant de l’idée
traditionnel d’un objet construit qui serait fabriqué par l’artiste et exposé, Huyghe a commencé à imaginer l’exposition elle-même comme un atelier qui fabriquerait l’oeuvre à percevoir esthétiquement. Il s’agissait d’un double court-circuit : entre l’objet et l’exposition – c’est-à-dire entre la réalité perçue et le médium qui le rend percevable –, mais aussi entre l’exposition et le processus d’engendrement de l’oeuvre – c’est-à-dire entre perception et création. The Host and the Cloud essayait d’accomplir ce double « saut mortel » grâce, d’une part, à un fin protocole d’actions, tiré principalement du roman Locus Solus (1914) de Raymond Roussel, confiées à des acteurs-performeurs et, d’autre part, à l’insertion d’animaux, biologiques et virtuels. Avec le temps, une double intuition s’est installée. D’un côté, Huyghe comprend que si l’exposition doit héberger des vivants pour arriver à coïncider avec le processus de création, comme dans Umwelt (2011) où des exemplaires de fourmis de l’espèce Polyrhachis dives sont libérés en galerie, c’est parce que l’exposition elle-même est une entité vivante. « L’exposition en tant qu’entité vivante, dit-il en conversant avec Hans-Ulrich Obrist, est quelque chose qui pourrait évoluer, être sensible, être malade [...]. Quelque chose de proche d’un animisme matérialiste (1). »
DOUBLE INTUITION
Sur un autre plan, il devient clair que si l’exposition est un être vivant, un spécimen de ce que nous appelons vie, alors la vie n’est pas une entité biologique mais un fait originairement esthétique. C’est à cause de la capacité de percevoir et d’être perçu qu’une portion de matière commence à vivre, indifféremment de sa nature, indifféremment du fait qu’elle soit un animal, une plante ou un artefact. Et si la perception, ou la conscience, est la propriété la plus universelle de la vie, c’est parce qu’elle permet à tout objet d’en rencontrer d’autres, et d’être influencé par eux sans détermination. C’est grâce à la perception, en effet, que quelque chose peut ouvrir sa vie à un nombre infini d’accidents. Et l’accident est ce qui permet à « quelque chose de fuir d’un système de rétroaction et déclencher un épicycle », une exception. La perception est, de ce point de vue, ce qui arrache la matière à un destin préétabli et l’ouvre à un jeu imprévisible, et l’exposition devient « un quasi-sujet, une entité aux modes d’existence inconnus, constituée de matière avec une conscience ».
À partir de cette double intuition, Huyghe avait élaboré ses deux projets successifs présentés
After UUmwelt. 2021. Fondation LUMA, Arles. Réseau de neurones contradictoire génératif, écrans, son, capteurs, cellules cancéreuses humaines (HeLa), incubateur, odeurs, abeilles, fourmis, mycelium, terre, pigment. (UUmwelt. 2018. Coll. LUMA / Maja Hoffmann). (Ph. Ola Rindal) en Allemagne, Untilled (2012) à la Documenta de Cassel et After ALife Ahead (2017) au Skulptur Projekte Münster. Dans les deux cas, l’exposition impliquait un ensemble complexe d’êtres vivants (une tortue, des abeilles, des fourmis, des bactéries) et d’artefacts, provenant souvent d’autres oeuvres d’art (une sculpture de Max Weber, un banc de Dominique Gonzalez-Forster) ou des hybrides (un reste des 7 000 chênes plantés par Joseph Beuys, un chien avec une patte colorée en rose fluo). Et pourtant, ces « orchestres » semblaient toujours reposer sur une compréhension encore trop « naturaliste » de cette vie dont l’exposition est l’incarnation la plus intense.
SITES D’EXISTENCE CONSCIENTE C’est pour cette raison qu’on a pu, à tort, rapprocher l’art de Huyghe de la vague d’art écologique qui traverse la planète. Huyghe lui-même a admis que ces projets représentaient un premier stade, et qu’il aurait fallu un pas de plus : « Donner à une entité des droits propres, une personnalité artificielle, non pas sous la forme d’une altérité anthropomorphique comme Prométhée, Frankenstein ou un androïde […], mais plutôt comme un site d’existence consciente. » After UUmwelt fait de l’art la technique divinatoire de construction de ces sites d’existence consciente qui rassemble dans son sein les éléments les plus divers du réel pour les libérer. En tant que tel, une exposition est à la fois le contraire d’un écosystème et l’opposé du paysage. Le terme écosystème, que nous considérons souvent comme non problématique, est en réalité le fruit d’une violente polémique qui explosa au début du 20e siècle quand il s’est agi de comprendre la vie collective des êtres vivants qui partagent un même territoire. Le terme, introduit en 1935 par le botaniste britannique Arthur Tansley dans un article qui fit date (2), voulait signifier le fait qu’un ensemble d’êtres vivants suit une évolution prévisible et prédéterminée en fonction des interactions des sujets qui composent la communauté mais surtout de l’action de facteurs inorganiques, tel que l’humidité, le pH du sol, la lumière, etc. En effet, comme l’écrit Tansley, « dans un écosystème, les organismes et les facteurs inorganiques sont des composantes qui se trouvent en équilibre dynamique relativement stable ». Au fond, la notion d’écosystème sert à penser tout membre de la communauté comme exclu et protégé de tout accident et, donc, de toute contingence. Une exposition, en tant que site d’existence consciente, doit ouvrir à tout élément la voie aux accidents, en lui ouvrant la porte de la perception.
La tentative de penser l’environnement audelà de l’idée même d’écosystème est d’ailleurs manifeste dans la déclinaison ultérieure du concept d’« Umwelt » dans les trois oeuvres ( Umwelt, UUmwelt et After UUmwelt). Dans la première, en libérant des êtres vivants dans la galerie, il s’agissait de penser l’oeuvre d’art comme l’environnement privilégié vivant – comme pour souligner que notre monde a une texture esthétique et non biologique –, dans la deuxième oeuvre, il s’agissait de reconnaître à cet environnement une capacité de penser ; à Arles, l’environnement devient non seulement un sujet sensible mais aussi la force qui fait circuler la pensée comme une métastase qui ne cesse de s’incorporer et de s’excorporer fugitivement dans tous les corps présents.
C’est pour une raison similaire qu’entre les mains de Huyghe, l’exposition est la construction d’un anti-paysage. Tout paysage, en effet, n’est que la prise en otage d’un ensemble d’êtres vivants afin de rendre possible l’illusion d’une contemplation sensible de la totalité de la nature, censée être impossible dans la modernité en raison du développement de la science et de l’industrie. Les pins, les bouquetins, les chevreuils ne sont pas les membres d’un ensemble vital, ils sont les éléments d’un trompe-l’oeil, d’un tableau vivant qui doit suggérer l’idée d’un non-humain qui vit en harmonie perpétuelle. En mélangeant des machines conscientes, des animaux et des artefacts, After UUmwelt ne veut pas suggérer l’immersion dans la nature. L’oeuvre au Parc des Ateliers de la fondation LUMA semble, au contraire, démontrer que la vie n’a rien à faire avec ce que nous avons appelé nature. C’est pour cette raison que sa science coïncide avec l’art.
1 Pour toutes les citations, sauf mention contraire, Pierre Huyghe at the Serpentine, Natalia Grabowska, Melissa Larner et Rebecca Lewin (dir.), Verlag der Buchhandlung Walther König, 2019. 2 Arthur G. Tansley, «The use and abuse of vegetational concepts and terms », Ecology 16, 1935.
Emanuele Coccia est philosophe. Il vient de publier Philosophie de la maison (Payot & Rivages). Il est également l’auteur de Métamorphoses (2020) et la Vie des plantes, une métaphysique du mélange (2016).
Pierre Huyghe
Né en born in 1962 à in Paris
Vit et travaille à lives and works in New York Expositions personnelles récentes (sélection) Recent solo shows:
2022 Title TBC, Kistefos Museum, Jevnaker (Norvège) 2021 After UUmwelt, Fondation LUMA, Arles
2018 UUmwelt, Serpentine Gallery, Londres
2015 The Roof Garden, Metropolitan Museum, New York 2012-14 Rétrospective Centre Pompidou, Paris, Ludwig Museum, Cologne, Los Angeles County Museum of Art Expositions collectives récentes (sélection)
Recent group shows:
2020 Cindy Sherman, Fondation Louis Vuitton, Paris ; Possédé·e·s, Mo.Co, Montpellier
2019 Préhistoire, une énigme moderne,
Centre Pompidou, Paris
2018 Art in the Age of the Internet, ICA Boston
2017 Skulptur Projekte Münster